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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de David Harvey
Cet ouvrage se présente comme une vaste synthèse sur la façon dont l’idéologie néolibérale s’est progressivement déployée depuis les années 1970 jusqu’à devenir hégémonique au tournant du siècle. Plutôt qu’une analyse de la doctrine elle-même, David Harvey se concentre au contraire sur ses mises en application. Celles-ci, très diverses à l’échelle de la planète, entrent parfois en contradictions avec les prescriptions de la théorie. Son maintien comme cadre de pensée dominant ne s’expliquerait pas tant par son efficacité économique que par le soutien indéfectible dont elle jouit auprès des classes supérieures.
Brève histoire du néolibéralisme est un ouvrage fidèle à son titre. Peu théorique en comparaison des autres travaux de son auteur, souvent descriptif, il retrace l’histoire du déploiement des politiques néolibérales dans le monde depuis le début des 1970 jusqu’au début des années 2000. Là où l’essentiel des études sur le néolibéralisme portent sur l’analyse de sa dimension théorique, examinant la cohérence des travaux de ses principaux représentants (Friedrich Hayek, Ludvig Von Mises, Milton Friedman, etc.), Harvey s’intéresse davantage à la façon dont ces idées se sont infiltrées dans le sens commun.
L’hégémonie à laquelle est parvenu le néolibéralisme à l’échelle de la planète a suivi des voies très diverses selon les régions. Là où la doctrine néolibérale se veut univoque, Harvey met en lumière au contraire la grande diversité des applications de celle-ci. Ce faisant, il parvient à esquisser ce qui pourrait être le principe fondamental du néolibéralisme : loin d’améliorer l’efficacité des économies comme le prétendent ses partisans, sa véritable fonction est de renforcer (ou, dans certains pays, de recréer) une domination de classe.
Pour Harvey, dont la démarche s’inspire explicitement du marxisme et d’une philosophie matérialiste, le succès d’une idéologie s’explique moins par sa cohérence ou la force de ses propositions que par sa capacité à favoriser les intérêts de certaines classes sociales.
Dans le cas du néolibéralisme, cela signifie que sa diffusion ne peut être comprise simplement en s’intéressant à sa dimension théorique. Il conviendrait plutôt, pour Harvey, de comprendre la façon dont la doctrine néolibérale a été utilisée pour transformer les structures économiques et modifier la distribution des richesses à une échelle globale. Dans son livre, il choisit ainsi d’interpréter le néolibéralisme non pas comme « un projet utopique visant à mettre en pratique un plan théorique de réorganisation du capital international », mais comme un « projet politique conçu pour rétablir les conditions d’accumulation du capital et restaurer le pouvoir des élites économiques » (p. 39).
Il montre, afin de justifier son choix méthodologique, que la définition néolibérale de la « liberté » ne se comprend que par les politiques qu’elle justifie : « la liberté n’est jamais qu’un mot » (p. 21), ainsi qu’il intitule le premier chapitre de son livre. En particulier, la conversion au néolibéralisme de l’économie irakienne à la suite de la seconde guerre du Golfe de 2003 a été défendue au nom de la liberté des Irakiens, argument qui a également été utilisé par le président américain G. W. Bush pour justifier la guerre elle-même.
L’examen plus précis des modalités concrètes de cette conversion permet de préciser la liberté dont il s’agit. La suppression des barrières douanières, la privatisation des entreprises publiques et la répression des grèves, imposées par l’administration américaine, ont en réalité bénéficié à une très faible part de la population dont la capacité à dégager des profits a effectivement été accrue. Pour les autres, cependant, « avoir l’estomac vide ne conduit pas à la liberté » (p. 259).
Ainsi, les libertés qu’incarne le néolibéralisme « reflètent les intérêts des propriétaires, des entreprises, des firmes multinationales et du capital financier » (p. 26). En cela, le rétablissement des intérêts de la classe capitaliste prime sur la défense des valeurs universelles promues dans les discours. Pour Harvey, l’analyse du néolibéralisme en acte permet de déceler les contradictions pouvant exister entre la théorie et la pratique néolibérales.
Le parti pris méthodologique de Harvey le mène à examiner les différences régionales d’application du dogme néolibéral. Les États-Unis et la Grande-Bretagne, souvent cités comme les berceaux de cette idéologie, constitueraient des exemples d’un néolibéralisme instauré par l’action interne d’une fraction de la classe capitaliste.
