Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Daron Acemoglu et James A. Robinson
Pourquoi certains pays sont-ils riches et d’autres pauvres ? Est-ce dû à la culture, au climat, à la géographie, ou encore à l’ignorance des dirigeants politiques ? Pour les auteurs, l’histoire impose une explication entièrement différente : c’est la présence ou l’absence de certaines institutions politiques et économiques qui seules assurent ou entravent la marche vers la prospérité.
Ce livre s’ouvre sur un avant-propos consacré au « printemps arabe » de 2011, les auteurs formant le vœu que, à la suite de ces diverses « révolutions de jasmin », la prospérité économique atteigne enfin cette partie du monde.L’ouvrage est en effet construit en prenant appui sur une grande variété d’exemples historiques. Aussi le lecteur est-il convié à la fois dans la Venise médiévale et dans les cités-États mayas de l’Amérique précolombienne, dans la Rome antique et dans l’Angleterre du Moyen Âge et des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, dans le Botswana de la fin du XIXe siècle et dans le royaume Kongo du XVIe siècle, sans oublier la Colombie contemporaine, le Guatemala ou la Sierra Leone.
Le thème du poids de l’histoire est ainsi omniprésent dans Prospérité, puissance et pauvreté : les auteurs montrent et démontrent comment le développement des institutions, à la suite parfois de circonstances très accidentelles, comme la peste noire en Europe au XIVe siècle ou la défaite de l’Invincible Armada espagnole par l’Angleterre d’Élisabeth Ire, engendre des conséquences multiples aux effets incalculables sur le plan économique.
En d’autres termes, l’ouverture d’une société, sa volonté d’inclure le nombre le plus important possible d’acteurs autonomes ainsi que de permettre, sur le plan économique, la « destruction créatrice » qui seule est à l’origine d’une croissance véritable constituent des facteurs décisifs pour le développement.
L’événement fondateur pour le développement économique mondial a été la Glorieuse Révolution anglaise de 1688, qui a vu le renversement de la dynastie catholique des Stuart au profit de la dynastie protestante des Orange. Du même coup, une société aristocratique fondée sur les privilèges a été remplacée par une société bourgeoise fondée sur les talents et les capacités, donc sur une forme, en quelque sorte, de méritocratie.Cette révolution, un siècle avant la Révolution française de 1789, fut le point de départ de la mise en place des conditions de liberté politique, économique et sociale qui devaient, à peine quelques décennies plus tard, donner naissance à la révolution industrielle.
Née elle aussi en Grande-Bretagne, cette dernière fut la toute première expérience de développement économique au monde. Et, depuis, tous les pays qui se sont développés économiquement ont peu ou prou suivi les voies de la révolution industrielle britannique.Autant dire que, dans la voie de la pauvreté vers la richesse, la Grande-Bretagne a été pionnière. Et que ce sont ses institutions, politiques, économiques et sociales, qui lui ont permis de passer de l’une à l’autre.
Les auteurs établissent une distinction fondamentale, qui sert de fil conducteur tout au long de l’ouvrage, entre ce qu’ils nomment les institutions inclusives et les institutions extractives.
Les institutions inclusives correspondent à celles qui, du point de vue politique aussi bien qu’économique, permettent la plus large participation du plus grand nombre possible d’acteurs au gouvernement de la société dont ils font partie. On peut dire que c’est le nom que les auteurs donnent à ce que l’on nomme, dans la culture démocrate-chrétienne propre à la construction européenne, le « principe de subsidiarité » : ne pas faire prendre de décisions collectives à un niveau supérieur à celui auquel elles peuvent être prises efficacement. Soit, en clair, toujours privilégier une certaine forme d’autogestion maximale de toutes les communautés humaines, à commencer par la famille, cellule de base de la société.
Ainsi, du point de vue politique, la démocratie parlementaire constitue-t-elle l’institution inclusive par excellence : aucun autre système ne permet une participation aussi large de l’ensemble du corps social au jeu politique. Du point de vue économique, l’économie de marché, le régime de libre entreprise et la libre concurrence représentent le nec plus ultra des institutions inclusives, puisque, là encore, ces systèmes garantissent la participation du plus grand nombre au fonctionnement de l’économie.
Enfin, les auteurs définissent un certain nombre d’éléments qui sont la condition des institutions inclusives. Le premier de ces éléments est la sécularisation : seules les sociétés qui reconnaissent la légitimité et la validité de la séparation entre le spirituel et le temporel peuvent se doter d’institutions véritablement inclusives.
