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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Prospérité du vice

de Daniel Cohen

récension rédigée parRobert Guégan

Synopsis

Économie et entrepreneuriat

Les grands pays d’Asie vivent aujourd’hui les bouleversements qui ont permis à la révolution industrielle de vaincre la faim et la misère. Leur croissance fait rêver. Mais la mondialisation est-elle synonyme de paix et de prospérité ? L’Europe est « la seule région du monde qui est allée au bout de l’histoire dans laquelle s’est désormais engagé le reste de la planète ». Il faut donc revenir sur sa trajectoire, interroger ses économistes, et ne pas être amnésique : la richesse occidentale a fait appel à de sinistres ressorts, comme les épidémies et les rivalités, qui ont finalement abouti à l’apocalypse nucléaire de 1945.

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1. Introduction

Du point de vue économique, l’histoire européenne s’articule autour de quelques périodes charnières. Vers le XVe siècle, en raison des guerres et surtout de la peste, la population, fortement réduite, s’affranchit du « verrou agricole ». L’urbanisation progresse, le commerce reprend.

Au milieu du XVIIIe siècle, surviennent des bouleversements « dont l’importance n’est comparable qu’à celle de la révolution néolithique ». Il s’agit bien entendu de la révolution industrielle, permise par la machine à vapeur. Le changement technique gagne tous les secteurs de l’économie. Avant l’arrivée d’une autre révolution, portée par l’électricité et le moteur à explosion.

D’agricole, la société devient industrielle. De décroissants, les rendements se font constants. Les changements qui en découlent sont autant économiques que sociaux ou démographiques, et ils ne sont pas sans brutalité : à l’extérieur du Vieux Continent (traite des esclaves), comme à l’intérieur. Ce n’est pas un hasard si Marx parle de « guerre » des classes. Mais l’expansion est en marche. Durant cinq siècles, l’Europe va dominer la planète.

Cette suprématie s’achève en apothéose. De la fin de la Deuxième Guerre mondiale à 1975, l’Europe connaît une croissance continue de 5 % par an. Théorisé par le Britannique Beveridge en 1942, « l’État-providence » se déploie, institutionnalisant les dépenses sociales (assurance-maladie, assurance-vieillesse, etc.). Dans le même temps, l’économie industrielle se mue en économie de services. Le tertiaire, réduit à 15 % des emplois en 1820, en représente aujourd’hui les trois quarts.

Les Trente Glorieuses (selon le titre de l’ouvrage de Jean Fourastié) prennent fin avec l’augmentation forte et unilatérale des cours du pétrole en 1973 et 1978. Pour l’auteur, c’est toutefois la fin du rattrapage vis-à-vis des États-Unis qui en est la cause. En 1945, par tête, le revenu français représentait le tiers du revenu américain ; en 1975 : 75 %. Cette « émulation » est un des moteurs des économies occidentales.

La fin de cette parenthèse euphorique met à mal les liens de solidarité, et particulièrement les liens entre générations (système des retraites). Elle conduit aussi à s’interroger sur les taux de croissance des économies asiatiques. D’autant que le retour de l’Inde et de la Chine dans le jeu du capitalisme international signe l’acte fondateur de la mondialisation. Ce tournant « exceptionnel » coïncide avec un autre « épisode majeur » : la disparition de l’URSS. Ce qui fait dire à Francis Fukuyama que nous sommes parvenus à « la fin de l’histoire ». Le monde n’aurait d’autre issue que l’économie de marché et la démocratie représentative. Ce qui serait un facteur de paix.

2. La grande divergence

La croissance asiatique a des fondements objectifs : les deux pays les plus peuplés de la planète, l’Inde et la Chine, connaissent un retard de développement qu’ils comblent à grandes enjambées. À tel point que « le grand atelier du monde » devrait être le pays le plus riche en 2050. En termes de revenu par habitant, c’est autre chose. En 2050, la Chine, qui se situe au niveau de l’Égypte, aura encore 50 ans de retard sur les États-Unis, contre 150 ans en 1990.

