Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Daniel Arasse
Daniel Arasse se propose de déconstruire les préjugés tissés autour d’un sujet inouï : la mise à mort pendant l’ère de la Terreur en France. Sans vouloir réhabiliter la guillotine jacobine, il se donne pour tâche de comprendre la réputation et la répulsion qui entourent ce dispositif technique et politique : « son abject prestige ». Instrument terrifiant pour les contemporains, la machine à décapiter a été en fait conçue par un médecin français pour des raisons « humanitaires » : abréger les souffrances des condamnés à mort et rendre la peine moins humiliante. Pour l’auteur, la guillotine devient un prétexte d’histoire des mentalités et il s’intéresse également aux représentations artistiques de ce dispositif.
Comment expliquer la fascination et la terreur qu’inspire depuis plusieurs siècles la machine à décapiter ? Innovation troublante, elle a transformé les représentations de la mort construites pendant l’Ancien Régime et jusqu’à sa construction effective. Avant que cette machine révolutionnaire ne soit inventée et imposée en place par un certain Guillotin, la peine de mort était inséparable d’une souffrance prolongée et dégradante.
Fille des Lumières, la guillotine banalise la mort « douce » : c’est ainsi que l’on appelait la décapitation, « privilège » réservé avant la Révolution française aux condamnés de haute extraction. Comment est-ce que cette mort « douce » est parvenue à se démocratiser ? Et comment a-t-elle transformé le théâtre macabre organisé autour l’échafaud et les rôles de ses principaux acteurs ?
Selon Arasse, a posteriori, la trajectoire et la carrière médicale et sociale de Joseph-Ignace Guillotin s’exprime parfaitement dans une proposition formulée à la fin de l’année 1789 par « laquelle il léguera, malgré lui, son nom à l’Histoire ». Membre de la Compagnie de Jésus depuis 1756, Guillotin a quitté les pères en 1763 pour étudier la médecine et, en 1770, il est nommé docteur à Paris. En 1788, alors âgé de cinquante ans, c’était déjà un personnage important de la capitale, statut qui lui permet de proposer au roi un document intitulé « Pétition des citoyens domiciliés à Paris », dans lequel il réclame le droit du tiers état d’avoir un nombre de députés au moins égal à celui des deux autres ordres (le clergé et la noblesse).
À la suite de cette pétition, il est nommé l’année suivante député du tiers état, ci qui lui donne l’occasion de prononcer un discours par lequel il recommande à l’Assemblée constituante de réformer le système pénal de l’Ancien Régime. Ce discours du 10 octobre 1789 inclut notamment un projet de loi en six articles qui soutenait la suppression des discriminations liées au « rang et à l’état du coupable » au sujet de la peine de mort. Guillotin proposait également l’utilisation d’un seul supplice, quelle que soit la nature du délit dont l’accusé sera rendu coupable et dans tous les cas où la loi prononcera la peine de mort : le criminel sera décapité par l’effet d’une « simple mécanique ».
Selon Arasse, avec ce projet de loi, il souhaite l’humanisation « philosophique » de la justice, même s’il ne va pas jusqu’à l’abolition de la peine de mort. Cette idée a été défendue avec passion un peu plus tard, en 1791, par l’une des principales figures de la Révolution française : l’homme politique, Maximilien de Robespierre. Les propositions égalitaires de Guillotin ont séduit les membres de l’Assemblée constituante et certaines phrases de ce fameux discours resteront associées pour toujours avec leur auteur, même si elles peuvent paraître choquantes à l’ère contemporaine, telle celle-ci : « Avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un clin d’œil, et vous ne souffrez point ». Convaincus par les idées de Guillotin, les législateurs ont adopté ce principe en octobre 1791 et la machine à décapiter a été de plus en plus souvent employée dans les années suivantes, pour ne cesser qu’en 1977, date de la dernière décapitation en France. La guillotine a été mise au point en 1792 par le docteur Antoine Louis, qui a proposé l’ébauche technique d’une version plus efficace de la machine, munie d’une lame oblique.
Les premiers noms de cet instrument faisaient allusion à son concepteur (« louisette » ou « louison »), mais ils ont été rapidement remplacés par le nom qui perdure jusqu’à nos jours, la « guillotine ». Cette initiative a gêné Guillotin durant toute sa vie, car il se retrouvait associé à une image de la Terreur et à un instrument de mise à mort, alors que la raison de sa proposition soutenue devant l’Assemblée était menée par des principes humanitaires.
Même si Guillotin a prêté involontairement son nom à la machine à décapiter, l’histoire de cet instrument associé avec l’ère de la Terreur en France a commencé bien avant la Révolution de 1789. En fait, cette machine de mise à mort n’est même pas une invention française, car son existence est attestée un peu partout en Europe plusieurs siècles avant le projet de loi de Guillotin. Par contre, elle a été employée systématiquement, programmatiquement et sur une large échelle pour la première fois en France, à l’ère de la Terreur.
