Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de David Frayne
Notre société est centrée sur le travail. Lorsque nous rencontrons quelqu’un pour la première fois, la question qui fuse souvent pour engager la conversation est : « Que faites-vous dans la vie ? » Dans ce contexte, ne pas passer l’essentiel de son temps à la pratique d’un emploi rémunéré signifie ne rien faire du tout. Dans cet ouvrage, David Frayne explore le concept de cette valeur-éthique du travail en s’appuyant sur le témoignage d’individus qui ont choisi de travailler moins ou même de ne plus travailler. À la clé, cette question : peut-on imaginer un modèle de société dans lequel le travail ne serait plus la valeur à l’aune de laquelle on juge un être humain ?
Notre société est centrée sur l’emploi et tout le monde trouve cet état de fait normal et évident. Serait-ce donc l’ordre naturel des choses que de passer huit heures par jour et cinq jours par semaine de notre vie à travailler ? Dans Le Refus du travail, David Frayne déconstruit un mythe : à l’origine, le travail est une construction sociale et historique, rien d’autre.
Pourtant, dans l’opinion publique, il est devenu une valeur au sens propre (« la valeur travail ») et même une éthique (« l’éthique du travail »). Et, même lorsque nous n’adhérons pas à cette vision morale du travail, nous ne pouvons nous y soustraire, car nous avons été éduqués par la société consumériste moderne à vouloir acheter toujours plus et, donc, à devoir travailler toujours plus pour nous offrir les produits et les services désirés.
Dans ce système, le temps libre en est réduit à la portion congrue, celle d’un créneau dans lequel nous récupérons l’énergie physique et morale dépensée dans le travail et qui nous prépare à retourner travailler. Est-il étonnant que certains individus, épuisés moralement et/ou physiquement, et écœurés par la vacuité de leur existence, en viennent à vouloir résister au diktat du travail ?
David Frayne les a rencontrés et nous explique notamment le pourquoi du refus, qui consiste souvent en un désenchantement lié à cette valeur travail. Et l’auteur de s’interroger : est-il utopique d’espérer la survenue, un jour, d’une société basée sur d’autres valeurs ?
Lorsqu’on pense travail, on pense travail rémunéré. C’est en effet sur cette notion que repose notre société toute entière : l’emploi qui nous assure un revenu, et celui-là seul. En sont exemptes, donc, toutes les actions que nous sommes amenés à effectuer de manière bénévole, pour autrui ou simplement pour nous faire plaisir. La rémunération que nous tirons de notre travail semble être la seule garante de notre utilité productive dans ce monde.
En témoigne la diabolisation qui est faite des non-travailleurs, des chômeurs, des bénéficiaires d’aides sociales et autres « assistés » couramment pointés du doigt. « Aujourd’hui, dans les sociétés riches, avoir un emploi est encore fréquemment considéré comme un signe d’indépendance, de maturité et de bonne réputation. » (p. 128-129)
Cette vision du travail est tellement ancrée dans l’imaginaire collectif que même les sociologues s’y laissent prendre. Dans les nombreuses recherches faites depuis les années 1930 sur le chômage, les sociologues partent toujours du présupposé que celui-ci constitue une privation (de travail) et que cette privation est pire que la possession de n’importe quel emploi.
On en viendrait presque à penser que le travail est dans l’ordre naturel des choses, tant il est ancré dans l’esprit des gens. En réalité, la nécessite de travailler est une construction sociale et historique, et même relativement récente. Pendant longtemps, le fait de travailler n’était pas considéré comme un bienfait et n’était pas non plus valorisé – au contraire. En Grèce antique, le travail était l’apanage des classes sociales les plus basses, notamment des esclaves : s’y attachait la notion de nécessité et de subsistance. Il était beaucoup plus noble de s’adonner à des activités intellectuelles, artistiques ou sportives.
De nos jours, un chômeur qui s’adonne à la peinture chez lui en subsistant grâce aux aides sociales tandis que ses voisins font les 3 x 8 est considéré comme un profiteur, un être improductif et même nocif et finalement un déviant.
Travaillerions-nous autant si nous vivions dans une société moins consumériste ? Passerions-nous autant d’heures à amasser de l’argent à la sueur de notre front si nous n’avions pas envie d’acheter les derniers produits et les derniers services proposés par les grandes enseignes ? Nous travaillons pour subvenir à nos besoins élémentaires, c’est certain. Mais nous travaillons aussi pour obtenir des plaisirs commerciaux.
