Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Daniel Cohen
Dans cet ouvrage, Daniel Cohen décrit la fin d’un monde, celui de l’économie d’hier. Sur un ton parfois ironique, il traite des changements implacables de l’activité industrielle et de l’évolution du travail depuis Mai 68. L’émergence de la société post-industrielle, celle des algorithmes et du digital, a engendré un désarroi profond que l’auteur passe au crible. Dès lors, l’humain devra trouver son chemin dans un univers de services où il est lui-même devenu une valeur : celle de l’information qu’il incarne.
Dans « Il faut dire que les temps ont changé... », apostrophe en forme de brève de comptoir, il a aussi voulu rendre hommage à Bob Dylan (« The Times they are a-changin »). Mais cette fois, Daniel Cohen aborde un sujet grave, celui d’une « mutation qui inquiète » comme l’affirme son sous-titre. Comment décrire les changements majeurs de notre société depuis 50 ans ? À travers ce nouveau livre, il met son savoir pluridisciplinaire au service du lecteur. Il a choisi de s’atteler à la tâche en convoquant l’histoire, les mathématiques, la sociologie, la psychanalyse, les sciences politiques, la cybernétique, l’informatique et, souvent même, la littérature.
Daniel Cohen, qui se revendique « économiste pragmatique », nous présente une thèse simple en apparence : nos pratiques et notre environnement professionnel ou familier, par leur transformation numérique, ont changé l’économie et, finalement, notre mode de vie. Cela est irréversible.
À l’échelle de 2 ou 3 générations, le travail et son cortège de valeurs ont muté. Le travailleur, ou plutôt, les actifs et les inactifs, les retraités et les jeunes, les malades et les bien-portants, bref, tous les humains ont acquis eux-mêmes une valeur intrinsèque. Et cette valeur s’inscrit dans une nouvelle économie. Tous représentent de l’information ou des informations, désormais traitées au moyen d’algorithmes. Ce futur où nous venons de faire irruption nous désoriente. Selon une statistique citée par l’auteur, 5% des Français seulement éprouvent le désir de vivre dans l’avenir. 70% d’entre eux sont nostalgiques du passé.
Que s’est- il donc passé et comment le décrire ?
Pour le dire, Daniel Cohen a besoin d’un point de départ historique, à la fois pour observer la société et désigner l’origine des mutations. C’est ce qui l’a conduit à choisir la fameuse remise en question globale de la société française, celle de Mai 68. Il s’appuie alors sur l’enquête de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme. Les deux sociologues considèrent que Mai 68 a été l’expression d’une double critique : une critique « artiste » et une critique « sociale ». L’une est une révolte contre la société bourgeoise, l’autre dénonce l’exploitation ouvrière (p.39). Quant au point d’arrivée, c’est bien notre vie actuelle, voire prochaine. Notre existence et celle de nos descendants immédiats seraient alors l’objet d’un encadrement digital minutieux.
Pour embrasser le chemin parcouru, Daniel Cohen évoque la thèse de l’un de ses maîtres, Jean Fourastié (Le Grand Espoir du XXe siècle. Paris, Presses universitaires de France, 1949) qui décrit les 3 âges de l’histoire économique contemporaine: d’abord, celui des sociétés agraires où l’on travaillait la terre, puis, celui des sociétés industrielles où l’on transformait la matière et enfin, celui qui vient, où l’homme s’occupe directement de l’homme. Le stade ultime de cette évolution serait celui d’une économie de services où le temps de travail serait alors dédié aux personnes.
Mais Daniel Cohen rappelle aussi que Fourastié a sous-estimé un point très important, « l’irrésistible besoin de croissance des sociétés modernes ». Car le temps ne se comprime pas, et les perspectives de profit ou de croissance sont modestes dans une telle économie.
Pendant ce temps, et alors que chaque minute de nos vies tombe progressivement sous le contrôle des algorithmes, des groupes entiers de la population sont délaissés.
À ce propos, il est troublant de remarquer, plusieurs mois avant l’émergence du mouvement des gilets jaunes en France, que l’auteur a vu juste, en décrivant le retour, un peu partout, du populisme comme expression du malaise et de la déréliction causés par ces mutations économiques implacables. L’économie nouvelle engendre aussi de nouvelles pauvretés.
Le monde ancien, il faut bien le constater, celui de la société industrielle, a vécu. Mais, malgré ses injustices et ses différences de classes sociales, paradoxalement, il rassurait.
