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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Perdre sa culture

de David Berliner

récension rédigée parAnne BothAnthropologue, secrétaire de rédaction de la revue Études rurales (EHESS- Collège de France) et collaboratrice du Monde des livres.

Synopsis

Société

Perdre sa culture est le premier ouvrage de l’anthropologue belge David Berliner. Dans cet essai, il examine les nostalgies patrimoniales contemporaines à travers deux enquêtes ethnographiques – l’une en Guinée-Conakry, l’autre au Laos – et la posture des médiateurs culturels que sont, en quelque sorte, les anthropologues. Une stimulante invitation à repenser les différentes façons d’hériter et de transmettre le passé ainsi qu’à revisiter les notions de patrimoine, de permanence mais aussi d’oubli.

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1. Introduction

Perdre sa culture, premier ouvrage de David Berliner, qui entend interroger « les concepts de perte, de permanence, de mémoire, de transmission et de patrimoine » (p.129), s’appuie sur deux enquêtes ethnographiques. La première s’est déroulée à partir de quatre missions réalisées entre 1998 et 2002 chez les Bulongic (population côtière de Guinée-Conakry) où a séjourné l’anthropologue. La seconde a été entamée en 2007 à Luang Prabang, capitale culturelle du Laos, inscrite sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1995.

Très éloignés culturellement et géographiquement, ces deux terrains ont été motivés par la même problématique. Que signifie pour ces populations de perdre sa culture ? Si cela témoigne d’une angoisse, de quelle angoisse s’agit-il ? Quel rôle joue la nostalgie ? Les deux cas traités ici, très différents, sont davantage juxtaposés que réellement comparés.

Mais, quoique traités dans des chapitres séparés, ils sont abordés sous le même angle : celui de la perte réelle ou imaginaire de la culture.

Dans l’exemple africain, la transmission d’un culte préislamique est devenue impossible avec la disparition des rites d’initiation, tandis que dans l’exemple asiatique l’esprit du lieu semble irrémédiablement perdu, volatilisé avec la patrimonialisation.

Quant aux anthropologues, ils sont, depuis longtemps, empreints de sentimentalisme et de nostalgie dès lors qu’ils étudient des populations dont la culture serait menacée. Ce livre, qui reprend des travaux en partie déjà publiés dans des articles, est porté par une écriture élégante et un propos d’une grande clarté. Il est étonnant et rappelle que les apparences sont souvent trompeuses. Perdre sa culture n’est pas ce que l’on croit et encore moins ce que l’on voit.

2. Une disparition inquiétante ?

Le premier terrain ethnographique concerne la disparition d’un rite préislamique chez les Bulongic, un des sept sous-groupes baga, de Guinée-Conakry. En effet, à partir des années 1930, des notables se sont convertis à l’islam, entraînant avec eux, en l’espace de deux décennies, l’ensemble de la population.

Ainsi, le culte du masque-serpent, appelé Mossolo Kombo, considéré comme incompatible avec la foi musulmane, est abandonné. En 1954, l’anthropologue Denise Paulme (1909-1998), de retour de ce qui est encore la Guinée française, annonce la fin des Bulongic : les anciens, détenteurs de savoirs secrets, ne pourraient plus les transmettre puisqu’il n’y a plus d’initiation. Pourtant, quatre décennies plus tard, Berliner observe, sur le terrain, des jeunes évoquant très souvent le pouvoir maléfique du mauvais génie : « Tout le monde a peur de Mossolo Kombo, il tue encore beaucoup », lui confie l’un d’eux. Le processus de transmission ne s’est donc pas interrompu. Le maître de la forêt continue de terroriser les hommes, même si d’anciens villageois instruits, partis vivre à Conakry ou à Kamsar, déplorent la disparition des vieux rituels.

Le deuxième cas examiné est celui de Luang Prabang au nord du Laos, ville inscrite sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco en 1995. Depuis cette consécration, l’ancienne cité royale a été transformée en temple du tourisme et son essence culturelle semble avoir irrémédiablement disparu. Pourtant, ce phénomène n’affecte pas particulièrement ses habitants. Berliner montre que, dans leur grande majorité, ils « ne ressentent pas de perte (et sont relégués, par [les experts internationaux,] au rang d’incompétents culturels » (p. 21). Au contraire, ils seraient plutôt ravis que leur niveau de vie ait été passablement amélioré grâce aux devises apportées par les visiteurs étrangers, dont le nombre a été multiplié par quatre en vingt ans.

Fuyant le centre historique, ces Laotiens ont transformé leur demeure traditionnelle en guest house pour s’installer à la périphérie dans des bâtisses plus récentes. Il faut dire que leur vieille maison, qu’elle soit sur pilotis ou coloniale, a dû faire l’objet d’une restauration conforme aux strictes directives de la Maison du patrimoine, institution chapotée en grande partie par des architectes français.

Dorénavant, les vitres, les pots de fleurs ou encore la laque sur les bois sont interdits. Autant de contraintes que les habitants de ce pays encore communiste ne souhaitent pas subir au quotidien. Ils aspirent à profiter de la modernité et du confort, quitte à abandonner le cœur de leur cité aux Occidentaux.

