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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de David Graeber
Dette, 5 000 ans d’histoire constitue l’un des ouvrages les plus connus de David Graeber. S’appuyant sur un siècle de travaux en sciences sociales, l’auteur propose une lecture originale de l’histoire de la dette, à contre-courant des récits traditionnels des économistes. Il montre que la dette, reposant sur une morale contraignante, a été instaurée et diffusée par le recours à la violence, au vol, à l’esclavage. La logique de l’endettement serait ainsi intrinsèquement liée à des formes de coercition qu’il serait temps, selon Graeber, de rejeter.
Conçu et rédigé dans le contexte de la crise de 2008, Dette est davantage un essai grand public qu’un ouvrage de théorie universitaire.
Le but avoué de David Graeber est d’influencer, par sa publication, le débat public sur la question de la dette. Mobilisant une très grande variété de travaux d’histoire, d’économie et d’anthropologie, l’auteur replace la notion de dette dans un cadre historique large, s’étendant de 3000 av. J.-C. jusqu’à la crise de 2008. Il s’attache en particulier à démontrer que la logique de la dette, loin d’aller de soi, s’appuie systématiquement sur des principes moraux particuliers qui, selon les lieux et les époques, n’ont pas toujours été dominants.
Pour Graeber, la dette transforme les relations entre deux personnes de statut au départ équivalent en situations d’asservissement de l’une par l’autre. Si un tel mécanisme nous semble aujourd’hui naturel, c’est qu’il a été progressivement naturalisé au moyen de la violence. La dette aurait donc trait à des formes de coercition socialement destructrices dont il conviendrait, aujourd’hui, de se libérer.
Graeber définit d’entrée de jeu la dette comme une obligation morale quantifiable et transférable. En cela, la dette est liée à deux autres éléments : la monnaie d’une part, une morale contraignante d’autre part. La première est l’outil nécessaire d’une quantification de la morale. Ce raisonnement a conduit les économistes à diffuser ce que Graeber nomme le « mythe du troc », qu’il résume ainsi : « Autrefois on faisait du troc. C’était difficile. Donc on a inventé la monnaie. Et plus tard il y a eu le développement de la banque et du crédit » (p. 38).
Or, note Graeber, ce récit est unanimement invalidé par les travaux d’anthropologie. La chronologie des formes d’échange serait en réalité à inverser : le crédit a précédé la monnaie, qui a elle-même précédé le troc. Pour Graeber, la monnaie constitue toujours en partie une reconnaissance de dette : une pièce reconnaît le droit d’obtenir un bien de valeur équivalente au montant inscrit dessus. Ce comportement suppose que la valeur de la monnaie soit garantie par une institution, en général l’État. Par ce phénomène, la monnaie devient transférable, ce qui en fait une marchandise. L’État garantit donc la double nature de la monnaie : marchandise et reconnaissance de dette. La monnaie a en cela favorisé, plutôt que créé, le crédit.
Pour l'auteur, ce qui importe également dans la dette est qu’elle doive être acquittée. Cette nécessité du remboursement, note-t-il, est un impératif moral davantage qu’économique. En économie, toute dette n’a pas vocation à être remboursée. En effet, si le remboursement était assuré quelles que soient les conditions du prêt, les individus prêteraient trop et à des taux d’intérêt extravagants. La croyance selon laquelle « on doit toujours payer ses dettes » repose en réalité sur une morale extrêmement contraignante. S’appuyant sur ses précédents travaux, Graeber montre à quel point cet impératif moral peut avoir des conséquences importantes. Afin de faire en sorte qu’elle puisse rembourser sa dette nationale, le FMI a contraint Madagascar à réduire ses investissements dans la lutte contre le paludisme ; dans les années suivantes, une épidémie qui aurait pu être évitée a provoqué environ 10 000 décès.
À l’inverse, observe l’auteur, les États-Unis n’ont jamais subi aucune contrainte institutionnelle au remboursement de leur dette nationale. C’est, conclut-il, que la dette est intrinsèquement liée à des rapports de pouvoir et de hiérarchie.