Selon Daniel Cohen, pendant les « Trente Glorieuses », de 1950 à 1980, chacun pouvait prétendre à un avenir apaisant. On travaillait alors dans la résignation d’un sacrifice immédiat, mais avec la promesse d’une nouvelle croissance. Patrons et ouvriers, employeurs et employés marchaient, solidaires, vers le progrès. Quel que soit leur niveau hiérarchique, ils doublaient leur salaire tous les 15 ans. Ce qui n’a pas empêché la lassitude. Et c’est cette société qui a engendré Mai 68, au moment où Pierre Viansson-Ponté, dans le Monde, expliquait:« la jeunesse s’ennuie ! »Aujourd’hui, loin de s’ennuyer, la société semble plutôt tourmentée par une certaine errance.
Avant de voir surgir des révolutions conservatrices dans les années 70 et 80, il y eut les rêves et les projets de société utopiques, il y eut les innombrables soubresauts du gauchisme et de tous les extrémismes, personnifiés en Italie, par les Brigades rouges, en Allemagne, par la Rote Armee Fraktion, et en France par Action directe. Simultanément, la contre-culture américaine s’épanouissait, les intellectuels occidentaux de gauche, Foucault, Sartre, Marcuse n’en finissaient pas d’analyser la société et les écoles de psychanalyse vivaient leurs plus beaux jours.
Mais brusquement, la droite, souvent qualifiée de « nouvelle », fit son retour un peu partout dans le monde. Selon l’auteur, il fallait y voir le signe d’un essoufflement de la société industrielle… Daniel Cohen cite le sociologue américain, Robert Lasch (p. 80): « La nouvelle droite s’est hissée au pouvoir avec un mandat visant non seulement à soustraire le marché aux ingérences bureaucratiques, mais destiné également à mettre un terme au glissement vers l’apathie, l’hédonisme et le chaos moral »… Ronald Reagan en 1981 avait été porté au pouvoir par les petits blancs américains aussi bien que par l’élite. Il avait été précédé par Margaret Thatcher au Royaume-Uni, elle aussi élue de la droite populaire ou libérale.
Daniel Cohen rappelle que « le succès auprès des classes populaires du programme de Reagan alliant néolibéralisme économique et conservatisme moral constituera un moment de bascule décisif de l’histoire politique du dernier demi-siècle » (p. 86).Point important, c’est aussi à la fin des mandats de l’un et de l’autre, en 1989, qu’apparaissait sans qu’on n’y prenne garde, le World Wide Web, WWW, l’outil de navigation sur Internet…
L’ère du pouvoir néoconservateur allait prendre fin un peu plus tard. Car la révolution conservatrice devait décevoir la plupart de ses soutiens électoraux. Avant tout, révolution financière, elle a privilégié le capitalisme de l’actionnariat, a réduit l’activité des entreprises à leur seul savoir-faire… « Tout le reste, souligne Daniel Cohen, était laissé au marché. L’externalisation des tâches, la sous-traitance est devenue la règle (p. 97). Dans ce nouveau régime, poursuit-il, on tend vers des entreprises qui rêvent d’être sans employés .../… La mondialisation arrivant, élargissant la concurrence, offrant des mains-d’oeuvre moins chères, va parachever ce mouvement. La société industrielle était moribonde. La délocalisation était devenir le maître mot de la rentabilité » (p. 98).
Et puis, avec les premières années du XIXe siècle, après la fin de la guerre froide et la dissolution de l’URSS, la tendance au « financiarisme » s’est poursuivie. Les coûts salariaux sont alors remis à plat, explique l’auteur, qui n’hésite pas à qualifier ce mouvement, d’orgie financière.
Ainsi, entre 1980 et 2000, la Bourse a été multipliée par 10.
Un peu plus tard, dans les 3 années qui précédaient la crise des subprimes de 2008, les rémunérations des principaux dirigeants financiers dans le monde devaient atteindre 100 milliards de dollars. Ce qui ne les empêchera pas ensuite, d’abandonner à la communauté, 4000 milliards de dollars en pertes… 40 fois leurs revenus ! Le fameux laisser-faire, cher aux conservateurs, aura donc finalement conduit le conservatisme dans le mur.
Daniel Cohen se montre aussi visionnaire, ou en tout cas, fin observateur.