Pourquoi les millénaires civilisations chinoise et indienne se sont-elles fait distancer ? « En l’an mil de l’ère chrétienne, l’Inde et la Chine représentaient plus de la moitié de la richesse et de la population mondiales, rappelle l’auteur. L’Europe ne comptait que pour 10 % de l’une et de l’autre » (p. 195). Comme le montre Needham, la Chine a longtemps été en avance sur l’Occident dans tous les domaines. Bien avant l’arrivée des compagnies des Indes, les marchands asiatiques trafiquaient d’ailleurs sur les mers orientales.

Alors, pourquoi la Chine n’a-telle pas accouché d’un Newton ? Pourquoi, malgré une révolution agricole et un mouvement d’urbanisation au XIVe siècle, le pays n’a pas « décollé » quand l’Angleterre déclenchait la révolution industrielle ? D’où vient la croissance ? Pour Douglas North, qui reprend en partie l’approche de Max Weber, c’est la qualité des institutions anglaises qui a fait la différence : propriété privée, marchés efficaces, etc. Pour David Landes, c’est le repli du pays sur lui-même qui a découragé le commerce et l’industrie. Kenneth Pomeranz fait toutefois valoir que la production chinoise de charbon a été hypothéquée par l’invasion mongole.

Seule certitude : à Pékin comme à Delhi, les transformations ont été déclenchées sans rupture institutionnelle. Deng Xiaoping a engagé la Chine dans l’économie de marché à la mort de Mao, et Indira Gandhi a rompu avec l’attitude nationaliste héritée de l’indépendance indienne. Dans cet État où la bureaucratie freinait la croissance, mais pas la corruption, les tarifs douaniers ont connu des baisses spectaculaires (jusqu’à 100%), la roupie a été dévaluée, et la relation économique au monde extérieur entièrement reformulée.

La Chine a libéré les prix agricoles mais pas la propriété des terres (ce qui évite à la fois la révolte paysanne et l’exode rural). Elle sous-évalue sa monnaie, et investit massivement dans l’éducation et l’industrie. Avec le système du houkou, selon lequel chacun doit vivre, éduquer ses enfants, etc., dans le lieu de résidence de sa mère, 130 millions de Chinois, soit le quart de la main d’œuvre urbaine, sont par ailleurs assimilés à des immigrés dans leur propre pays. L’avantage du houkou est politique. Cette « armée industrielle de réserve », comme l’aurait qualifiée Marx, joue un rôle d’amortisseur.

3. Du déjà vu

Les moteurs de la croissance asiatique ont déjà été éprouvés en Occident. Grâce à un taux élevé, proche de 50 %, la pléthorique épargne chinoise (l’équivalent du PIB français) « libère le verrou qui a longtemps bridé la croissance des pays émergents, en Amérique latine notamment » (p. 206). Les investissements ne sont pas freinés par le manque de devises. D’autant que le taux de profit dépasse les capacités d’investissement, contrepartie de la faiblesse des salaires.

Par la concurrence qu’elles entretiennent, les provinces chinoises jouent par ailleurs le rôle des États-nations européens. Avec les interrogations que fait peser le nationalisme entretenu par Pékin pour garder la main. « On ne peut résister ici à la comparaison avec l’Allemagne d’entre les deux guerres, déchirée entre le pouvoir prussien, réincarné ici par le parti communiste chinois, et la bourgeoisie montante, portée par les milieux d’affaires et la ploutocratie » (p. 212).

Lié à une forte démographie, le développement indien est moins spectaculaire. D’autant que les castes fixent une division du travail qui se maintient au fil des générations. La mise en place d’une discrimination positive se traduit cependant par la migration des élites, du monde politique vers le monde économique. Comme en Occident.

4. L’État contre Malthus ?

Daniel Cohen souligne que la réussite japonaise , « copiée partout en Asie », est liée à la capacité du pays à s’être doté de « ces biens publics fondamentaux que sont l’école, la santé publique, la justice, le territoire » (p. 233).

