Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Dany-Robert Dufour
La « cité perverse » désigne la société pornographique dans laquelle nous vivons, c'est-à-dire une société postmoderne qui exhibe ce qui devrait être dissimulé et qui tire son héritage du libertinage du XVIIIe siècle, où l’individu étend sa capacité de maîtrise et de plaisir. En parallèle, un régime économique adéquat voit le jour : le libéralisme. Ainsi l’auteur révèle-t-il un lien de continuité entre les pratiques pornographiques et les activités marchandes. Pour en comprendre le fonctionnement, il faut remonter l’histoire de la libération des passions et des pulsions.
La pensée libérale ne se limite pas au champ économique, elle englobe l’ensemble de la société qui a subi un renversement d’ordre métaphysique à partir du tournant des années 1700. Le point de bascule est lié à l’avènement de l’égoïsme ou du self-love que Blaise Pascal s’approprie à travers la notion d’« amor sui ».
L’ouvrage retrace la genèse de l’individualisme. « Il n’y a pas de limite à ce à quoi j’ai droit ; (…) je dois absolument prouver que je suis essentiellement différent de l’autre et que celui-ci ne peut rien m’apporter ; (…) je suis toujours, réellement ou potentiellement, victime de l’autre. » (p. 49) L’Autre est perçu comme l’objet de ma propre jouissance potentielle : « L’alter ego n’est donc plus compris comme la condition de sa propre réalisation, mais comme une cause permanente d’entrave, d’insatisfaction, de complication, voire de dépossession » (pp. 48-49).
L’auteur développe l’hypothèse d’un monde sadien, c'est-à-dire un monde qui obéit à l’injonction sans cesse renouvelée de jouir. On parle alors d’une jouissance qui dépasse la dimension sexuelle pour innerver l’ensemble de la sphère sociale. « Nous sommes entrés dans un monde sans vergogne, un monde obscène » (Id.). Est obscène « ce qui ne doit pas être montré sur scène » et qui, pourtant, se retrouve exposé. L’étymologie nous donne à voir, c’est le cas de le dire, la portée pornographique de notre société puisque, dans l’ancien temps, l’exhibition de la jouissance était prohibée.
« La porno-graphie, c’est donc écrire, ou mettre en avant, ou mettre en scène, ce qui, généralement, ne s’expose pas en public. » (p. 27) La naissance du libéralisme équivaut donc à la libération des passions et des pulsions.
Le parcours est le suivant : de saint Augustin au Ve siècle, repris par Pascal au XVIIe autour des notions d’Amor Dei/amor sui dont il tire le fil des trois concupiscences : la passion de la connaissance, celle des sens et celle de la domination (libido sciendi, sentiendi, et dominandi) ; au XVIIIe siècle, les théories économiques d’Adam Smith et sa « main invisible », puis les écrits du « divin Marquis » de Sade ; jusqu’à bien plus récemment Lacan et avant lui Freud. À cela s’ajoutent quelques figures secondaires qui néanmoins ont apporté leur pierre à l’édifice : Pierre Nicole, Pierre Bayle et Bernard de Mandeville.
La proposition pornographique de Pascal se résume ainsi : tirer un ordre de la concupiscence, c'est-à-dire réformer le monde en s’appuyant sur l’amour-propre. Quant à Pierre Nicole, il propose un « amour-propre éclairé ». Sa proposition est audacieuse, voire impensable avant lui : il stipule « la séparation de l’éthique chrétienne de l’individu tournée vers la sainteté et de la vertu civique dans la société. Ce qui donne une proposition qui s’énonce ainsi : il n’y a pas besoin que les individus soient vertueux pour que la société le soit, vertueuse » (p. 115). Après lui, son disciple Pierre Bayle défend l’idée qu’une société athée peut être vertueuse, car « ce qui compte, ce n’est pas ce qu’exhibent les individus en matière de vertus, c’est le plan caché de Dieu à leur égard qui va jusqu’à l’utilisation des vices privés – et notamment l’amour-propre – pour satisfaire le souverain bien, la vertu publique » (p. 127).
Le calviniste hollandais d’origine française, Bernard de Mandeville, illustre cette métamorphose du pacte social à travers une fable intitulée « La fable des abeilles ». La maxime la plus éloquente de son allégorie est programmatique : les vices privés font la vertu publique, et permettraient d’accéder à la richesse. En somme, Pascal réhabilite la passion de la connaissance, Nicole et Bayle réhabilitent la passion de la domination et Mandeville s’occupe de la passion des sens et de la chair pour ouvrir grand la porte à Sade. Pour ce dernier, enfin, une société ne peut être vertueuse que si les individus ne le sont pas.
