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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Pour une anthropologie anarchiste

de David Graeber

récension rédigée parNatacha Giafferi-DombreDocteure en anthropologie et chercheuse indépendante, membre de l’ANR PIND (Université de Tours).

Synopsis

Société

Dans ce court essai, l’anthropologue américain David Graeber plaide pour l’utilité de l’anthropologie culturelle dans la compréhension des phénomènes politiques et appelle de ses vœux un rapprochement de l’anarchisme comme philosophie de l’action avec une pratique disciplinaire particulièrement apte à dévoiler le fonctionnement des sociétés et de leurs institutions. Interrogeant les processus de prise de décision à travers le monde, il met en lumière nos propres mythologies politiques (tel le modèle démocratique athénien), soulignant combien nombreux sont les espaces démocratiques dans les sociétés dites primitives.

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1. Introduction

L’étude des sociétés dites « primitives » nous aiderait à comprendre le fonctionnement de nos systèmes politiques occidentaux. Arbitrairement définies comme anhistoriques et exotiques, leurs exemples permettraient de mieux concevoir notre propre rapport au pouvoir. Sous forme d’« une série de pensées, d’ébauches de théories potentielles et de petits manifestes », l’auteur soutient le projet d’une véritable « anthropologie anarchiste ».

Citant Pierre Kropotkine pour lequel l’anarchisme désigne une société où « l’harmonie est obtenue, non pas par la soumission à la loi (…) mais par des ententes librement consenties entre les divers groupes » (p.7), David Graeber souligne que de telles valeurs – « association volontaire, autogestion, entraide, démocratie directe » (p.8) – se retrouvent dans de nombreuses sociétés primitives comme dans les interstices des sociétés technologiques, et que l’ethnologie est la discipline la mieux à même de nous les faire découvrir.

2. Anthropologie et anarchisme, « une affinité étrange »

L’anarchisme en tant que courant de pensée est une philosophie politique antiautoritaire développée au XIXe siècle par des penseurs russes et européens. Mais on retrouve ses principes fondamentaux – entraide mutuelle, auto-organisation, anti-autoritarisme – dans de nombreuses sociétés extra-occidentales revendiquant un même refus de l’autorité politique et des hiérarchies, ou, en Occident, dans des sectes religieuses telles que les anabaptistes et les quakers.

Depuis peu, juge l’auteur, « l’anarchisme, en tant que théorie politique, est véritablement en plein essor » (p.8) : éclipsé au XXe siècle par le communisme, l’échec de ce dernier autorise aujourd’hui son retour. Pourtant, l’auteur déplore le faible écho de cette philosophie pratique dans les milieux universitaires, souvent assez ignorants du véritable sens de ce « parent pauvre du marxisme » (p.9). En effet, si ce dernier met en avant des écoles et des théories, l’anarchisme privilégie l’éthique de l’action et la concertation. Comme la philosophie, l’anarchisme est avant tout une pratique. Pour l’auteur, le rôle de l’intellectuel radical est d’« offrir ces idées, non pas comme des prescriptions, mais comme des contributions ou des possibilités, comme des dons » (p.18).

Postulant une sorte d’affinité entre anthropologie et anarchisme, Graeber affirme que « la pratique de l’ethnographie offre en quelque sorte un modèle (…) de la façon dont pourrait fonctionner une pratique intellectuelle révolutionnaire » (Id.).

Il propose d’interroger les mythes fondateurs de nos démocraties, telle l’opposition usuelle entre une cité athénienne ou spartiate présentée comme porteuse d’égalité civique et une Perse désignée comme absolutiste ; de faire une théorie des entités politiques et des formes de citoyenneté en dehors de l’État ; de se pencher sur l’histoire des cités libres telles que, dans l’Europe du Nord, la Ligue hanséatique ou, en Méditerranée, les cités commerçantes confédérées.

3. Démocratie et processus de prise de décision

Parmi les pistes de réflexion indiquées par l’auteur afin de justifier sa comparaison entre les sociétés sans État ou sans chef (acéphales) et les pratiques anarchistes ou contestataires actuelles, on trouve principalement la question des systèmes de décision collective. Évoquant l’anthropologue politique Pierre Clastres (La Société contre l’État, 1974) qui mit en évidence avec les Amérindiens Guayaki un modèle de société égalitaire (où, toutefois, ce sont des conseils d’anciens qui dirigent, excluant ainsi les jeunes et les femmes), l’auteur rappelle que la démocratie ne remonte pas nécessairement à la naissance de la décision à la majorité dans la société athénienne, mais qu’on la retrouve dans des institutions « primitives » telles que la fokon’olona malgache ou la seka balinaise.