L’existence d’un État de droit, apportant des garanties juridiques sûres et concrètes à ses citoyens, constitue une deuxième condition, et la reconnaissance du pluralisme social, une troisième. L’existence de corps intermédiaires dans l’ensemble de la société, qui constituent l’oxygène de ce que l’on nomme la société civile, est la quatrième condition à l’existence d’institutions inclusives. Enfin, le rôle fondamental joué par l’individualisme et par ses valeurs, clé de voûte de l’ensemble des institutions inclusives, est le cinquième et dernier critère qui conditionne l’existence de ces dernières.
L’autre type d’institutions que les auteurs caractérisent reçoit le nom d’« extractives ». De telles institutions sont un frein extrêmement puissant à la croissance économique (mais également sociale) : elles représentent une forme de désincitation à la croissance.
Du point de vue social, l’esclavage ou le servage constituent d’une certaine manière le summum des institutions extractives. Ne serait-ce que parce qu’en réduisant une part, souvent importante, de la population à des conditions économiques de survie, une société se prive d’un grand nombre de consommateurs potentiels, et donc d’une source non moins grande de croissance économique.
Du point de vue économique, toute forme de monopole, public ou privé, est également extractif par nature : tout monopole expulse en effet hors de la sphère de l’économie un nombre considérable d’acteurs, sinon la très grande majorité de ces derniers.
Du point de vue politique, tous les arsenaux juridiques ségrégationnistes, comme l’ensemble de lois dites « Jim Crow » dans le Sud des États-Unis entre les années 1870 et les années 1960, ou les dispositions instituant l’apartheid en Afrique du Sud jusqu’en 1995, sont éminemment extractifs.Existe-t-il encore de par le monde des pays dans lesquels des institutions extractives s’imposent à l’ensemble d’une société ? Bien sûr que oui. Dans la Chine contemporaine, la dictature communiste constitue un excellent exemple d’institution extractive : elle ne permet pas un développement autocentré, harmonieux et pluraliste de la société locale, non plus d’ailleurs que de son économie.
Les auteurs donnent plusieurs exemples d’États qui, sur le long terme, ont su édifier des sociétés inclusives. Parmi eux figure en bonne place le Japon de l’ère Meiji, qui débute en 1867 pour se terminer en 1912, et qui correspond au règne de l’empereur Mutsu-Hito, également dénommé Meiji du nom que l’on donna à sa période de gouvernement, selon l’usage japonais traditionnel d’après lequel à chaque empereur correspond le nom d’une ère.
Fondamentalement, l’ère Meiji correspondit pour le Japon à une expérience de modernisation autoritaire qui devait créer les conditions de la prospérité économique. La féodalité fut abolie, et remplacée par des structures administratives modernes. L’empereur Meiji mit fin, dès le début de son règne, à l’isolement du pays, qui datait de l’ère des Shoguns, dite également ère Tokugawa, du nom de la famille des Shoguns héréditaires, entre le début du XVIIe siècle et 1867.
Cette absence de contacts avec l’étranger avait déjà été mise à mal par l’expédition du Commodore américain Perry, qui en 1853 avait contraint le Japon à ouvrir ses ports aux navires étrangers et, en conséquence, également au commerce étranger. L’isolement triséculaire du Japon prenait ainsi fin, qui avait permis un développement autocentré et particulièrement homogène ethniquement et culturellement, mais également extractif du point de vue des institutions.
Pour rendre les institutions japonaises inclusives, et leur faire accomplir une mutation aussi profonde que fondamentale, l’Empereur Meiji adopta le régime parlementaire représentatif tel qu’il existait en Europe ou aux États-Unis et, surtout, il développa l’éducation à tous les niveaux : ce fut la pierre angulaire de toute sa politique de réformes profondes de la société japonaise. Notamment, il opéra un rattrapage à marche forcée du point de vue scientifique et technique, acclimatant les dernières découvertes occidentales dans ces deux domaines à la culture japonaise traditionnelle.
Soumise à de tels changements, cette dernière se modifia profondément, conservant certains de ses traits distinctifs mais, plus globalement, accédant brutalement à la modernité politique et économique ainsi qu’éducative, scientifique et technique. C’en était fini du repli sur soi de l’Empire du Soleil levant : débutait alors l’ère de prodigieuse expansion du pays qui se poursuit encore aujourd’hui.