Ces facteurs sont absents chez le « milliard du bas » , c’est-à-dire dans les pays à la périphérie de la mondialisation. La croissance a bien « besoin de s’appuyer sur le cadre moderne des États-nations » (p. 232), comme ce fut le cas en Europe. Entre les deux modèles antérieurs, les grandes cités et les empires, l’État-nation, despotique puis démocratique, est devenu le garant de la propriété et de la sécurité. Il a fait couler beaucoup de sang, mais la rivalité entre les puissances européennes a été source de dynamisme. Outre-mer, elle a donné un avantage décisif aux Occidentaux.

En ce sens, la Première Guerre mondiale a constitué un aboutissement logique. Issue de la prospérité allemande, elle exposa la « première fragilité du monde à venir » : l’industrialisation des pays émergents leur donnant les moyens de s’imposer par la force, comme cela s’est passé en Europe, où « les guerres semblent naître de la croissance et non l’inverse » (p. 181).

En associant avec succès expansion démographique et progression du revenu, les pays d’Asie mettent en échec la loi de Malthus, qui a influencé des penseurs comme Marx ou Darwin. Le travail ne paie pas, disait Malthus : plus une société est industrieuse, plus le rendement de l’heure travaillée s’affaiblit. Et le revenu des habitants ne peut pas progresser. Car si le revenu d’une nation augmente, la population augmente plus vite encore, se heurtant au manque de terres pour la nourrir. En raison, notamment, de rendements décroissants.

En d’autres termes, les Asiatiques ont payé leur hygiène au prix fort. En ne se lavant pas, les Européens ont entretenu une forte mortalité, qui a permis d’avoir moins de bouches à nourrir, et donc d’améliorer le sort des survivants. De prospérer. Ce sont de tels vices qui ont fait progresser les économies occidentales. Pour reprendre la formulation d’Adam Smith : « Il est impossible que la vertu, seule, rende jamais une nation célèbre et glorieuse ».

5. Un monde conflictuel

Si la convergence générale vers le capitalisme semble donner raison à Francis Fukuyama, le monde n’apparaît nullement apaisé pour autant, comme en témoignent les pogroms anti-musulmans au Gujarat ou le lynchage de Chinois prospères aux Philippines. La crise de l’État, due à une économie qui patine, transforme les minorités en boucs émissaires commodes, avec des conséquences que le nazisme allemand a tristement illustrées.

Selon le sociologue Arjun Appadurai, la chute du mur de Berlin a conduit les minorités à exiger leur reconnaissance, alors même que la poussée de l’économie de marché « entraînait dans une solitude inédite les nouvelles couches » malmenées par les flux de la mondialisation. Ce cocktail explosif a éclaté dans les années 1990. Et il ne va pas disparaître de sitôt : selon les Nations-Unies, un milliard d’individus appartiennent à des groupes « victimes d’une forme ou d’une autre d’exclusion ethnique ».

L’émergence de l’islamisme politique est également apparue comme l’expression d’un rejet qui n’aurait pas vu le jour sans les expériences ratées de socialisme d’État en Égypte ou en Syrie, qui ont fait du champ religieux, le seul terrain possible de contestation.Ces conflits s’ajoutent aux frustrations générées par la croissance elle-même, drogue, aux plaisirs éphémères. L’homme moderne reste affamé de biens dont il ignorait l’existence quelques années auparavant. D’où le paradoxe d’Easterlin : le bonheur ressenti n’est pas lié au niveau de richesse atteint, mais à son accroissement.

6. Les anciennes civilisations vont-elles dominer le monde ?

Si les pays d’Asie rejoignent les pays occidentaux dans la production de biens matériels, le capital est devenu un bien immatériel », souligne Daniel Cohen, en visant la recherche-développement (R&D) la publicité, la mode et la finance. Domaines où les pays riches gardent fermement la main. Pour une raison simple : la « nouvelle économie » s’appuie sur les technologies de l’information et de la communication.