1929 marque une crise inédite du crédit et de la surproduction. C’est aussi le moment où Sade ressort de terre : d’une part, chez les intellectuels français qui s’intéressent à sa vie (biographies, rééditions, réflexions philosophiques menées par Klossowski, Blanchot, Bataille ou encore Lacan) ; d’autre part, aux États-Unis, un certain Edward Bernays réalise le coup du siècle en termes de propagande : le tabac ne s’adresserait qu’à la part masculine de la population, il faudrait donc pousser l’autre moitié de l’humanité à la consommation ! Mais comment l’intégrer dans les mœurs ?
Bernays montre que la cigarette est un symbole phallique qui assoit la domination masculine. Il s’agit alors de convaincre les femmes, qu’en fumant, elles gagnent en émancipation. Il profite d’un défilé à New York pour diffuser son idée : il délivre des cigarettes à plusieurs femmes en guise de « Torches de la liberté », et lance une nouvelle mode. Par là, il s’agit de « démocratiser la jouissance de l’objet » (p. 217). Le tour de main sonne l’exploitation industrielle des pulsions.
L’époque voit naître la figure de la pin-up et de ses déclinaisons : « grandes actrices hollywoodiennes, majorettes. (…) Sous forme de bishôj japonaises des mangas pornos, poupées gonflables sexuelles, poupées moulées gonflantes, drag-queens… » jusqu’à la pornstar qui bientôt sera présentatrice vedette : on assiste à l’infiltration du pornographique au sein de l’espace public. La pin-up est un vecteur entre l’économie libidinale et l’économie marchande : elle vend un objet érotisé, « l’objet dont l’homme est invité à s’emparer est le tenant-lieu métonymique de la pin-up, c'est-à-dire de la femme sexuellement parfaite ; l’objet présenté par la pin-up et acheté par la femme permettra à cette femme de devenir pin-up par procuration, c'est-à-dire sexuellement désirable » (p. 223).
Vient ensuite l’avènement du rock’n roll comme invention du « coup de reins fatal, le déhanchement érotique pelvien décisif contre les attitudes straight attribuées aux inhibitions sexuelles résultant du patriarcat et de l’hétérosexualité » (p. 242), mais c’est aussi la manière d’habiter qui change (quartiers pavillonnaires), les modes de consommation (grandes surfaces, fast-food, voiture, électroménager et, bien sûr, la télévision qui trône dans les foyers, ainsi que la révolution contraceptive avec la pilule) – qui mettent l’objet de consommation au premier plan. Autant de vecteurs privilégiés de la publicisation pornographique … C’est la production perverse-puritaine du capitalisme.
Étant donné qu’il est question de perversion, il est normal de se référer à son domaine d’expression, la psychanalyse, à travers un retour aux fondamentaux. La perversion se situe entre la névrose (communément partagée, elle est une caractéristique quasi « normale » de l’individu) et la psychose. La perversion « constitue le dernier rempart contre la psychose » (p. 357). Lacan intervient autour d’une question d’éthique de la psychanalyse. Il reprend deux lois morales antithétiques : « La loi kantienne qui m’oblige à considérer l’autre comme une fin en lui-même (et non comme un moyen pour réaliser mes fins), et la loi sadienne (celle qui dit : “ Jouis ! ”) qui me pousse, au contraire, à considérer l’autre comme un moyen pour réaliser mes fins » (p. 308). Le credo de Lacan exhorte à agir en conformité avec son désir : « Tu ne cèderas pas sur ton désir ».
Il s’agit de substituer au plan divin, celui de la mère Nature, une nature archaïque qui exalte la pulsion et met aux commandes des tyrans imposant leur jouissance. Aussi, on assiste à un déplacement de la figure autoritaire pour que l’individu puisse répondre à son désir d’autofondation. Ce n’est plus la religion du Père qui prévaut, mais celle de la divine Nature.
Dans cette perspective, le fameux slogan « travailler plus pour gagner plus ! » implique l’idée d’espérer plus d’argent, afin de consommer plus et donc de jouir davantage : « Le travail, ainsi défini, ne sert plus à produire aucune œuvre, mais seulement à jouir plus » (p. 327). Ce qui a changé, dans la production des objets est qu’autrefois, celui qui les produisait – l’ouvrier – ne jouissait pas de l’objet. Or, la nouvelle forme de capitalisme que nous connaissons permet à l’ouvrier de jouir de sa production : « Quelque chose de la jouissance de l’objet est accordé au producteur, qui n’aura pas seulement droit à la reproduction de sa force de travail, mais aussi à la consommation, c'est-à-dire à quelques parcelles de jouissance » (p. 328).
L’homme naît inachevé, il est un être prématuré comme en témoignent certaines de ses caractéristiques physiques (cloisons cardiaques et boîte crânienne non fermées, insuffisance des alvéoles pulmonaires, absence de système pileux et de dentition de lait à la naissance, etc.). On parle de néoténie.