L’implication des médecins dans la conception de la guillotine suggère la possibilité d’une mort douce, une volonté de supprimer la vie des criminels avec précision, sans souffrance, même si la société française ne pouvait pas encore se dispenser de punir de mort certains accusés.
Un tel projet humanitaire obtint du succès parmi les législateurs parce que les Lumières étaient déjà en train de reconsidérer les techniques anciennes de torture : la perspective des corps déchirés, brûlés, démembrés scrupuleusement et avec beaucoup de patience leur semblait de plus en plus inacceptable. Les instruments le plus souvent employés pour ces tortures terrifiantes devaient être remplacés par une machine capable de tuer rapidement et efficacement. À la souffrance physique épouvantable du supplice qui se prolongeait d’habitude pendant des heures ou des jours entiers s’ajoutait également un fort côté humiliant. Par exemple, le gibet et la roue étaient considérés comme des machines honteuses pour les victimes elles-mêmes, mais aussi pour leurs familles, qui risquaient de voir leur réputation entachée sur plusieurs générations.
La foule assistait patiemment et parfois sadiquement au spectacle sanglant de la longue agonie du criminel parce que, selon la philosophie de l’époque, la torture prolongée pouvait enlever les racines du péché et faire renaître spirituellement le condamné. Le supplice prolongé offrirait la possibilité du salut éternel : mourir en martyr augmentait sensiblement les chances d’une vie heureuse après la mort du corps. Le rejet de la torture lente comportait aussi une deuxième signification : désormais les juristes ne pouvaient plus accepter ni la philosophie de la purification morale de l’individu par châtiment prolongé, ni cette vision rudimentaire et barbare de la punition qui connectait étrangement le législateur, le prêtre, le roi, le bourreau et le criminel. Encore une fois, les projets des législateurs laissaient apercevoir l’influence de la philosophie des Lumières, notamment le triomphe de la raison contre l’obscurantisme.
Malgré le mépris qui se répandait rapidement parmi les législateurs à l’égard des techniques barbares de torture justifiées partiellement par des superstitions religieuses, l’exécution du roi a réinvesti soudainement le supplice d’une aura de sacralité. En fait, selon Arasse, la Révolution a fondé sa légitimité par le sang du roi Louis XVI, car juger et condamner à mort un tyran avait quelque chose de solennel et de religieux. La décapitation du roi a fonctionné comme un spectacle « baptismal » auquel faisait référence désormais chaque nouvelle exécution publique.
Ainsi, le scénario et les décors de ce parricide collectif ont été remis en scène symboliquement au cours de plusieurs siècles. Sur l’échafaud, les gestes des bourreaux devaient se reproduire presque à l’identique, faisant référence au régicide plus ou moins subtilement. Par ailleurs, ces rituels comportaient aussi un deuxième sens : le châtiment se mécanisait jusqu’au point de garantir le caractère immanquable de l’exécution, ce qui requérait également un dispositif mécanique capable de produire une mort instantanée. La mise en scène de la mort se composait désormais de deux moments, à savoir l’avant et celui l’après, car l’acte en lui-même devenait presque invisible, grâce à la rapidité de la guillotine.
Lorsque, en 1792, le docteur Antoine Louis, secrétaire de l’Académie de chirurgie, a été sollicité par l’Assemblée pour donner son avis sur un procédé qui pouvait assurer « un mode de décollation » rapide et sûr, il a admis que l’on ne pouvait plus faire confiance à la dextérité du bourreau. À l’ère de l’Ancien Régime, lorsque la décapitation se faisait à l’épée ou à la hache, le bourreau pouvait hésiter au dernier moment ou ne pas frapper suffisamment fort, ce qui l’obligeait à répéter plusieurs fois le coup ou même à « finir » le condamné au couteau. Avec ce changement de paradigme, l’élément central du théâtre de la décapitation c’était désormais la guillotine, censée faire preuve d’une régularité mécanique. Le bourreau devient un personnage moins important, relégué dans l’ombre de la machine à décapiter, dont il est le simple déclencheur.
Progressivement, la perception de la société française à l’égard du bourreau change aussi : jadis considéré comme un être rudimentaire, capable de faire usage d’une violence barbare, l’analyse de la correspondance privée de plusieurs citoyens français à l’ère de la Terreur met en lumière un profil moins terrifiant, qui ressemble de plus en plus à celui d’un fonctionnaire quelconque. Par exemple, il arrive parfois qu’il soit désigné « le pauvre bourreau », parce qu’il a dû se confronter à beaucoup d’incidents imprévus le jour de l’exécution, tel une guillotine qui ne fonctionne pas bien, des condamnés qui n’obéissent pas, des articles vestimentaires qui rendent la décapitation plus difficile (des cols, des bonnets, etc).
Avant Arasse, Michel Foucault avait déjà montré comment l’ancienne logique de la torture a été remplacée par une nouvelle conception de la peine capitale : « La souffrance physique, la douleur du corps lui-même ne sont plus les éléments constituants de la peine. Le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus » .
Ainsi la pénalité devient presque « incorporelle », car elle vise la privation des droits de la personne, plutôt que la torture du corps. Dans ce changement de perspective, la guillotine est présentée comme le « plus doux des moyens mortifères », selon l’expression des frères Goncourt .
La proposition de Guillotin a fait histoire notamment parce qu’elle a déclenché une nouvelle vision de la fin de vie : sa machine était aussi politique parce qu’elle pouvait assurer une forme d’égalité des citoyens devant la mort. Désormais, tout condamné à mort aurait la tête coupée et ressentirait la souffrance la plus courte possible lors de cette peine, démocratisation qui transforma la guillotine en un objet de culte : par exemple, elle était souvent désignée, à l’ère de la Terreur, « la Sainte Guillotine ». Instrument d’égalisation sociale et d’humanisation du châtiment, elle bouleverse une longue histoire très discriminatoire au sujet de la mise à mort.
Pendant des siècles, seulement certains privilégiés, nés dans des familles prestigieuses ou aisées, pouvaient bénéficier d’une peine de mort douce. Ce n’est pas un hasard, - constate Arasse, si la guillotine a été utilisée sur une large échelle seulement à partir de la Révolution, car elle était le signe d’un changement profond des mentalités. Les idées qui ont mené à la création de la République et à la démocratisation progressive de la société française ont changé également la vision de la mort. Ce dispositif reste néanmoins très ambigu et protéiforme du point de vue symbolique. Initialement conçue pour apaiser les derniers moments d’un condamné, la guillotine devient un outil politique, une machine à gouverner, employée dans le but manifeste de forger une nouvelle conscience publique. Dans l’obsession de produire un certain type de société utopique, de plus en plus de citoyens sont décapités publiquement, pour des raisons souvent insuffisamment articulées.
Chaque personne guillotinée était censée consolider les valeurs et la cohérence du peuple, imaginé comme un organisme homogène au sein duquel les éléments vicieux ou impurs devaient être éliminés. Le rôle de ce châtiment utilisé compulsivement à l’ère de la Terreur commença à être remis en question à partir du moment où la communauté se sentit menacée par la propagation des maladies graves à cause des flaques de sang de dimensions considérables qui entouraient en permanence les places d’exécution.
L’analyse de l’introduction et des fonctions multiples de la guillotine devient un prétexte pour brosser une radiographie de la société française, bouleversée par les changements produits après la Révolution. La machine à décapitation forge une nouvelle vision de la mort, mais également un nouveau projet communautaire, fortement idéalisé.
Le peuple est désormais souverain, mais pour qu’il soit fort il doit rejeter efficacement tous les éléments menaçants ou qui risqueraient de tâcher la morale publique. Suivant cette logique, la peine de mort devait être rapide et démocratique et avoir une précision chirurgicale. Il n’était plus nécessaire de torturer le corps du condamné, il suffisait de priver l’individu de ses droits par un geste court et définitif, philosophie qui rendait indispensable l’utilisation d’un instrument comme la guillotine.
Ouvrage captivant, grâce à son sujet inédit, « La guillotine et l’imaginaire de la Terreur » ressemble sur certains points à un livre de vulgarisation, qui survole avec légèreté et élégance plusieurs disciplines sans exercer pour autant une méthode scientifique très rigoureuse. La guillotine se transforme pour l’auteur en un objet de digression philosophique, mais l’argumentation avance parfois sur des pistes d’analyse prometteuses pour se perdre ensuite dans une évocation d’anecdotes sans doute intéressantes, mais au risque de décevoir un lecteur plus amateur de débats axiologiques.
Par exemple, le changement de vision de la mort produit par l’utilisation sur une large échelle de cet instrument aurait pu bénéficier d’un regard plus approfondi. L’analyse des bouleversements sociaux associés à cette nouvelle méthode de mise à mort aurait pu également reposer sur des sources d’archives plus nombreuses. L’ouvrage emploie notamment des sources secondaires, une littérature développée plus tard autour de la démocratisation de la machine à décapiter, mais elle n’étudie pas assez de sources primaires (documents judiciaires de l’époque, textes de loi, témoignages etc). Enfin, pour certains lecteurs habitués aux livres d’histoire de l’art signés par Arasse, il pourrait paraître surprenant le fait qu’il a consacré uniquement une dizaine de pages aux représentations artistiques de la guillotine, alors que sa finesse d’esprit donne sa pleine mesure notamment dans les interprétations nuancées et originales des peintures.
Ouvrage recensé – La guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987, Coll. « Champs histoire ».
Du même auteur– Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.– Le Sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997. – On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000.
Autres pistes– Michel Foucault, Surveiller et punir, Editions Gallimard, Paris, 1975.– Edmond et Jean de Goncourt, Histoire de la société française pendant la Révolution, Dentu, Paris, 1854.