Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Daniel Arasse
Daniel Arasse nous fait découvrir, à travers un ouvrage richement illustré, des dimensions méconnues de la peinture classique européenne. L’attention portée au détail interroge d’une façon originale à la fois le travail créateur et la contemplation des œuvres engagée par leurs spectateurs. L’analyse du détail arrive à troubler les catégories classiques de l’histoire de l’art et incite le public à regarder les tableaux d’une manière moins conventionnelle. L’auteur montre les vertus du regard rapproché, qui risque toutefois de paraître insolent, selon des normes qui imposaient jadis une distance raisonnable devant l’œuvre d’art.
Longtemps, les spectateurs se sont contentés de s’arrêter sagement à une certaine distance prescrite devant les tableaux. Selon les spécialistes des époques révolues, la jouissance esthétique ne pouvait pas se produire en regardant l’œuvre de près, car cette proximité rendait inaccessible la vision d’ensemble. De plus, les traces du travail du peintre devenaient visibles, or celles-ci étaient considérées aussi inesthétiques que dépourvues d’intérêt.
Un artiste talentueux devait cacher l’effort déployé pour réaliser une œuvre et un bon spectateur devait se tenir suffisamment loin du tableau pour qu’il puisse éprouver une sensation de « réel » devant l’œuvre. Mais cet écart ne nous ferait-il pas perdre de vue des aspects essentiels d’une peinture ? Et si on découvrait que de nombreux peintres ont inséré des signes subtils dans leurs tableaux, des clins d’œil accessibles uniquement à quelques initiés qui en jouissent secrètement ?
Inspiré par les ouvrages de Barthes et Louis Marin, Arasse distingue deux types de joies esthétiques que le spectateur pourrait éprouver devant un tableau figuratif, en fonction de la distance qui le sépare de celui-ci : plaisir de loin, jouissance de près. De loin, on peut remarquer l’harmonie de l’œuvre et ses significations, donc on est en mesure de juger son ensemble, alors que de près on arrive à isoler certains détails, tout en apprenant à les goûter. L’intérêt de l’auteur se concentre sur la deuxième situation, expliquant ce choix en partie par l’ambiguïté de son objet, car le thème du détail a été traité de façon très variée dans l’histoire de l’art.
Arasse souligne l’importance du contexte ayant favorisé l’attention grandissante accordée au détail par les artistes : aux XIVe et XVe siècles, quand la peinture de dévotion avait pris une ampleur inédite, il fallait insister sur le pathétique de l’image par le recours à certains éléments, telles les marques physiques de souffrance de Jésus. Ainsi, certaines parties corporelles (les plaies, les larmes, etc.) se transformaient en objets de vénération et la peinture était censée d’attirer l’attention du dévot sur ces aspects. L’art religieux prend souvent la forme du fétichisme dévotionnel, comme dans le cas de l’œuvre « La plaie du Christ (enluminure dans Bréviaire de la Bonne de Luxembourg, 1345), où une plaie est détachée du contexte et doit être contemplée comme symbole du corps souffrant de Jésus.
Au XVIe siècle, en Italie, l’agglomération de détails était très appréciée par les commanditaires car cela permettait de mettre en valeur le luxe : bijoux chers, étoffes précieuses, accessoires inédites, meubles de qualité, animaux de compagnie rares, etc. Au XVIe et XVIIe siècles, les peintres devaient retenir seulement un nombre réduit d’éléments sur la toile et ils étaient évalués selon leur capacité de les illustrer correctement mais aussi sur la pertinence de la sélection. Le détail bien rendu était tellement important au XVIIe siècle, que les peintres collaboraient souvent lors de l’exécution d’un tableau : un artiste réalisait la tête d’un personnage, un autre les mains ou les plis des vêtements. Rubens et Brueghel de Velours, par exemple, travaillaient au sein des ateliers collectifs.
Une certaine exagération de la quête décorative a produit de la confusion et du mécontentement dans la sphère artistique européenne du XVIIIe siècle, mais le détail gardera sa place d’honneur et sera retenu par le réalisme académique du XIXe siècle, grâce aux effets de « réel » qu’il pouvait produire. La mode du détail réaliste devient tellement répandue qu’elle banalise la peinture d’histoire et la rétrograde au niveau de la peinture de genre. L’auteur arrête son analyse au XIXe siècle, car son objet d’étude est la peinture européenne classique, d’imitation.
Un élément qui fait partie d’une figure, d’un objet ou d’un ensemble est, selon, Arasse, un détail-particolare. Par exemple, les rides d’un visage, le blanc des yeux, les sourcils, etc. sont autant de détails. En réalisant un détail-particolare, le peintre ne s’amuse pas avec des significations subtiles et cachées du grand public, au contraire, il essaie de l’intégrer harmonieusement dans l’économie du tableau, sans lui permettre de faire écart dans l’image. En même temps, en réalisant un particolare, les artistes ont souvent tenté de respecter soigneusement certaines conventions de représentation, en fonction de l’époque, des tendances et aussi de la demande du commanditaire.