Le Parti républicain américain, en la personne de Ronald Reagan, et le Parti conservateur britannique en celle de Margaret Thatcher, adoptèrent respectivement les idéaux de Milton Friedman et de Friedrich Hayek afin d’obtenir le soutien des milieux d’affaires. La lutte contre l’inflation, qui permet d’éviter la dévalorisation des capitaux, devint l’objectif premier des gouvernements. Ils menèrent pour cela des politiques résolument hostiles aux travailleurs, privatisèrent une grande partie du secteur public et réduisirent le caractère redistributif des impôts.
D’autres régions, telles que l’Afrique, l’Amérique latine ou une partie de l’Asie, ont en revanche été converties au néolibéralisme via l’alliance entre une classe capitaliste nationale, encore trop faible pour peser significativement sur les politiques économiques, et leurs homologues occidentales. Dans certains cas, tel le Chili, les États-Unis ont eux-mêmes favorisé l’instauration d’un régime (en l’occurrence dictatorial) chargé d’appliquer une politique néolibérale. Dans d’autres cas, le FMI ou la Banque mondiale peuvent être les outils d’une néolibéralisation plus ou moins forcée de l’économie. Les politiques d’ajustement structurel, imposées à de très nombreux pays, en particulier en Afrique, ont contribué à redistribuer les richesses de ces pays au profit des capitalistes nationaux et extranationaux à travers la suppression du contrôle des investissements étrangers et de la protection des travailleurs. La Chine, enfin, constitue un cas à part. Le néolibéralisme « à caractéristiques chinoises » (p. 173) a été construit par l’État, dans un premier temps en tout cas, sans aucune contrainte venue de l’extérieur, et sans pressions non plus d’une classe capitaliste nationale, encore inexistante à la fin des années 1970. Là où le Japon et la Corée se sont développés via des investissements nationaux, « le recours massif aux investissements étrangers a tenu à l’écart le pouvoir capitaliste que constitue la propriété et facilité le contrôle étatique. » (p. 178). La classe capitaliste chinoise est donc postérieure et non antérieure à la néolibéralisation du pays.
L’examen de la diversité des formes concrètes du néolibéralisme permet à Harvey de pointer certaines régularités dans son fonctionnement. En premier lieu, il souligne que s’il favorise effectivement l’accumulation du capital, le néolibéralisme a pour le reste un « bilan effectif particulièrement indigent » (p. 221). Le tournant néolibéral n’a pas contribué à l’accroissement des taux de croissance des pays concernés.
Au contraire, sa diffusion a accompagné une augmentation de la fréquence et de l’intensité des crises économiques (crise mexicaine en 1994, crise asiatique en 1997, crises russe et argentine en 1998, etc.), desquelles les États-Unis ainsi que le FMI sont en partie responsables. Harvey étaye notamment son propos par une comparaison rapide entre le Royaume-Uni (exemple d’une néolibéralisation intensive) et la Suède (cas d’une « néolibéralisation circonscrite », p.167). La seconde dispose d’un revenu moyen plus élevé, d’une balance commerciale plus équilibrée, d’une espérance de vie plus haute et d’un taux de pauvreté plus faible. La seule réussite indéniable de la néolibéralisation est, la maîtrise de l’inflation – généralement, au prix d’une dégradation des autres indicateurs.
Ainsi, ce n’est pas par la création de richesses que le néolibéralisme stimule l’accumulation du capital, mais par une transformation de leur distribution. Plutôt qu’organiser une répartition des revenus selon les besoins, le néolibéralisme favorise au contraire son appropriation par les détenteurs de capitaux. Il organise pour cela non seulement le renforcement de l’exploitation des travailleurs, mais aussi l’accumulation par dépossession. Par celle-ci, les capitalistes s’arrogent des richesses appartenant à des non-capitalistes. Cette accumulation peut prendre la forme d’une privatisation de biens publics : ces derniers, financés par les contribuables nationaux, leur sont confisqués et transformés en instrument de profit. Elle peut également emprunter la voie d’extorsion de richesses par le mécanisme de la dette – phénomène particulièrement valable dans le cas de l’Afrique.
Ce constat permet à Harvey de s’associer au constat amer de Joseph Stiglitz : « Drôle de monde dans lequel les pays pauvres subventionnent en fait les plus riches » (p. 116). Le néolibéralisme reposerait donc intrinsèquement sur la redistribution des revenus depuis les classes et les pays pauvres vers les riches – l’accroissement des inégalités qui l’accompagne n’en est donc pas un effet malheureux, mais bien son essence même.
