Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Daniel Cohen
L’Homo economicus a reçu en 2012 le « prix du livre d’économie ». Daniel Cohen, économiste, éditorialiste et chroniqueur, y analyse l’émergence d’une société où la compétition entre les individus prime toujours plus sur la coopération. Il nourrit sa réflexion des dernières publications académiques en science économique, mais également de travaux de sociologues, d’historiens et de philosophes pour décortiquer le phénomène de la mondialisation dans toute sa complexité. Il nous aide ainsi à mieux comprendre les mutations qui traversent notre économie et leurs conséquences sur nos vies individuelles.
Depuis la Révolution industrielle et l'émergence du capitalisme, les progrès technologiques et le développement économique ont connu une accélération sans précédent. Ils ont permis la création de richesses et la réduction de la pauvreté, d'abord en Occident puis dans le reste du monde.
Avec eux, de larges pans de population ont progressivement vu leurs conditions matérielles s'améliorer. Aussi nos sociétés ont-elles cru que les progrès technologiques et le développement économique accroîtraient leur bonheur en réduisant les causes du malheur, telles que la misère, la maladie ou la faim. Pourtant, force est de constater que les individus des sociétés économiquement développées ne sont pas devenus plus heureux.
Et pour cause : les humains recherchent autre chose que la seule amélioration de leurs conditions matérielles. En effet, les relations interpersonnelles constituent une composante essentielle du bonheur. Elles se révèlent même plus importantes, dans cette quête perpétuelle, que l'amélioration des conditions matérielles. C'est pourquoi nous ne pouvons pas être heureux si la croissance économique dégrade la qualité de nos liens sociaux. Il se pourrait bien que notre modèle de développement rende aujourd'hui nos relations interpersonnelles plus difficiles et fasse ainsi obstacle à notre quête du bonheur.
C'est là tout le paradoxe de l'Homo economicus, cette fiction conceptuelle d'un individu qui s'attache sans cesse à maximiser son bien-être en menant une vie raisonnable. En rationalisant toujours plus son comportement et ses relations à l'autre, il devient l'artisan de son propre malheur. En cherchant toujours à améliorer sa condition matérielle, il manque l'essentiel. En voulant systématiquement diminuer les coûts et augmenter les bénéfices, il perd de vue son but ultime : être heureux.
Selon l’auteur, l'Homo economicus confond bien souvent la recherche du bonheur et la satisfaction du désir. Et pour cause : c'est la promesse qui a fondé l'avènement du capitalisme industriel. Par son travail, l'individu pourra acquérir un capital, accéder à de nouveaux biens et services et améliorer ainsi sa situation personnelle. Il participe alors au développement économique en produisant et en consommant toujours plus. Mais cela suppose qu'il désire en permanence obtenir de meilleures conditions matérielles. Or, le désir se nourrit de l'insatisfaction. Pour être heureux, l'Homo economicus doit donc être insatisfait.
De nombreux objets ont envahi son quotidien qui éveillent sans cesse de nouveaux désirs et entretiennent ainsi son état d'insatisfaction. C'est notamment le cas de la télévision : elle nous montre ce que nous n'avons pas et que nous souhaiterions obtenir, nous renvoie une image de ce que nous ne sommes pas, mais que nous voudrions devenir. Comme le montrent notamment les travaux du sociologue Robert Putnam, regarder la télévision entame notre moral et dégrade notre estime de nous-mêmes.
Pourtant, nous passons de plus en plus de temps devant la télévision, jusqu'à plusieurs heures par jour dans certains pays développés, au détriment de nos relations sociales. Pire encore : le temps qu'elle nous fait perdre génère en nous de la frustration, sans que cela ne nous en détourne. Le petit écran rend ainsi l'Homo economicus malheureux en lui renouvelant sans cesse ses promesses de bonheur.
En utilisant la distinction proposée par l’économiste Bruno Frey, Cohen montre que cette situation paradoxale tient au fait qu’Homo economicus recherche à la fois des satisfactions extrinsèques, c’est-à-dire qui constituent des signes extérieurs de richesses, et des satisfactions intrinsèques, qui nous donnent le sentiment d'être utile aux autres et d'avoir un but dans la vie. Les premières le poussent à entrer en compétition avec ses pairs ; les secondes l'incitent à coopérer avec eux.