La renaissance du populisme, en Europe notamment, n’est pas le fait du hasard. Elle est, selon lui, directement liée à « l’effondrement du capitalisme débridé par la révolution conservatrice de Reagan et de Thatcher ». Avec la fin du communisme comme système économico-politique, c’est bien « le sentiment d’un monde privé de sens qui va très vite imprégner la nouvelle période » (p. 107). Les régimes populistes les plus récents ont été érigés sur les ruines de sociétés industrielles obsolètes. On connaît les régimes populistes les plus radicalement opposés à la démocratie, aux droits humains, à l’Union européenne, sur fond de nationalisme étroit et de mise en cause des élites : en Europe centrale, d’abord, dans des sociétés industrielles dévastées par 70 ans de communisme. Mais aussi à l’Ouest, avec l’Italie, la Grande-Bretagne avec le Brexit et l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, et donc, dans des sociétés désespérées par la fin d’un monde industriel rassurant.
Dans un chapitre intitulé avec humour, « 2016, Annus horribilis», on découvre que les partisans qui ont voté oui au Brexit, détestent, selon l’Institut Lord Ashcroft, 5 mots: « féminisme, multiculturalisme, écologie, capitalisme et Internet». Plus étonnant encore, dans la petite ville de Boston, au centre de l’Angleterre, 76% des électeurs ont approuvé le Brexit. Or 70% de la population a interrompu ses études à l’âge de 16 ans. Beaucoup ne possèdent donc aucune qualification. 13% des habitants sont des immigrés polonais ou baltes. Et l’on pourrait dresser le même constat à propos des électeurs américains de Donald Trump. Il a attiré 62% des suffrages des zones rurales, pauvres et désindustrialisées, et 67% des « White without college education », des blancs qui ont arrêté leurs études avant l’équivalent du Bac.
On sait aussi que ce populisme, né de la désagrégation de la société industrielle est l’antichambre du totalitarisme. L’auteur évoque Hannah Arendt et son célèbre essai, Les Origines du totalitarisme.
Cependant Daniel Cohen juge qu’il n’existe aucune commune mesure entre les années trente et la montée du populisme aujourd’hui. En France, comme aux États-Unis, pour le soutien électoral de Donald Trump, le vote Front (ou Rassemblement) national progresse au fur et à mesure qu’on s’éloigne des grandes agglomérations. Dans la France de 2017, force est de constater que « Les électeurs de Marine Le Pen s’opposent à ceux de Macron, dans une diagonale parfaite, entre ceux qui n’ont rien, ni éducation, ni revenu, et ceux qui ont tout, y compris dans les dimensions subjectives du bien-être ». (p. 129). Décidément, la crise française renvoie à un antagonisme récent, apparu entre la dégradation de l’économie traditionnelle et la pratique du pouvoir politique à l’ancienne.
Avec le populisme, faut-il aussi souligner l’émergence simultanée de la xénophobie, du rejet de l’étranger, du réfugié, bref, de l’Autre ?
La phobie migratoire, comme l’appelle Daniel Cohen, est d’abord le résultat d’une méprise économique. Avec l’économiste américain Lant Pritchett, il revient sur des études consacrées à l’accroissement ou à la limitation de l’immigration. « Le PIB mondial pourrait doubler si on abolissait l’ensemble des restrictions à la mobilité des personnes… Ou encore, ce modèle récent de la Banque mondiale : une hausse des migrations de 3% rapporterait 5 fois plus que l’abolition des restrictions au commerce international » (Let Their People come, Center for Global Development, 2006).
La dernière thèse explorée par Daniel Cohen s’arrête à ce que nous vivons à présent, la société postindustrielle et algorithmique qui régente notre vie quotidienne. Impossible d’éluder nombre de questions. Nous ne sommes qu’au début d’un processus qui pourrait viser à remettre l’homme au centre de nos préoccupations. Dans le monde de services pressenti par Jean Fourastié, la croissance finissait par disparaître. Mais, remarque Daniel Cohen, l’enrichissement ne viendra que des économies d’échelle.
Facebook, Instagram, Linkedin, WhatsApp, et bien d’autres fédèrent les activités de milliards d’individus. « C’est bien l’homme qui est au cœur de la société postindustrielle, mais un homme qui a besoin d’être préalablement numérisé pour étancher la soif inextinguible de croissance des sociétés modernes » (p.166).
Les robots, nos aimables assistants, joueront un rôle croissant dans nos activités, mais ils pourront aussi démultiplier l’efficacité des relations humaines.