Selon Graeber, si les ethnologues s’intéressent peu ou pas assez à l’anarchie, certains anarchistes, dont les frères Kropotkine et les frères Reclus (Élie Reclus est d’ailleurs ethnologue), ont vu l’intérêt d’étudier les sociétés où se manifestent entraide et auto-organisation. L’anthropologue Marshall Sahlins (Âge de pierre, âge d’abondance, 1972) défend l’idée selon laquelle les chasseurs-cueilleurs vivaient non pas dans le dénuement, mais dans l’abondance et que ce furent les progrès technologiques du Néolithique qui introduisirent des hiérarchies et la domination de l’homme sur son environnement. Bien que sous-productrices, ces cultures produisaient suffisamment pour satisfaire leurs besoins. Graeber en appelle également à l’ethnologue Radcliffe-Brown, un temps surnommé « Anarchy Brown », mais surtout à Marcel Mauss, fondateur de l’anthropologie française et neveu d’Émile Durkheim. Fervent socialiste révolutionnaire, Mauss géra une coopérative toute sa vie.

Dans ces sociétés, explique Graeber à la suite de Mauss, « tous les contrats tirent leur origine du communisme, un engagement inconditionnel envers les besoins de l’autre » (p.26). Ce système du don - qualifié de « fait social total » car toutes les institutions, religieuses, juridiques ou morales, y sont engagées – implique un contre-don qui vient confirmer l’échange et établir le lien social, débordant ainsi le seul domaine économique.

Ce modèle que, depuis l’Occident moderne, on peut qualifier d’« éthique alternative » ignore la logique du profit, non par méconnaissance de l’égoïsme humain mais par simple réprobation morale. Pour Graeber, l’influence de Mauss sur les anarchistes est capitale « parce qu’il s’intéressait aux systèmes de valeurs alternatifs, ouvrant la voie à l’idée que des sociétés sans État et sans marché l’étaient par choix » (p. 29), ainsi que le défendra plus tard Pierre Clastres. Pour Mauss, écrit Graeber, « il était possible de commencer à construire une nouvelle société basée sur l’entraide et l’auto-organisation » (p.26).

4. Contre-pouvoirs de l’imaginaire

Graeber appelle ses condisciples à « théoriser une société en dehors de l’État » (p. 107). La nation, en tant que forme particulière de communauté politique, et l’État doivent être distingués et leur association déconstruite, car il soutient qu’une société organisée en associations a la capacité de créer des formes de communauté viables. Face à la violence qui, pour Graeber, est au fondement de l’État et se rappelle à nous lorsque nous franchissons les limites qu’il nous impose, existe la possibilité de mécanismes s’opposant à l’émergence de la domination : les contre-pouvoirs.

Convoquant trois sociétés sans État, respectivement amazonienne, africaine et malgache, les Piaroa, les Tiv et les Merina, Graeber avance une théorie intéressante, celle du « contre-pouvoir de l’imaginaire : « Ce sont souvent les sociétés égalitaires qui sont les plus déchirées par de terribles tensions internes ou, du moins, par des formes extrêmes de violence symbolique » (p.33). Ces sociétés sont hantées par « les spectres de guerres perpétuelles » (p.34), exprimées dans le domaine des rêves et de la magie. Chez les Piaroa d’Amazonie, dont le récit cosmologique place un dieu cannibale comme créateur de la société, le meurtre réel est quasi absent, en revanche le « massacre magique de communautés entières » exprime une violence autrement contenue, dans un « cosmos de guerres invisibles sans fin » (p.35).

Chez les Tiv du Nigéria, société très hiérarchisée formée de groupes familiaux à la tête desquels des hommes âgés règnent sur les femmes et les jeunes, pouvoir et succès sont vus comme suspects et sont entourés d’une « aura d’horreur occulte » (p.36). Un « gouvernement invisible de sorciers » contractant des dettes de chair humaine régnerait sur le pays. Le pouvoir incarne un « mal institutionnalisé », cycliquement mis à bas par des chasses aux sorcières bien réelles.

Enfin à Madagascar, chez les Merina qu’a étudiés l’auteur pour son travail de thèse à la fin des années 1980, une partie rurale de la société vit dans une sorte d’autogouvernement et les prises de décision se font par consensus. Travail salarié et autorité y sont ressentis comme esclavage et abus et, là encore, cette société plutôt pacifique est animée de guerres invisibles. Des rituels sont tenus pour chasser les sorciers, « qui, paradoxalement, représentent l’incarnation déformée et la figure de contrôle pratique de l’éthos égalitaire de la société elle-même » (p.38).

Dans chacun de cas, alors que la société recherche le consensus, la cosmologie comporte une violence dont Graeber pense qu’elle va plus loin qu’une simple résolution des contradictions internes et qu’elle est un effet même des tensions qui traversent la condition humaine. Chez les Merina, « une grande partie du travail idéologique de la révolution s’est effectuée précisément dans le monde occulte des sorciers et des magiciens » (p.43). Ces espaces « invisibles, avant tout, par le pouvoir » constitueraient une « sorte de réservoir créatif de changement révolutionnaire potentiel » (Id.).