Ainsi Cohen montre que l'Homo economicus se positionne sur des marchés concurrentiels qui valorisent les satisfactions extrinsèques et dévalorisent les satisfactions intrinsèques, contribuant de ce fait à son malheur. En effet, les relations sociales ne peuvent pas toutes répondre d’une logique purement économique. Les deux exemples qui illustrent le mieux ce phénomène sont les divorces et les licenciements, qui constituent en général des étapes charnières très douloureuses dans la vie des individus : les divorces s'apparentent à des échecs sur le marché très concurrentiel des relations amoureuses, les licenciements à des échecs sur le marché très concurrentiel du travail.
Homo economicus accuse une fâcheuse tendance à privilégier la compétition sur la coopération, quitte à créer lui-même les conditions de son malheur. La recherche des satisfactions extrinsèques l'y incite. C'est dans cet esprit que les thèses évolutionnistes de Darwin sont transposées dans la sphère économique et sociale : comme les autres espèces animales, l'Homo economicus doit se soumettre aux principes de la sélection naturelle. Il lutte contre ses pairs pour assurer sa propre survie. Mais ces théories, qui montent les individus les uns contre les autres, font l'impasse sur un aspect majeur des observations de Darwin : les individus survivent également parce qu'ils savent coopérer avec leurs pairs.
Trop souvent, Homo economicus néglige cet aspect et privilégie la maximisation de son propre bien-être, quitte à nuire aux autres. En fait, Cohen expose que c'est toute l'organisation de notre société qui l'y pousse : avec la financiarisation de l'économie à l'œuvre depuis les années 1980, les entreprises se focalisent de plus en plus sur la maximisation des profits à court terme et se réorganisent en conséquence. D'où l'émergence du "management par le stress", où chaque individu se voit imposer des pénalités de plus en plus élevées en cas d'échec et des récompenses de plus en plus élevées en cas de succès. Pourtant, cette logique peut s'avérer contre-productive dès lors qu'elle concerne des domaines où les individus recherchent autre chose que le seul profit.
Il s'ensuit une dévalorisation du travail en tant qu'il permet aux individus de s'insérer dans la société. La reconnaissance de sa juste valeur est pourtant indispensable au bon fonctionnement d'une économie saine. Tout se passe désormais comme si Homo economicus n'était plus rémunéré qu'à raison de sa capacité à maximiser les profits d'une entreprise, et non de sa contribution à l'intérêt général. Ces écarts croissants de rémunération ont pour conséquence le creusement des inégalités dans la répartition des richesses. Plus précisément, selon l’auteur, un phénomène d'hyperconcentration est à l'œuvre qui suscite l'apparition d'une hyperclasse, extrêmement minoritaire et déconnectée de toutes réalités économiques et sociales.
Cette situation n'est pourtant pas inédite dans l'histoire de l'humanité. En se fondant sur les travaux de l’historien Peter Brown, Cohen entreprend la comparaison avec l'Empire romain, dont le déclin s'amorça dès le IVe siècle.
A posteriori, on peut affirmer que la chute de Rome n'est pas la conséquence d'une crise économique brutale mais d'une déliquescence de la cohésion sociale, notamment due à l'accaparement des richesses par une élite qui concentrait tous les pouvoirs. Même la conversion progressive de l'empire au christianisme, et avec elle l'avènement d'une morale fondée sur la charité et l'amour du prochain, ne suffit à enrayer le déclin, et les nouvelles conquêtes ne permettaient plus de financer les hausses des dépenses publiques.
On retrouve aujourd'hui des similitudes avec la situation du monde occidental, et notamment celle des États-Unis. Les deux puissances partagent quelques caractéristiques qui forcent le rapprochement : sentiment d'être un peuple élu, aspiration permanente à la conquête, culte de la propriété privée, privatisation progressive des services publics... En outre, le civisme a décliné aux États-Unis au cours de la seconde moitié du XXe siècle : les citoyens ont progressivement cessé de s'engager en faveur de l'intérêt général et à se faire confiance entre eux... Ce déclin du civisme affaiblit la cohésion sociale et le sentiment de partager un destin commun. À la vérité, c'est surtout l'obsession des États-uniens pour l'innovation et leur fascination pour les entrepreneurs qui permet d'espérer une autre issue que celle que Rome a connue, car ils ne manquent jamais de ressources pour trouver de nouvelles solutions à leurs problèmes.