Les plaisirs commerciaux ont pris le pas sur les plaisirs gratuits, nous dit David Frayne. La production effrénée de biens qui doivent être vendus coûte que coûte a provoqué une sophistication croissante des méthodes marketing. La publicité en est l’expression la plus évidente. Les spots nous disent en substance que nous devrions avoir honte de ne pas posséder tel objet innovant ou de ne pas faire appel à tel service performant. La honte est un puissant moteur d’achat. « La honte est le principal ressort marketing de la publicité, qui présente constamment au public des images de styles de vie somptueux, tendance, comme une norme que l’on est honteux de ne pas pouvoir suivre » (p. 208).
Travailler moins implique de renoncer à ce type d’achats. Parce qu’on a moins les moyens de se les offrir, certes ; mais aussi parce que, en récupérant du temps libre, on récupère aussi le temps de faire les choses soi-même. Faire les courses soi-même, s’occuper de ses enfants soi-même, cuisiner au lieu d’acheter du tout-fait, réparer des objets cassés ou lieu de les remplacer, etc.
Et, ce faisant, on retrouve le goût d’autres plaisirs que David Frayne appelle les plaisirs alternatifs : des plaisirs savourés parce qu’on a vraiment le temps de les pratiquer (un vrai luxe dans une société gangrenée par l’obsession du « toujours plus vite ») et des plaisirs productifs, par exemple celui d’offrir des cadeaux faits maison à ses proches ou d’apprendre à réparer soi-même son ordinateur.
Jouissons-nous de notre temps libre lorsque nous ne travaillons pas ? Le soir, la fatigue morale et/ou physique induite par notre journée de travail nous oblige à nous reposer et à récupérer des forces pour recommencer le même manège le lendemain. Le week-end n’est qu’une version à peine élargie de ce créneau de « temps libre ». La question posée par David Frayne est donc : y a-t-il vraiment un temps dans notre vie qui ne soit pas impacté par notre travail ?
L’auteur cite à de multiples reprises le philosophe André Gorz dont il admire la pensée. Il rappelle notamment que celui-ci militait pour le droit des êtres humains « à mener des vies riches et intéressantes hors du travail » (p. 68). Riches en ceci qu’elles correspondent à nos aspirations profondes, et non au rôle que nous jouons au travail et qui ne fait appel qu’à une partie de notre personnalité – si même il n’entre pas en totale contradiction avec ce que nous sommes réellement. Comment pourrions-nous développer ce que nous sommes vraiment dans le peu d’espace de temps libre que nous laisse le travail ?
La comparaison entre la place que nous accordons au travail et le peu d’espace que nous laissons à nos aspirations vraies est d’autant plus invraisemblable dans la société actuelle. La productivité ne cesse d’enfler, mais l’homme est de moins en moins nécessaire dans ce processus puisqu’il est remplacé par des machines dans de nombreux secteurs d’activité.
Selon David Frayne, il est tout à fait raisonnable de dire que nous pourrions travailler quinze heures par semaine sans que cette productivité ne fléchisse. Pourtant, au lieu de créer du temps libre, cette société de plus en plus productive attache l’homme au travail en encensant celui-ci comme une valeur essentielle. Le gain de productivité n’est pas utilisé pour créer du temps libre pour tous, mais pour accroître encore plus la productivité et le profit, ceci au service d’un consumérisme galopant dont on connaît pourtant les effets dévastateurs sur l’environnement.
En dépit du tableau peu reluisant dressé par l’auteur, la plupart des individus ne saisissent pas l’incongruité de cet attachement viscéral au travail. Les esprits ont été façonnés depuis le XIXe siècle à accepter cette vision de l’éthique du travail. Les résistants au travail qu’a rencontrés David Frayne n’ont donc pas modifié leur rapport au travail sur la base d’un raisonnement théorique. Ils ont plus simplement, peu à peu, commencé à développer ce qu’on appelle un désenchantement du travail, une profonde insatisfaction face à leur environnement personnel de travail.
Prenons l’exemple de Larry, un travailleur social qui aimait profondément son travail à ses débuts, lorsqu’il maîtrisait chacun de ses dossiers du début jusqu’à la fin. Il se trouvait en contact avec les gens, il pouvait les guider et voir les améliorations dans leur vie : il éprouvait le sentiment de sa propre utilité. Larry a vu peu à peu s’intensifier les procédures administratives, le nombre de formulaires à remplir, de données à enregistrer… « Au lieu de gérer un petit nombre de dossiers en intégralité, chaque travailleur social se voyait désormais assigné un ensemble de tâches plus limitées, répétitives, sur un plus grand nombre de dossiers. (…) il avait été dépossédé de toute liberté de juger de la meilleure voie à suivre pour ses clients » (pp. 166-167).