De nombreux penseurs, théoriciens et philosophes ont émis l’hypothèse que le climat ou la culture d’origine constituaient des éléments déterminants pour le développement économique.Les auteurs ne partagent pas ce point de vue. Ainsi, ils prennent pour exemple, que l’on pourrait tout aussi bien dénommer contre-exemple, le cas des deux Corée, qu’ils nomment « l’économie du 38e parallèle », du nom de la ligne qui sert de démarcation entre la Corée du Nord et la Corée du Sud.Les deux Corée, donc. La même géographie, le même climat, le même peuple, la même langue, la même histoire, la même culture. Pourtant, deux États distincts. Au nord, la Corée du Nord, dictature communiste issue de la « libération » du pays par l’URSS en 1945, après un demi-siècle de colonisation japonaise. Au sud, la Corée du Sud, démocratie libérale (certes depuis peu) libérée du même joug et à la même période par les États-Unis.De 1950 à 1953, une guerre opposa les puissances occidentales, sous couvert de l’ONU, à l’Union soviétique pour réunifier les deux Corée. Guerre épuisante, et qui n’eut aucun vainqueur. En définitive, les belligérants optèrent pour le statu quo ante et pérennisèrent la fameuse ligne de démarcation séparant les deux Corée, la communiste et la libérale.
Mais, entre 1953 et l’époque actuelle, l’évolution des deux parties du pays ne fut pas la même. La Corée du Nord maintint une dictature implacable, privant ses habitants de toute liberté politique et économique. Avec, pour résultat, un pays arriéré, connaissant régulièrement la famine et dépendant en grande partie de l’aide alimentaire extérieure pour sa subsistance. Un pays qui ne s’est pas développé économiquement, investissant la quasi-totalité de ses maigres ressources dans les équipements militaires.
En Corée du Sud, au contraire, le régime pro-occidental fit le choix d’une industrialisation à marche forcée. Avec pour résultat qu’aujourd’hui la Corée du Sud est un pays développé à part entière, riche, qui connaît le plus fort taux d’éducation supérieure au monde, et qui n’a rien à envier aux pays d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord en matière de performances économiques.
Où il est prouvé que le climat, la géographie et la culture ne sont que quantités négligeables dans la naissance de la richesse ou de la pauvreté…
Les auteurs rappellent que, s’il existe aujourd’hui tant d’inégalités dans le monde, c’est parce qu’au cours des XIXe et XXe siècles certains pays ont pu et ont su profiter de la révolution industrielle, alors que d’autres s’en sont révélés incapables. Car, sans être l’unique moteur de la prospérité économique, l’évolution technologique en constitue l’élément le plus important. Pour autant, était-il inévitable, sur le plan à la fois historique, géographique, culturel et ethnique, que l’Europe de l’Ouest, l’Amérique du Nord et le Japon deviennent à ce point plus riches que l’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud ou l’Amérique latine ?
Était-il inévitable que la révolution industrielle se produise au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, et pas ailleurs, à une autre époque ? Pour répondre à de telles questions, les auteurs exposent une théorie expliquant pourquoi certains pays sont devenus riches alors que d’autres continuent à stagner dans la pauvreté.
La plupart des critiques de Daron Acemoglu et James A. Robinson pointent du doigt le même travers de leur ouvrage : le caractère univoque, voire mécaniste de leur thèse sur les origines de la prospérité économique. Leur propos, en effet, rappelle un peu celui de l’économiste américain Rostow, avec ses cinq étapes de la croissance économique, qui prend son envol à partir du « take off », le décollage. Par ailleurs, un certain nombre d’exemples infirment les thèses des deux auteurs.
Ainsi, la croissance spectaculaire de la Corée du Sud et de Taïwan ou, à un moindre degré, celle de la Thaïlande et de la Malaisie ont eu lieu au sein de sociétés autoritaires largement non démocratiques, et au sein desquelles les institutions n’étaient pas particulièrement « inclusives ». Or, dans ces quatre pays, le développement économique est durable et la prospérité a bien été au rendez-vous des politiques économiques menées par les élites politiques.
Ouvrage recensé– Prospérité, puissance et pauvreté, Genève, Markus Haller, 2015.
Autres pistes– Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l'égalité des chances, Paris, La Découverte, 2019.– Thomas Piketty, Rapport sur les inégalités mondiales 2018, avec Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Paris, Le Seuil, 2018.