L'Europe se plaît quant à elle à comparer sa relation avec les États-Unis à celle d'Athènes avec Rome : la cité grecque, berceau de la philosophie et de la démocratie, a transmis ses valeurs et sa culture à un empire qui en a trahi l'esprit originel pour des motifs purement matérialistes.
Pourtant, de part et d'autre de l'Atlantique, le même constat s'impose : Homo economicus fait face à un vide existentiel qu'il ne parvient plus à combler par la seule perspective d'améliorer sa situation matérielle. Il fait ainsi la triste expérience de sa condition postmoderne : il se sent d'autant plus déboussolé qu'il n'a plus de combat à mener, ni pour lui ni pour les autres, alors que ses prédécesseurs avaient lutté pour des idéaux. Les fondations de l'empire occidental se fragilisent.
Cohen montre que cette amorce de déclin n'a pas que des causes endogènes : il est également déclenché par des causes extérieures. En effet, la fragilisation de l'empire occidental s'est opérée dans la seconde moitié du XXe siècle, de façon concomitante avec le rattrapage économique des pays émergents. Le développement de ces derniers a mécaniquement diminué la prédominance de l'Occident. Il leur a conféré sur la scène internationale une place plus en adéquation avec leur réalité démographique.
Mais surtout, il a favorisé l'apparition de nouveaux modèles qui ont remis en question les fondements du modèle occidental. C'est notamment le cas du lien d'implication réciproque entre capitalisme et démocratie : on sait aujourd'hui qu'un pays peut être démocratique sans fonder son développement économique sur le capitalisme, comme au Botswana où la démocratie est irréprochable malgré une économie fragile.
Inversement, un pays capitaliste ne se dote pas systématiquement d'institutions démocratiques pour soutenir son développement. Le spectaculaire rattrapage économique de la Chine constitue l'exemple le plus éclatant de cette remise en question. Pour preuve de ce changement de paradigme, l'Empire du milieu finance actuellement l'endettement des États-Unis en achetant les bons du Trésor.
Pour Daniel Cohen, face à l'émergence de ces nouveaux modèles, l'Europe pourrait – et devrait sans doute – chercher à faire bloc pour continuer de peser de tout son poids sur la scène internationale, d'autant plus que la mondialisation constitue pour elle l'opportunité de renforcer un peu plus les interconnexions entre les différents pays qui la composent. Pourtant, les nations européennes s'avèrent de moins en moins solidaires entre elles. En particulier, la crise monétaire qui a mené à la faillite de la Grèce a marqué un coup d'arrêt pour la construction européenne. Avec elle, une conviction profonde s'est brisée : l'intégration politique ne découle pas naturellement de l'intégration économique...
À ces difficultés profondes s'ajoutent désormais des menaces supplémentaires représentées par des acteurs privés. Pire encore, le manque de solidarité entre les pays européens a alimenté cette dynamique. C'est notamment le cas avec les nouveaux géants du web, dont le poids économique leur confère de fait un rôle politique de premier plan. Aujourd'hui, leur stratégie commerciale remet en cause les fondements légaux et moraux de nos sociétés. En particulier, leurs activités nous imposent de repenser le rôle de la privacy (vie privée) qui fonde l'autonomie des citoyens dans une démocratie.
Dans ce contexte, Homo economicus tend à perdre ses repères et à sombrer dans la confusion la plus totale. C'est pourquoi il aspire à des institutions solides qui le guident et l'accompagnent dans ses propres choix en lui assurant la stabilité de certaines valeurs, telles que la liberté. Mais il apparaît aujourd'hui indispensable de repenser ces valeurs à la lumière de ces évolutions profondes.