5. Modernes et traditionnels

Graeber réfute l’argument selon lequel ces sociétés sans État ne seraient d’aucune utilité pour nos sociétés technologiques dites « modernes ». Modernes, l’avons-nous jamais été, demande-t-il en reprenant Bruno Latour (Nous n’avons jamais été modernes, 1991) ? La question de la modernité opposée au primitivisme n’a de sens pour aucun de ces deux auteurs, qui considèrent que ce sont deux inventions occidentales n’aidant pas à comprendre l’humain et la diversité des sociétés, et qu’il faut sortir de cette dichotomie. Dans le cadre du présent ouvrage, il s’agit pour Graeber de montrer que la condition nécessaire d’une anthropologie engagée passe nécessairement par l’interrogation de ce qui sépare réellement le monde dit « moderne » du reste de l’humanité.

Rappelant que les droits de l’homme furent élaborés en partie suite à l’observation de la liberté des « Indiens » par Bartolomé De las Casas au XVIe siècle et que l’intérêt pour les peuples exotiques, notamment ceux d’Amérique, servit de base de réflexion pour penser les institutions européennes, l’auteur se refuse à distinguer modernes et primitifs. Il montre que la parenté et l’imaginaire du sang sont aussi à la base de nos sociétés occidentales, dont l’évolution des mœurs n’a pas modifié les formes élémentaires de classement. Même si « nos sociétés sont censées être fondées sur des institutions impersonnelles comme le marché ou l’État » (p.61), elles ne sont pas si différentes des systèmes fondés sur la parenté, car elles aussi « tournent autour des questions de race, de classe et de sexe » (p.62). « Les relations entre les sexes sont bien sûr l’étoffe même de la parenté » (p.64).

Ainsi, l’État n’est pas le garant ultime de l’ordre social et bien d’autres institutions sont possibles.

Notre rapport à l’histoire nous pousse à parler de révolution à tout propos : néolithique, industrielle, ou de l’information, comme si un système devait remplacer l’autre dans son entier. Pour Graeber, ces « totalités sont toujours des créatures de l’esprit » (p.53) et aucun de ces systèmes totalisants – nations, sociétés ou idéologies – n’existe vraiment en dehors de la croyance qu’ils suscitent. Ainsi renverser un gouvernement n’est pas nécessairement utile si l’action révolutionnaire peut se fait hors de lui.

6. Conclusion

Graeber engage l’anthropologie à sortir de la mauvaise conscience d’avoir accompagné l’entreprise coloniale et de saisir tout l’intérêt d’une telle discipline pour analyser et agir sur le monde actuel. Sa confiance en l’homme et en la « notoire habileté populaire à créer des formes politiques, économiques et sociales complètement nouvelles » (p.45) le rendent optimiste : « Il y a en fait d’innombrables exemples d’anarchisme viable », pas nécessairement sous la forme d’un État, bien plutôt sous celle de réseaux, d’associations, ou de projets.

Que ce soit la disparition des frontières ou l’« élimination totale du travail en tant que relation de domination » (p.93), Graeber demeure persuadé que les processus de consensus développés au sein du mouvement féministe ou chez les Quakers, dans les sociétés dites primitives ou dans les communautés anarchistes, restent des modèles de prise de décision commune viables et préférables au blocage.

7. Zone critique

Graeber adressait une critique à Michel Foucault et autres « gens qui se plaisent à penser qu’ils sont radicaux même si tout ce qu’ils font, c’est écrire des essais qui ne sont lus que par quelques dizaines de personnes dans le milieu institutionnel » (p. 84). Mais l’un comme l’autre sont lus par des publics nombreux et divers et semblent inspirer l’action, justifiant par là-même l’activité du théoricien.

Le présent ouvrage est certainement moins lu que Bullshit jobs. Son titre original, Fragments of an Anarchist Anthropology, rend mieux compte du fait qu’il s’y agit davantage d’une proposition de travail que d’une élaboration théorique systématique. Par cet aspect, il décevra peut-être certains lecteurs.

Mais il ne manque pas d’originalité, comme lorsque Graeber appelle, plutôt qu’au renversement des gouvernements et à l’insurrection, à sortir de l’emprise de l’État : exode, fuite ou apparente soumission sont pour lui des tactiques éprouvées de « retrait actif ». Il prône une révolution sans soulèvement, à l’intérieur même de l’État actuel, qualifié de « coquille ».

Bien sûr, comme pour Clastres, le risque est grand d’idéaliser les sociétés dans lesquels se rend l’ethnologue, en oubliant par exemple la question du patriarcat, soit la domination d’une moitié de la société par l’autre, mais Graeber déclare en être parfaitement conscient.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux, Collection Instincts de liberté, 2016.

Du même auteur– Dette, 5000 ans d’histoire, Paris, Les liens qui libèrent, 2013.– Comme si nous étions déjà libres, Montréal, LUX, 2014.– Bureaucratie, l’utopie des règles, Paris, Les liens qui libèrent, 2015. – Bullshit jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2017.

Autres pistes– Pierre Clastres, La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Editions de Minuit, 1974.– Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].– Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, présentation de Florence Weber, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2012 [1925]. – Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance : L'économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976.

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