L’historien de l’art distingue un deuxième type de détail, qui surgit par l’implication active d’un sujet qui « fait le détail » - que ce soit le peintre lui-même ou un spectateur. La configuration d’un détail-dettaglio dépend du point de vue du « détaillant » et représente un programme d’action (« tailler » un objet). Dans ce cas, tout peut devenir dettaglio, en fonction de l’attention prêtée aux éléments variés d’un tableau.
Le sujet éprouve du plaisir en taillant un fragment d’un tableau, au sens figuré, avec ses yeux qui se concentrent sur un élément, ou parfois même littéralement, lorsqu’un amateur découpe un morceau de toile pour « en obtenir comme un extrait concentré de jouissance » . Les deux types de détail sont étroitement liés et en quelque sort fluides : une petite partie d’un objet peint a été d’abord détaillée par l’artiste pour être faite et elle l’est encore à chaque fois quand elle est remarquée et analysée. La création et la perception attentive représentent donc les deux moments importants du dettaglio.
Si le détail fait écart et il trouble les spectateurs par des traits mystérieux, voire incompréhensibles, la mission de l’historien de l’art a été perçue longtemps comme un exercice de décryptage qui ressemble parfois aux polars labyrinthiques. Selon ces stéréotypes, l’interprétation historique devrait trouver le commun dans le singulier, du convenu dans l’inconnu, donc, paradoxalement, de réduire à la norme ce qui s’en distingue.
Arasse se propose plutôt le contraire, comme dans la majorité de ses recherches : souligner les fonctions particulières jouées par le détail au long de l’histoire et mettre en lumière les mécanismes par lesquels le tableau est revitalisé et métamorphosé par la fonction du détail. Grâce à cette démarche, l’auteur pointe aussi les failles de la critique d’art et lève les censures.
Dans l’histoire de la peinture, la représentation de la mouche sur la toile est restée longtemps fortement mystérieuse, grâce à son inutilité et à son étrangeté dans l’économie d’une image. Arasse montre qu’elle marque l’émergence d’une nouvelle identité artistique au XVe siècle : les peintres deviennent conscients de leur statut de créateurs et jouent avec la capacité d’insérer des éléments. Souvent dépourvue de valeur iconographique, la mouche ne fait que désigner un tableau comme pure peinture et son effet de trompe l’œil témoigne du savoir-faire de l’artiste.
Les peintres l’ont placée dans les contextes et les coins le plus surprenants, comme, par exemple, sur la poitrine de Jésus, dans « Le Christ de Pitié » de Giovanni Santi (vers 1480) ou surdimensionnée dans la « Sainte Catherine d’Alexandrie » (fin du XVe siècle), attribuée à l’atelier de Carlo Crivelli.
Dans le premier cas, la mouche a uniquement un rôle de trompe-l’œil, estime Arasse, mais, dans le deuxième exemple, elle suggère la coexistence d’un double système de représentation désignant l’artifice d’ensemble du panneau. La mouche posée par le même Crivelli sur le parapet de la « Vierge à l’Enfant » (1473) est cette fois parfaitement intégrée à la perspective principale du tableau : Jésus la regarde d’un œil hostile et comme effrayé par sa taille impressionnante. L’auteur reprend aussi la théorie de l’historien de l’art Erwin Panofsky, selon laquelle la mouche était l’indicateur d’un contexte religieux : insecte néfaste, se nourrissant sur les cadavres et transmettant les maladies, la mouche a parfois une valeur morale en peinture, anticipant des catastrophes ou pointant une punition divine.
Parfois le détail est caché ou indéchiffrable, afin d’entretenir un sentiment d’interdit et de mystère chez les spectateurs. « La Dentellière », Johannes Vermeer (vers 1669-1670) et « La Liseuse », Johannes Vermeer (vers 1657) sont quelques exemples éloquents de mise en mystère par un détail inaccessible. Le petit format du tableau « La Dentellière » oblige le spectateur de se rapprocher, presque jusqu’à l’intimité. Toutefois, malgré la proximité, le spectateur est finalement exclu de l’intimité, ne pouvant voir rien de ce que fait la dentellière, ce qui distingue Vermeer de ses contemporains qui ont souvent traité le thème.
Dans « La Liseuse », le tableau laisse croire que la jeune femme représentée est en train de lire une lettre d’amour, et, pourtant, on ne peut que le soupçonner, grâce à la multitude de peintures qui ont abordé le même sujet à l’époque, sans avoir des certitudes, pour autant.
L’analyse minutieuse des tableaux effectuée par Arasse lui a permis de constater qu’à travers les siècles le sens des nombreuses peintures a été caché à la fois par les conditions de vision et de perception et par les interprétations qui leur ont été attribuées. Souvent, d’après l’auteur, les significations erronées ont été formulées et répandues par les historiens de l’art eux-mêmes. Pour cela, Arasse propose également dans son ouvrage un exercice de démystification des fausses théories qui révèle des secrets étonnants. Par exemple, il découvre avec enthousiasme un œil enfoui dans le nombril du « Saint Sébastien », Antonnello de Messine (vers 1476), œil qui, selon lui, regarde le spectateur. L’emplacement de ce tableau dans une chapelle publique, à un mettre au-dessus de l’autel, a longtemps rendu invisible ce détail pour le spectateur.