Ainsi de la réflexion sur les capabilités, terme forgé par l'économiste et philosophe Armatya Sen et issu de la fusion des mots anglais capacities et abilities : il s'agit de toutes les ressources qui permettent effectivement aux individus de vivre leur vie comme ils l'entendent. Cette approche permet à la fois d'ancrer des droits trop formels dans une réalité concrète et donner une profondeur philosophique à une approche trop matérialiste. Dans cette optique, il appartient à la puissance publique de continuer à investir dans certaines institutions qui échappent encore aux lois du marchés. C'est notamment le cas de l'éducation et la santé qui offrent aux individus plus de libertés réelles. Surtout, il s'agit de domaines dans lesquels la coopération se révèle systématiquement plus efficace que la compétition. Leur développement apparaît aujourd'hui indispensable à l'épanouissement d'Homo economicus.
Ce livre donne une nouvelle profondeur à la fiction conceptuelle d' « Homo economicus », dont l’économiste Lionel Robbins avait déjà défini la mission dans les années 1930 : allouer de manière efficace les ressources rares dont il dispose.
Par ses références qui puisent tout autant dans les sciences économiques que dans la sociologie, l'histoire ou la philosophie, Daniel Cohen parvient à saisir des évolutions profondes de notre société dans toute leur complexité. C'est sans doute la combinaison de réflexions très diverses et de références académiques très pointues qui fait toute la richesse de cet ouvrage.
En particulier, la mise en perspective du concept de bonheur, notamment sous l'angle économique, permet de mieux appréhender le sentiment de malaise que tout un chacun peut éprouver en se confrontant à notre modèle de production et de consommation. En outre, après quelques années, de nombreux pivots du raisonnement semblent encore plus vrais aujourd'hui qu'au moment où l'ouvrage a été rédigé.
Au terme de sa réflexion, Daniel Cohen conclut qu'il existe des domaines qui fonctionnent en dehors du marché, tels que la santé et l'éducation. Mais pour en arriver là, l'auteur a amplement convoqué l'exemple négatif du déclin de l'Empire romain.
Or, on peut regretter que la poursuite d'investissements soit considérée comme indispensable au bon épanouissement d'Homo economicus, d'une part, alors que la hausse incontrôlée des dépenses publiques est considérée comme l'un des principaux facteurs du déclin de Rome, d'autre part, sans que la possible contradiction entre ces deux thèses ne soit plus scrupuleusement étudiée. Sur cet aspect précis de la réflexion, l'auteur n'a pas pris la peine de donner des ordres de grandeur qui permettraient de vérifier que les investissements qu'il appelle de ses vœux ne conduiraient effectivement pas à la débandade contre laquelle il nous met par ailleurs en garde.
On peut également s'interroger sur les raisons qui poussent l'auteur à placer une plus grande confiance dans le rôle tutélaire des institutions que dans l'autonomie des individus. Doivent-elles protéger les individus contre les risques qu'ils se feraient encourir à eux-mêmes ? Ont-elles pour mission de les inciter à devenir plus coopératifs que compétitifs ? Il semble que cette approche fasse des institutions des garde-fous contre les vices des individus. Mais n'est-ce pas oublier que ce sont les individus, par leurs valeurs, leur travail et leur engagement, qui créent et font vivre ces institutions dont ils espèrent qu'elles amélioreront leurs comportements et répondront à leurs aspirations les plus essentielles ?
Enfin, on regrettera peut-être que les questions du développement durable, au sens le plus complet du terme, n'aient pas vraiment été intégrées à la réflexion. Pourtant, elles pourraient apporter des éléments de réponse à la crise existentielle que traverse l'Homo economicus à l'ère de la post modernité.
Ouvrage recensé
– Homo economicus. Prophète (égaré) des temps nouveaux, Paris, Albin Michel, 2012.
Du même auteur
– Richesse du monde, pauvretés des nations, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2010. – La Mondialisation et ses ennemis, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011.– La Prospérité du vice, Paris, Le Livre de Poche, 2011.– Le Monde est clos et le désir infini, Paris, Le Livre de Poche, 2017.
Autres pistes
– Thierry Pech, Le Temps des riches, Paris, Seuil, 2011.– Cullen Murphy, Are We Rome?, Houghton Mifflin, 2007.– Aldo Schiavone, L’Histoire brisée : la Rome antique et l’histoire moderne, Paris, Belin, 2003.– Abhijit Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Paris, Seuil, 2011.– Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, 2000.– Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde, Fayard/Le Seuil, 2008.