3. La nostalgie, force patrimoniale

Outre les matériaux ethnographiques qu’il apporte, l’intérêt de ce livre réside dans son analyse de la nostalgie comme force patrimoniale. Berliner en distingue deux types : l’exonostalgie et l’endonostalgie. La première renvoie à un discours construit par une personne étrangère à la situation, tandis que la seconde découle d’une expérience vécue. Pour définir son « exonostalgie », Berliner reprend la formule de l’anthropologue Appadurai, qui parle de « la nostalgie en pantoufles […], une propension chez les individus à pleurer ce qu’ils n’ont jamais perdu eux-mêmes » (p.12).

C’est ainsi que les acteurs de la patrimonialisation de Luang Prabang, dont de très nombreux Français, sont avant tout motivés par l’inquiétude de la perte de l’esprit du lieu, l’esprit indochinois, celui de Marguerite Duras et d’un empire colonial. C’est un passé idéalisé qu’il faudrait protéger des effets de la modernité en le maintenant dans un présent anachronique. On imagine les ventilateurs, les vieilles voitures, les rives du Mékong… Ce surdosage de nostalgie, l’auteur l’explique comme une réponse à l’accélérisme moderne, une manière de se convaincre qu’il est possible d’arrêter le temps.

La seconde forme de nostalgie, l’endonoslagie, est exprimée par des personnes qui regrettent leur propre passé et déplorent les évolutions actuelles. À Luang Prabang, les habitants considèrent que leur culture est menacée par l’arrivée massive des touristes, mais pour d’autres raisons que celles évoquées par les Occidentaux. La ville serait devenue un espace public gay, notamment avec l’installation de nombreux commerçants homosexuels français, belges, hollandais, anglais ou allemands. La prostitution, les salons de massage et autres commerces interdits aux mineurs se sont multipliés. « La faute […] c’est le patrimoine, c’est l’Unesco.

Avant, ici, il y avait deux, trois kathoeys [travestis], maintenant ils sont plein. C’est l’ancien directeur français qui, quand il travaillait à la Maison du patrimoine, a fait venir tous ses amis », explique un habitant à l’ethnologue. L’ancienne ville royale est « un lieu cadenassé par la tradition et un nationalisme idéologique hétéronormatif, centré sur la famille et le mariage » (p.68), rappelle Berliner. Paradoxalement, la patrimonialisation du centre-ville rassure certains habitants, le conservatisme culturel préservant le conservatisme moral.

4. Les gardiens du temple

Outre le phénomène nostalgique, qui alimente un certain passéisme et la justification du patrimoine, il y aurait pour certains une urgence à sauvegarder, un devoir moral de transmettre. « Le ton est pré-apocalyptique » (p.16). Le catastrophisme actuel, appuyé par une rhétorique de la finitude, et une préscience de la disparition se retrouvent dans la logique de l’Unesco et notamment dans la sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel, qui n’est jamais « qu’une réponse planétaire institutionnalisée à un diagnostic de transmission en crise » (p.17).

L’auteur montre comment experts, politiques et intellectuels s’octroient la mission de sauver le passé – qui de fait n’est plus – sans s’interroger sur la logique de sa disparition : autrement dit l’évolution. Il met notamment en garde contre les dérives que cela peut engendrer. Les usages politiques– pour ne pas dire réactionnaires – de cette nostalgie ne sont-ils pas le terreau des nationalismes ? On pense aux suprématistes blancs américains qui considèrent leur culture menacée par d’autres groupes ethniques, la défense de la « bonne culture à perpétuer » (p.119) pouvant se confondre avec celle de l’identité. On pense aussi aux racines chrétiennes de l’Europe qui faillirent être inscrites en préambule de la constitution européenne…

Berliner montre que les anthropologues, depuis les débuts de la discipline, ont toujours été dans cette logique nostalgique de sauvegarde, avec parfois des dérives essentialistes. Bronislaw Malinowski (1884-1942), père fondateur de l’anthropologie britannique à qui l’on doit la méthode d’observation sur le terrain, déplore en 1922 la disparition des Trobriandais (Nouvelle-Guinée) quand Claude Lévi-Strauss se désole en 1955 dans Tristes Tropiques de l’extinction des sociétés traditionnelles. C’est un « fantasme occidental, celui de peuples premiers menacés par la modernisation » (p. 19).

Fantasme que l’on retrouve chez les folkloristes, leurs collègues travaillant en milieu rural, convaincus de l’urgence qu’il y a à réaliser une ethnographie de sauvegarde avant qu’il ne soit trop tard. Les sociétés traditionnelles sont donc surtout considérées comme des entités fragiles, incapables de sauver elles-mêmes leur culture, de s’adapter aux changements et inéligibles à la modernité. Mais Berliner rappelle un processus vital : « Des hommes, des groupes, des monuments, des pratiques ont toujours été soumis à la disparition » (p.118).