Un certain détail du « Saint Joseph », volet droit du triptyque « Retable de Mérode » (vers 1425) a déclenché de nombreuses interprétations de la part des historiens de l’art. La peinture représente Saint Joseph en train de percer des trous avec un foret dans une planche de bois, détail mystérieux qui a été interprété par l’historien de l’art Meyer Schapiro comme une souricière. D’après lui, l’activité de Joseph faisait allusion à une métaphore souvent employée à l’époque : « Crux muscipola diaboli », la Croix souricière où le diable se fait prendre, appâté par la chair du Christ. Plus tard, l’historien a révisé son interprétation et il a choisi de voir dans l’objet énigmatique travaillé par l’époux de Marie une boîte d’appâts pour la pêche, hypothèse fondée sur une enluminure flamande dont la partie inférieure comporte une scène de pêche avec une boîte d’appâts au couvercle percé de trous.
Schapiro rejette l’hypothèse formulée ultérieurement sur le même sujet par l’historien de l’art Erwin Panofsky : la planche de Joseph serait plutôt un couvercle de chaufferette. Panofsky repose son hypothèse sur le fait que l’objet ressemblerait à la chaufferette visible dans la « La Laitière » de Vermeer. Même si l’argument employé n’avait pas l’air très solide, l’interprétation était correcte, étant soutenue par un examen plus minutieux du « Retable de Mérode ».
En fait, on peut voir sur le même panneau central du triptyque que Robert Campin a placé dans la cheminée un pare-feu de bois percé de trous qui explicite le sens de la planche percée de trous par Joseph. Arasse attire l’attention sur le fait que Schapiro a privilégié les textes dans son analyse, au détriment de l’image. Ainsi, au lieu de scruter attentivement la peinture, l’historien s’est penché surtout sur des ouvrages écrits, problèmes récurrents chez les théoriciens de l’art, d’après Arasse.
L’analyse de nombreux détails de la peinture européenne classique devient un prétexte pour revisiter l’histoire de l’art et bousculer ses codes d’interprétation. Arasse porte un regard curieux et audacieux sur les tableaux, regard renforcé par la décision de privilégier ce qui a été considéré pendant des siècles comme secondaire, voire insignifiant. L’ouvrage incite à la jouissance esthétique provoquée par la dislocation du détail, ce qui donne au spectateur attentif et patient un pouvoir mystérieux sur l’œuvre.
Malgré l’enchantement que chacun pourrait éprouver devant un tableau, Arasse attire néanmoins l’attention sur le fait que, pour apprécier correctement la valeur et le sens d’une œuvre, il faut souvent « oublier » ce qu’on connaît sur elle et essayer tout simplement de la regarder de près, avec un œil presque « naïf ».
Captivant, grâce à son thème original et à l’écriture agréable, cet ouvrage survole avec légèreté et élégance plusieurs disciplines sans exercer pour autant une méthode scientifique très rigoureuse. Malgré l’érudition impressionnante dont fait preuve à chaque pas l’auteur, on peut se demander à juste titre quelle est la discipline dans laquelle il inscrit sa recherche.
L’ouvrage pourrait relever de l’histoire de l’art, plus particulièrement de l’histoire de la peinture, néanmoins l’auteur opère une sélection très personnelle des œuvres analysées. Ainsi, Arasse choisit des peintures réalisées dans des contextes différents et qui appartiennent aux écoles et aux courants également très variés. Il s’arrête notamment sur certains tableaux, en général relativement familiers même aux amateurs et il déconstruit, à l’aide de brillants arguments, certaines interprétations proposées par les historiens de l’art qui font souvent l’unanimité.
Le livre représente plutôt un essai très bien documenté qui remet en question avec pertinence et audace les lieux communs et mésinterprétations de l’histoire de l’art. Au carrefour des disciplines, l’ouvrage pointe notamment l’erreur commise par de nombreux historiens l’art, celle de ne pas savoir regarder une peinture, en privilégiant une littérature de spécialité qui, malgré son caractère savant, risque souvent de s’avérer trompeuse et de piéger ainsi les chercheurs les plus subtils. Néanmoins, parfois les interprétations des œuvres proposées par Arasse ne sont pas entièrement convaincantes, car elles peuvent paraître gratuites, malgré leur pouvoir de séduction.
Ouvrage recensé – Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture », Paris, Flammarion, 1996, Coll. « Champs Arts».
Du même auteur– La guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987, Coll. « Champs histoire ».– Le Sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997. – On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000.
Autres pistes– Barbara Stafford, Body Criticism. Imaging the Unseen in Enligthement Art and Medecine, MIT Press, Cambridge, 1992