Pour suppléer à cette pré-maturation, l’homme se parachève en une seconde nature : la culture. L’homme est donc un « animal néoténique », un être fini et imparfait, capable d’inventer ou de supposer un être infini et parfait, qui peut prendre la forme de Dieu ou d’un être suprême équivalent. Plus encore, « la survie de l’homme (…) passe par la création d’êtres de surnature, c'est-à-dire des êtres de culture qui, bien que n’existant pas, se révèlent dotés d’une puissante efficacité symbolique », grâce à sa capacité de langage. En effet, cette dernière permet à l’homme d’atteindre de telles représentations jusqu’à se constituer lui-même en sujet : par cet Autre parfait (Dieu ou le grand Sujet), l’homme se subjective donc se soumet : il se fait sujet (du latin subjectum qui signifie soumis).
Le langage et l’art nous permettent de créer du grand Sujet et, par conséquent, engendrent la subjectivation. La fondation du sujet fonctionne ainsi : le sujet (s) invente le grand Sujet (S), qui lui-même conduit à l’affirmation du sujet (s)… Pour sortir de la spirale, trois solutions existent : la névrose, la psychose et la perversion. La première consiste en une dette symbolique envers l’Autre auquel je dois tout (c’est le cas de l’hystérique qui se plaît à séduire une grande figure tout en lui échappant).
Dans la psychose, le sujet est soumis au grand Sujet qui lui fait concurrence dans son autofondation : le sujet ne peut coexister avec Dieu (ou le grand Autre), il se livre donc à un combat sans fin pour affirmer son identité. Quant à la perversion, elle se veut une solution plus complexe qui implique la présence d’un tiers. Ainsi met-elle en jeu la question de l’énonciation selon laquelle le « je » ne saurait exister sans la présence d’un « tu ».
Le comportement de chacun s’évalue dans son rapport à la Loi (aussi bien celle des hommes que celle de la nature) : le névrosé subit la loi et s’y soumet ; le pervers la récuse, il considère que la loi concerne les autres. Les questions relatives au genre apparaissent comme une contestation de la Loi, celle de la différence des sexes. De fait, le névrosé né homme accepte le fait de n’être pas une femme tandis que le pervers considère que l’état de nature n’est qu’une convention humaine parmi d’autres : il est donc en mesure de la contester.
La Cité perverse assène une injonction à jouir doublée d’une interdiction à la jouissance : l’injonction paradoxale reconduit la figure du pervers-puritain dans la société contemporaine. On vit entourés de publicités sexualisées présentant un ensemble de procédés pulsionnels parmi lesquels de très jeunes filles dénudées… mais « s’il prenait à quiconque la mauvaise idée de lorgner, ou même de sourire gentiment, voire innocemment, à une jeune fille (…) il ne faudrait pas longtemps avant que cet individu soit identifié comme le dangereux pédophile de service » (p. 391).
À partir de cette analyse, on peut relire de manière éclairante la controverse autour de #MeToo, car « la Cité perverse d’aujourd’hui est pleine de victimes : il y a celles de prédateurs et il y a les victimes… de leur propre passage à l’acte » (p. 438). Dufour rappelle dans son ouvrage que les pires pervers sont bien des produits de la culture, et plus précisément de la culture capitaliste, engendrée depuis l’avènement du libéralisme au XVIIIe siècle.
L’expression « Je sais bien… mais quand même » illustre, selon l’auteur, la rhétorique perverse. On ne s’étonne pas qu’il soit classé parmi les « néo-réactionnaires » à la lecture de certains passages, notamment autour de la question du transsexualisme qu’il traduit ainsi : « Je sais bien (que je suis un homme), mais quand même (je suis une femme) », s’obstinant à nier les identités de genre (qu’il qualifie de rapports mensongers à soi et aux autres).
Il anticipe la critique et se défend d’être réactionnaire, bien qu’il prenne position contre la PMA et la GPA et qu’il ne se montre pas tendre avec les pratiques sexuelles n’aboutissant pas naturellement à la procréation. De son point de vue, il ne porte pas de jugements, mais se constitue en ethnographe décrivant un tableau social.
Ouvrage recensé
– La Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël, coll. « Folio essais », 2009.
Du même auteur
– L’Art de réduire les têtes, Paris, Denoël, 2003.Paris, Denoël, 2007.– L’individu qui vient… après le libéralisme, Paris, Denoël, 2011.
Autres pistes
– D.A.F. de Sade, Œuvres, tomes I-III, Paris, La Pléaide, 1990.– Jean-Pierre Le Brun, La perversion ordinaire, Paris, Flammarion, 2015 .