5. L’authenticité factice

Les experts intervenant à Luang Prabang, qui imposent des contraintes d’un autre siècle à ses habitants, le font au nom de la sauvegarde de l’authenticité, dont les traditions seraient forcément garantes : authenticité des rituels, des pratiques, des habitations, des tenues vestimentaires… Pourtant, le résultat qu’observe l’auteur après deux décennies d’inscription sur la liste du Patrimoine de l’Unesco atteste que l’authenticité est bien une des rares choses qui ne se décrète pas.

Prenons l’exemple des moines. Leurs temples sont classés, protégés, restaurés et des formations à la sculpture ont été dispensées par une délégation de l’Unesco. Chaque matin, ils arpentent les rues pour recevoir les offrandes matinales lors de la cérémonie du Tak Baad. Or la plupart des habitants ont déserté le centre-ville au profit de la périphérie plus calme où les logements sont plus confortables.

Résultat, l’ancienne ville royale ressemble à un « zoo où les touristes nourrissent les moines comme des animaux » (p.56). Des campagnes de sensibilisation ont été menées à destination des Occidentaux afin qu’ils respectent le rituel des hommes en tunique orange. « Les Occidentaux de passage mettent l’accent sur l’authenticité du lieu » (p.60), enchantés par son atmosphère spirituelle, pure et inchangée. Certains décrivent même une expérience unique et authentique de rencontre avec des novices, rencontre « [que ceux-ci] peuvent facilement tourner à leur avantage en obtenant l’adresse des touristes et souvent de l’argent ou des cadeaux » (p.60).

Ils n’ont manifestement pas saisi la dimension totalement contrefaite du spectacle qui leur est donné à voir. L’esprit du lieu, que l’Unesco entendait protéger en pérennisant l’authenticité et la valeur du site, s’est à l’évidence envolé. L’apparence pittoresque, coloniale est également très appréciée des touristes thaïs qui retrouvent dans cette capitale culturelle l’ambiance de leur pays tel qu’ils l’imaginent 50 ou 100 ans plus tôt.

L’anthropologue Saskia Cousin a montré que le tourisme serait par essence inauthentique alors que le touriste culturel n’aspire paradoxalement qu’à trouver de l’authenticité pendant son séjour. Engagées durablement dans ce processus irréversible et incontrôlable, « ces populations autochtones [sont] envahies par des hordes de touristes bourgeois qui ne veulent préserver les coutumes passées que pour les consommer durant leurs vacances » (p.93).

6. Conclusion

Pourquoi la « disparition-en-train-de-se-produire » (p.15) provoque-t-elle une angoisse ? Qu’a-t-on finalement peur de perdre ? Si cet ouvrage ne répond pas à toutes les questions qu’il soulève dans l’introduction, il montre néanmoins une pluralité de situations, de contextes, d’avis, de points de vue. On pense, par exemple, aux habitants de Luang Prabang, ravis de l’apport pécuniaire des touristes et de l’accès à un certain confort, mais choqués par la libéralisation des mœurs. Quant aux experts occidentaux, ils se félicitent de la rénovation architecturale mais déplorent la perte de l’esprit des lieux. Les positions ne sont pas tranchées. Il en va de même pour l’exemple africain.

Une anthropologie nostalgique aurait pu valider la disparition définitive du culte de Mosso Kombo. Mais Berliner montre que la structure du secret persiste : le génie n’est pas mort du tout. Enfin, ce livre rend compte de la complexité des mécanismes de sauvegarde et de transmission.

7. Conclusion

Ce petit livre, d’une centaine de pages, détonne dans la pléthorique production de travaux consacrés au patrimoine et aux politiques de sauvegarde de l’Unesco. Comme le souligne Thibault de Meyer, il invite « à prendre en compte les modes de transmission au lieu de se focaliser exclusivement sur les objets de transmission ».

En effet, le culte du génie Mosso Kombo n’a pas disparu, même si sa matérialisation (le masque) n’existe plus. Inversement et contrairement aux apparences, ce n’est plus dans le centre historique et “authentique” de Luang Prabang que s’opère la transmission de la culture. Frederica Toldo insiste elle aussi sur la façon dont est traitée la nature de la culture : « En se demandant si la culture se transmet ou se perd, il s’agira désormais d’étudier les formes mnésiques et transmissives concrètes, d’ethnographier les techniques et les enjeux de l’oubli ».

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– David Berliner, Perdre sa culture, Bruxelles, Zones sensibles, 2018.

Autres pistes– Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005.– David Berliner, « Perdre l’esprit du lieu. Les politiques de l’Unesco à Luang Prabang (rdp Lao) », Terrain, n°55, 2010, p.90-105.– Thibault De Meyer, « Perdre sa culture de David Berliner », Cahiers de psychologie clinique, n°52, 2019, p.247-252.– Saskia Cousin, « Authenticité et tourisme », Les Cahiers du musée des Confluences, t. 8, 2011, p.59-66.– Frederica Toldo, « David Berliner, Perdre sa culture », L’Homme, n°230, 2019, p.185-187.

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