Après avoir reconnu la dimension morale de la dette, Graeber tente d’en donner une caractérisation plus précise. Il distingue pour cela « trois grands principes moraux susceptibles de fonder les relations économiques, tous trois à l’œuvre dans toutes les sociétés humaines » (p. 115).
Le premier est le « communisme », terme auquel il donne un sens très large : est communiste « tout rapport humain fondé sur le principe “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins” » (p. 115). Ce principe moral constituerait le fondement de toute sociabilité humaine. C’est par exemple ce qui joue en premier entre des inconnus – on retient spontanément l’ascenseur pour la personne venant après nous. Ces actions sont purement désintéressées, elles n’attendent pas de contrepartie : « Ce qui est égal des deux côtés, c’est la certitude que l’autre en ferait autant pour vous, pas nécessairement qu’il le fera » (p. 123).
Au communisme fondamental Graeber ajoute deux autres principes moraux : l’échange et la hiérarchie. L’échange est une relation d’équivalence dans laquelle chaque partie donne environ autant qu’elle reçoit. Les deux échangistes sont ainsi de statut équivalent et, une fois la transaction accomplie, ils sont libres de ne jamais se revoir. Pour Graeber, donc, l’échange suppose l’égalité mais aussi la séparation – il crée peu de lien social.
L’auteur range dans cette catégorie les dons lorsqu’ils sont suivis de contre-dons (par exemple inviter un ami au restaurant en sachant qu’il nous invitera la prochaine fois), mais aussi et surtout les échanges commerciaux. Enfin, les relations hiérarchiques sont des relations asymétriques généralement légitimées par des coutumes (c’est l’exemple des tributs).
Graeber utilise ces trois catégories pour démontrer le caractère particulier de la dette. Celle-ci est au départ une relation d’échange : elle suppose que le prêteur sera remboursé du montant dont il s’est privé. En revanche, « tant que la dette n’est pas remboursée, c’est la logique de la hiérarchie qui s’applique » (p. 148). Pendant cet intervalle entre le prêt et son remboursement, un lien unit donc les deux parties et les contraint à rester en contact.
La dette, note Graeber, crée donc bien une forme de lien social en renforçant l’interdépendance des individus d’un même groupe. Pour autant, comme il le rappelle avec le principe « communiste », toutes les interactions sont loin de se réduire à des formes de crédit.
Graeber se propose donc d’étudier la manière dont la dette a émergé de principes moraux au départ incompatibles avec celle-ci. Il prend pour point de départ ce qu’il nomme les « économies humaines » (p. 160), dans lesquelles le but des échanges n’est pas d’accumuler des richesses (contrairement aux « économies de marché »). Les biens les plus précieux de ces sociétés, que Graeber nomme la « monnaie primitive », n’ont pas pour but d’être achetés ou vendus mais d’être utilisés pour renforcer ou affaiblir des relations sociales : arranger des mariages (dot), éviter des vendettas (paiement d’une « dette de sang »), etc.
La monnaie primitive n’est donc employée que dans des situations où des vies humaines sont en jeu. Il est ainsi tentant, note Graeber, d’y voir une marchandisation des vies humaines (le paiement de la dot équivaudrait à acheter la fiancée). Pourtant, selon Philippe Rospabé, repris par Graeber, ce serait l’inverse. Donner un objet précieux à la famille de la fiancée ne signifie absolument pas que les deux parties soient quittes ; c’est au contraire une façon de reconnaître qu’elles sont à jamais liées par une dette humaine (la fiancée) dont il n’existe aucun équivalent matériel.
Graeber se demande donc par quel moyen la vie humaine a été progressivement marchandisée à travers l’esclavage, puis le salariat. S’appuyant sur le cas des Tiv d’Afrique de l’Ouest, il observe que le seul cas où une personne peut réellement être achetée est celui des esclaves. La particularité des esclaves est qu’il s’agit de personnes arrachées par la force à leur contexte social d’origine. Graeber observe ainsi que le facteur principal de transformation des économies humaines en économies de marché a été la mise en place de systèmes esclavagistes. Il montre également comment les premières monnaies modernes (de Mésopotamie, de Grèce antique et de Rome) sont intrinsèquement liées à l’esclavage et à la dette.