En rupture totale par rapport aux modèles analysés par Smith ou Keynes, elle se caractérise par des rendements désormais croissants : la première unité est onéreuse, les suivantes ont un coût négligeable. Ce qui revient cher dans la production d’un logiciel ou d’un médicament générique, c’est la conception du produit. La source de plus-value réside donc dans le temps de recherche, et non plus dans le travail productif.

Dévalorisé, celui-ci devient un coût qu’il s’agit d’externaliser. Voilà pourquoi une entreprise peut très vite acquérir une position inexpugnable (Google, Microsoft…) : la rente foncière a son équivalent dans les technologies de pointe.Que la R&D relève des pays riches pour 95 % signifie aussi que des maladies ne font pas l’objet de recherches, faute de clients solvables. C’est peut-être cet antagonisme croissant entre bien public et biens privés qu’illustre d’abord la crise des subprimes. Le rêve de Wall Street – « fabriquer des firmes sans usines et sans travailleurs » – s’est écroulé avec fracas en 2007, illustrant les dérives du capitalisme financier et sa logique de « l’argent fou ». Comme au début du XXe siècle, les 1 % d’Américains les plus riches gagnent aujourd’hui plus de 16 % du revenu national.

Les crises de 1929 et 2007 ne sont pas des accidents de parcours. Daniel Cohen consacre d’ailleurs un développement à la « grande crise », qui a poussé vers la guerre une Allemagne qui comptait 25 % de chômeurs.

Finalement, le principal risque du XXIe siècle tient moins à la confrontation des cultures ou des religions qu’à celui d’une répétition planétaire, de l’histoire de l’Occident. D’autant que la Terre a des limites qu’on commence à toucher du doigt : disparition des espèces, réchauffement climatique, etc. « La mondialisation marque une nouvelle rupture dans l’échelle des problèmes créés par l‘homme », résume l’auteur (p. 248), qui plaide pour « une nouvelle manière de concevoir la croissance économique », en tenant compte d’une nécessaire révolution environnementale.

7. Conclusion

La période de croissance qu’a connue l’Europe, doit être pensée comme une exception, à l’échelle de l’humanité, et non comme un modèle à suivre. Il est d’ailleurs impossible, pour des raisons écologiques, d’emprunter les voies qui ont présidé à la naissance du capitalisme. Capitalisme, dont la dynamique interne a finalement conduit les Européens à un suicide collectif.

Les économies immatérielles seront-elles moins fragiles que les sociétés industrielles ? Rien n’est moins sûr. Les inégalités, désormais mondialisées, laissent augurer un « éternel retour de la violence ». Ce qui est évident, par contre, c’est que pour la première fois de son histoire, la planète « ne peut plus se permettre de corriger, après coup, ses erreurs. Elle doit parcourir mentalement le chemin inverse de celui que l’Europe a suivi depuis le XVIIe siècle. Cet effort n’est ni impossible, ni même improbable, mais plus simplement : il n’est pas certain. » (p. 309).

8. Zone critique

Si l’ouvrage de Daniel Cohen est riche de nombreux exemples, le prix à payer pour cette diversité est un survol poussé à l’extrême des auteurs et des éléments historiques. Même la crise de 2007 n’y échappe pas.

La construction même de l’ouvrage peut également dérouter : suite de petits développements, qui justifie sans doute que l’auteur, dans sa préface, soit conduit à en préciser le fil directeur. Pour autant, Daniel Cohen dégage nombre de pistes de réflexion sur l’économie (auteurs et thèmes) mais aussi sur l’histoire et la philosophie.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie. Paris, Albin Michel, 2009.

Du même auteur– Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, Paris, 1997.– Trois leçons sur la société post-industrielle, Éditions du Seuil, Paris, 2006.– Il faut dire que les temps ont changé... Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Albin Michel, 2018.

Autre piste– Joseph Stiglitz, Peuple, pouvoir et profits, Paris, Les Liens qui libèrent, 2019.

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