Au- delà des logiciels ou des O.S. (operating System), on sait que désormais une intelligence artificielle peut apprendre elle-même, « auto-apprendre » mieux qu’un humain. Les démonstrations de calcul d’ordinateurs joueur d’échecs ou de Go parlent d’elles-mêmes : les champions humains ne parviennent plus à battre la machine.
En revanche, beaucoup affirment que le transhumanisme qui finirait par vaincre la mort, par remplacer les fonctions ou les organes d’un individu pour implanter des prothèses intelligentes, est une imposture. Le corps pourra être entièrement géré et contrôlé par des outils numériques. Les maladies seront sans doute détectées par des instruments comme les montres connectées, mais sans permettre de survivre indéfiniment. Tout au plus, l’espérance de vie augmentera-t-elle, mais de façon limitée.
« L’Homo Digitalis » peut espérer encore avoir de beaux jours devant lui, mais pas l’éternité.
Une réflexion sur l’économie est aussi une réflexion sur la vie sociale et culturelle. Daniel Cohen, dans son projet, se veut d’ailleurs encyclopédique.
Dans le dernier chapitre de ce livre, intitulé « La vie devant soi », il insiste sur la nécessaire reprise en main de l’homme par l’homme, des activités numériques, de leur organisation, de leur développement. Les systèmes, les machines et les réseaux sociaux peuvent tout savoir de nous. Et on pourrait craindre le pire. L’auteur préconise, par exemple, la création de banques de données publiques. Il propose encore d’instituer un « habeas corpus » numérique pour lutter contre la marchandisation des personnes et les menaces sur l’intimité des individus. Il prévoit enfin une exigence de transparence des algorithmes, qui savent tout de nous et pourraient tout gouverner.
Enfin, alors que la nouvelle économie numérique peut susciter toutes les espérances, il suggère qu’on revienne à quelques bonnes recettes.
De son rôle de conseiller des candidats de gauche pendant la dernière campagne électorale, il a conservé certaines idées : instituer un revenu de base pour pallier l’absence chronique de travail dans l’avenir, ou encore, relancer un syndicalisme de cogestion pour replacer l’humain au centre de l’échiquier digital.
Daniel Cohen nourrit une ambition universelle. Il se veut tout à la fois historien, sociologue, et philosophe. Cela est nécessaire pour analyser le passé, mais aussi expliquer le présent et, péché mignon des économistes, prévoir l’économie du futur.
Bien sûr, ses compétences rendent sa thèse pertinente,mais aussi très pessimiste.Sans doute aurait-il pu nuancer ses conclusions en les affinant, et aller plus loin dans les conséquences de l’aveuglement de beaucoup de gouvernants. C’est en tout cas ce que font trois autres auteurs.
La mathématicienne américaine Cathy O’Neil dont le livre Algorithmes, La bombe à retardement, vient de sortir en français, estime par exemple, qu’il suffit de maîtriser la numérisation de la société. Il faut arrêter d’imaginer que les chiffres sont impartiaux, quant aux algorithmes, il est capital d’en assurer le contrôle !
Pour sa part, Jacques de Larosière, ancien directeur général du FMI, monte à l’assaut de la dette et accuse la financiarisation. Il considère que l’excès de la dépense publique est une calamité. dans Les 10 préjugés qui nous mènent au désastre économique et financier. Editions Odile Jacob, 2018. Bien qu’il appartienne à une génération plus ancienne que celle de Daniel Cohen, il pourfend la fuite en avant de l’économie traditionnelle.
Enfin, encore plus iconoclaste que lui, Thomas Porcher dans son Traité d’économie hérétique, part en guerre contre les idées réputées intouchables sur le fonctionnement de nos économies.
Ouvrage recensé
– Il faut dire que les temps ont changé. Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Paris, Albin Michel, 2018.
Du même auteur
– Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Paris, Albin Michel, 2012.– Daniel Cohen, La prospérité du vice. Une introduction(inquiète) à l’économie, Paris, Albin Michel, 2009.– Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir infini, Paris, Albin Michel, 2015.
Autres pistes
– Brice Teinturier, Plus rien à faire, plus rien à foutre ! Paris, Robert Llaffont, 2017.– Eric Sadin, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, L'Échappée, 2015.– Boltanski, Luc et Chiapello Eve, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.– Thomas Porcher, Traité d’économie hérétique, Paris, Fayard, 2018.– Cathy O'Neil, Algorithmes, La bombe à retardement, Paris, Les Arènes, 2018.– Jacques de Larosière, Les 10 préjugés qui nous mènent au désastre économique et financier, Paris, éditions Odile Jacob, 2018.