Dans ces sociétés, être fortuné signifiait être capable de racheter sa liberté en cas de rapt ou d’endettement excessif. Le terme latin « libertas », qui renvoyait au départ à la possibilité de se faire des amis, est devenu à la fois synonyme de « non-esclave » et de propriétaire. La monnaie est ce qui assure aux hommes le pouvoir, c’est-à-dire non seulement la possibilité de se maintenir soi-même hors de l’esclavage, mais également d’y réduire les autres.
Poursuivant son analyse historique, Graeber observe que deux modes d’échange se sont succédé dans l’histoire de l’humanité : le crédit et la monnaie métallique. Dans le premier cas, les transactions ne sont jamais honorées au moment où elles sont conclues entre les parties : la dette est d’abord une relation de confiance.
À l’inverse, l’usage de la monnaie métallique permet de contourner la confiance interindividuelle en s’acquittant immédiatement des termes de l’échange. Graeber identifie dans l’histoire eurasiatique une succession de périodes où ont rayonné de grands empires militaires appuyés sur une monnaie métallique, et des époques plus pacifiques au cours desquelles les échanges ont été essentiellement assurés via le crédit.
Une première alternance de ce type marque l’Antiquité. Les premiers empires agraires (3500-800 av. J.-C.) sont dominés par la monnaie virtuelle de crédit. En revanche, l’Âge axial (800 av. J.-C. – 600 ap. JC) correspond à un passage généralisé au lingot métallique organisé autour de trois foyers principaux : la Grèce, la Chine et l’Inde.
La monnaie métallique, alors produite par l’État, avait pour fonction première de financer d’immenses armées de métier qui ramenaient de leurs campagnes assez d’esclaves pour dispenser les citoyens des tâches les plus pénibles et ainsi maintenir un certain ordre social – c’est ce que Graeber nomme le « complexe armée-pièces de monnaie-esclavage » (p. 280). Le déclin des grands empires de l’Âge axial a engendré un déclin des villes, des monnaies et de l’esclavage, mais non du crédit.
Ainsi, avec le Moyen Âge, « la monnaie redevient virtuelle » (p. 328). Les crédits sont contrôlés par les autorités politiques, qui tentent par là d’éviter les crises de dette. Cependant, l’abandon par la Chine de son système de crédits régulés et la colonisation de l’Amérique ont donné naissance, à partir du xve siècle, aux « grands empires capitalistes » (p. 374) esclavagistes appuyés sur la monnaie métallique. L’endettement, auparavant contrôlé par le pouvoir politique, s’accroît drastiquement.
Pour Graeber, le capitalisme se distingue néanmoins de l’Âge axial par le fait que la monnaie n’est pas produite par l’État mais par des Banques centrales plus ou moins autonomes. Du XVIIe au XXe siècle prévaut le système de l’étalon-or, d’après lequel la monnaie émise par les banques correspond à une quantité d’or fixe.
En 1971, la libre convertibilité du dollar est progressivement suspendue. Désormais, plus aucune monnaie n’a sa valeur adossée à celle de l’or. Le dollar le remplace comme valeur de référence mondiale, ce qui confère un pouvoir planétaire à la Banque fédérale américaine et permet aux États-Unis de bénéficier d’une immunité quant à leur dette.
Cette nouvelle ère, pour Graeber, reste cependant « indéterminée » (p. 440). Elle repose sur le crédit tout en mettant en jeu des empires maintenus par les armes, à l’image des États-Unis. Contrairement au Moyen Âge, donc, le retour au crédit ne s’accompagne pas d’une plus grande protection des débiteurs, mais bien des créanciers. Ce développement du crédit est présenté comme un progrès par les défenseurs du néolibéralisme, au point qu’il a été massivement encouragé par les pouvoirs publics.
Ce système repose sur ce que Graeber nomme un « théâtre moralisateur » (p. 463). La morale dominante fait de l’endettement individuel un signe de faiblesse, d’abandon, voire de péché. La « rédemption » passerait par un « autosacrifice ascétique » (p. 463). Cette culpabilisation occulte cependant le fait que les dettes sont contractées, non pour « être gaspillées en frivolités » mais pour « vivre au-delà de la simple survie » (p. 463) – c’est-à-dire afin de se rapprocher du modèle de réussite économique dépeint par les défenseurs du crédit (achat d’une maison, d’une voiture, etc.).