Finalement, au XXIe siècle, Larry se trouvait soumis à une nouvelle sorte de taylorisation : il était chronométré, fliqué, jugé sur sa rapidité à enchaîner les procédures plutôt que sur sa capacité à trouver des solutions personnalisées. C’est l’exemple même de ce qu’on appelle un travail aliénant, qui ôte au travailleur toute impression d’utilité et de satisfaction.
Ce phénomène d’insatisfaction se retrouve dans tous les secteurs. Il n’est pas le propre des emplois d’usine, dans lesquels les machines remplacent peu à peu les hommes. Les compétences d’observation et d’analyse critique des « cols blancs » sont elles aussi jugées moins pertinentes que la rapidité d’exécution des nouvelles technologies qui imposent des procédures standardisées plus simples à appliquer que les solutions sophistiquées proposées par un esprit humain.
David Frayne donne une définition « triviale » du bonheur : « les gens sont plus heureux lorsqu’ils ont plus de temps pour faire les choses qu’ils veulent faire » (p. 257).
Cela paraît incroyablement simpliste, pourtant la plupart des hommes et des femmes de ce monde n’accèdent jamais à ce privilège. Leur temps libre ne consiste qu’en récupération. Le mot a même été repris d’une manière éclairante dans l’acronyme RTT, « Récupération du temps de travail », ce qui en dit long sur le regard que la société française porte sur le temps libre – société française qui, pourtant, est considérée comme l’un des modèles à méditer pour l’auteur.
Comment pourrait-on déplacer le rôle du travail dans l’inconscient collectif pour qu’il cesse d’être le cœur d’une vie humaine ? David Frayne incite au dialogue et à la réflexion. Le point le plus essentiel est de reconsidérer le statut du travail et de le déconnecter de la notion de revenu. En somme, il faudrait que le travail cesse d’être le principal moyen d’acquérir un revenu ; il faudrait inventer de nouveaux modèles de distribution des richesses.
Cette nécessité est d’autant plus cruciale que le besoin humain dans la productivité ne cesse de diminuer. Les nouvelles technologies ont déjà entraîné la disparition de nombreux emplois, voire de métiers tout entiers. Plus que jamais, le travail est devenu rare ou précaire. Pour assurer la survie matérielle d’une grande partie de l’humanité d’aujourd’hui ou de demain, il faut nécessairement inventer d’autres modèles.
L’une des pistes à creuser, celle qui est la plus audible dans l’opinion publique, est le revenu de base (ou revenu universel), « comme Bertrand Russell [auteur de L’Éloge de l’oisiveté] l’expliquait déjà en 1918, “un petit revenu, suffisant pour accéder aux biens de première nécessité, devrait être assuré à tous, que l’on travaille ou non” » (p. 267).
Dans notre société hyper productive, alors que l’emploi disparaît peu à peu parce que les nouvelles technologies remplacent les compétences humaines dans nombre de tâches, le travail garde une place centrale, indétrônable. Nous continuons à travailler, en dépit de tout, parce que nous sommes incités à consommer de plus en plus.
Dans cet emploi du temps phagocyté par le travail, que deviennent nos aspirations profondes ? Quel temps leur accordons-nous ? Une portion congrue, nous dit l’auteur. Cette sensation de passer à côté de notre vie, couplée à un désenchantement vis-à-vis du travail, conduit des individus à résister et à faire le choix de moins ou même de ne plus travailler. Peut-on espérer que, un jour, à leur image, la société tout entière puisse choisir de consacrer son temps au plein épanouissement de ses désirs profonds ?
David Frayne invite à la réflexion et notamment à cette idée essentielle : il faut que le travail cesse d’être le principal mode d’acquisition de revenus et que d’autres modèles alternatifs se mettent en place pour fonder une société plus heureuse.
Cet ouvrage, lors de sa parution, a reçu un accueil remarqué dans la presse et l’opinion publique mondiales. S’il a mis en lumière un phénomène, le culte du travail comme valeur fondatrice et son pendant qui est la résistance au travail, David Frayne est cependant le continuateur d’une longue lignée de penseurs qui ont tous développé une approche critique du travail, notamment André Gorz, à qui l’on doit le concept de « décroissance ».
Déjà en 1932, Bertrand Russell disait : « Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres. Jusqu’à présent nous avons continué à nous agiter comme nous le faisions avant d’avoir des machines : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment. »
Ouvrage recensé– Le Refus du travail. Théorie et pratique de la résistance au travail, Paris, Éditions du Détour, 2018.
Du même auteur– Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, Paris, Allia, 2002.
Autres pistes– Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 2016.– Bob Black, Travailler, moi ? Jamais !, Paris, L’Insomniaque, 2010.– Erich Fromm, Avoir ou être ?, Paris, Robert Laffont, juin 2004.– André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Galilée, 1997.