Or, note Graeber, l’endettement constitue le motif le plus récurent et le plus constant des soulèvements révolutionnaires dans l’histoire de l’humanité. Le système actuel s’achemine donc vers un point de rupture dont la crise de 2008 n’est qu’un signe avant-coureur.
Ce système parviendrait pour l’instant à se maintenir en entretenant la résignation, au moyen d’un immense appareil militaire et policier dont la fonction est d’anéantir toute alternative, qu’elle soit économiquement viable ou non. Les effets catastrophiques de la libéralisation des pays de l’ex-URSS en constituent un bon exemple . Face à cette situation, il conviendrait de proposer de nouvelles alternatives, ce qui impliquerait de « jeter aux orties nombre de nos catégories de pensée familières, qui sont devenues […] les rouages du mécanisme de la désespérance » (p. 469-470).
Comme point de départ, Graeber propose une élimination des dettes tant publiques que privées sur le modèle de l’« effacement d’ardoise » pratiqué en Mésopotamie ou dans la Chine médiévale.
Dans cet ouvrage, Graeber cherche à éclairer les fondements moraux des comportements économiques. Remontant aux civilisations antiques, il démontre que la dette est fondatrice du lien économique et social, au point d’être à l’origine de la monnaie elle-même.
Au fil des siècles, la dette s’est muée en impératif moral jusqu’à imprégner nos langues (le terme « merci » signifie « je suis à ta merci »). Dès lors qu’elle donne des droits au créancier et des devoirs au débiteur, la dette devient un outil d’asservissement. En cela, elle est intrinsèquement liée à l’émergence de l’esclavage, lui-même situé au fondement de la relation salariale contemporaine.
La vie humaine, dans le contexte des grands empires de l’Âge axial, puis de l’ère capitaliste, est devenue le moyen privilégié de s’acquitter de ses dettes. L’analyse historique de Graeber montre ainsi que la dette constitue un motif majeur de soulèvement populaire et propose une répudiation massive des dettes nationales et privées.
L’ouvrage de Graeber a été unanimement salué comme porteur d’une thèse forte et originale particulièrement d’actualité ; elle a notamment été utilisée pour rendre compte de la crise grecque. Le contournement de certains auteurs classiques par Graeber a cependant suscité certaines critiques. En particulier, Dette s’inscrit dans la continuité de l’approche de Karl Polanyi sans y faire référence.
Pour Bernard Billaudot, en outre, le point faible de l’analyse de Graeber se situerait précisément dans la faible attention prêtée au processus de « désencastrement » de la monnaie par rapport à l’État au XVIIe siècle (c’est-à-dire à l’apparition de banques centrales légalement autonomes des gouvernements). L’ouvrage de Graeber néglige en effet la question de la souveraineté monétaire alors que son abandon semble constituer la caractéristique la plus originale du capitalisme par rapport aux époques précédentes.
Enfin, la proposition d’effacement des dettes a suscité peu d’enthousiasme de la part des économistes. Thomas Piketty considère que la répudiation de la dette léserait surtout les petits épargnants, lui préférant la solution de l’impôt sur le capital.
Ouvrage recensé – David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, Arles, Actes Sud, coll. « Babel essai », 2016.
Du même auteur– Pour une anthropologie anarchiste, Paris, Lux Éditeur, 2006.– Des fins du capitalisme, Paris, Payot, 2014.– Bureaucratie, l'utopie des règles, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.– Bullshit jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2018,
Autres pistes– Bernard Billaudot, « L’anthropologue et la dette », L’Économie politique, 2016/2 (n° 70), p. 91-104.– Naomi Klein, La Stratégie du choc, Arles, Actes Sud, 2008.– Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.– Karl Polanyi, La Grande Transformation: Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 [1944].– Philippe Rospabé, La Dette de vie. Aux origines de la monnaie sauvage, Paris, La Découverte, 1995.