Harvey se demande comment, en dépit de ces mauvais résultats, le néolibéralisme est parvenu à s’imposer dans un nombre aussi important de pays. Il observe que le soutien dont il dispose s’appuie sur un ensemble de croyances, de préjugés et de représentations normatives incorporées dans le sens commun par socialisation. En premier lieu, le néolibéralisme serait parvenu à imposer sa propre définition d’un certain nombre de notions éthiques fondamentales. Aux États-Unis, la liberté, déjà évoquée, « peut servir à légitimer tout et n’importe quoi » (p.69). Autre exemple, les droits de l’homme sont parfois utilisés pour légitimer des projets favorisants in fine l’accumulation par dépossession.
Ainsi, les ONG, généralement financées par des institutions ou des entreprises occidentales, se substituent parfois aux systèmes de protection sociale des États dont elles légitiment par là le désengagement – ce qui ouvre la porte à une privatisation de l’économie locale. Le domaine de l’humanitaire contribuerait à l’ingérence dont font preuve les pays occidentaux vis-à-vis des pays en développement et accroissant la dépendance économique de ces derniers.
Ainsi, l’effort pour se libérer du néolibéralisme passe en premier lieu par une lutte pour la redéfinition d’un certain nombre de valeurs et de notions. La remise en cause des catégories de pensées néolibérales serait, selon Harvey, encore insuffisante, même au sein de la critique. Les économistes Joseph Stiglitz ou Amartya Sen, connus pour leurs dénonciations du capitalisme contemporain, seraient encore prisonniers de certains préjugés néolibéraux. Sen, par exemple, ferait des marchés économiques libres une condition de la liberté individuelle.
De l’autre côté de l’échiquier politique, les remèdes au néolibéralisme proposés par le courant néoconservateur se placent en réalité dans sa continuité. Le néoconservatisme, observe Harvey, se caractérise par un maintien voire un renforcement des structures économiques inégalitaires du néolibéralisme doublé de la mise en place de régimes autoritaires. Cette tendance illustre, selon l’auteur, l’incompatibilité fondamentale entre le néolibéralisme et la démocratie : la pression croissante appliquée sur les catégories populaires ne peut à terme se maintenir que par une fuite en avant dans la répression et un affaiblissement des droits politiques des individus.
Le renversement du néolibéralisme est, pour Harvey, une nécessité. Outre son caractère antidémocratique et son inefficacité économique, il précipite le mode de production capitaliste vers des contradictions de plus en plus difficiles à tenir. L’accroissement continu de la consommation, pilier du système productif actuel, serait appelé à rapidement devenir intenable. Celui-ci est en effet principalement soutenu par l’endettement, dont le niveau à l’échelle planétaire a explosé depuis les années 1970, autant pour les particuliers que pour les États. Les défauts de paiement, inévitables à terme, provoqueront des crises d’intensité croissante et creuseront encore davantage les inégalités socioéconomiques.
Mais, plus encore que l’endettement, la crise environnementale constituerait le principal danger du néolibéralisme : « la poursuite de pratiques dictées par l’éthique néolibérale devrait s’avérer tout simplement mortelle » (p. 243). La délocalisation de la production et la privatisation des secteurs industriels et agricoles, entre autres éléments du programme néolibéral, ne seraient pas compatibles avec la survie des sociétés humaines. Il conviendrait au contraire, pour Harvey, de reprendre la main sur le processus de production afin d’en contrôler les effets.
Pour ce faire, il s’agirait de parvenir à unir les mouvements de contestation de l’ordre néolibéral. Harvey les divise en deux grandes catégories. Il oppose d’une part les groupes mobilisés contre l’exploitation des travailleurs, et d’autre part ceux luttant contre l’accumulation par dépossession. Les premiers, généralement d’inspiration socialiste, organisés à l’échelon national, auraient été grandement affaiblis par le tournant néolibéral à travers les vagues successives de délocalisation et de répression des syndicats.
Les seconds, souvent plus récents, agissant à une échelle infranationale, seraient également plus éparpillés géographiquement et idéologiquement. Ils se mobilisent sur des enjeux très divers, allant de grands projets d’aménagement jugés néfastes (par exemple l’ouverture d’une exploitation de minerais rejetant des produits toxiques en lieu et place de parcelles cultivées) à une remise en cause de l’impérialisme américain (à l’image de l’armée zapatiste de libération nationale, au Mexique, luttant contre le tournant néolibéral du Mexique dicté par les États-Unis). Ces diverses tendances auraient à s’unir afin de proposer une alternative solide au néolibéralisme.
Le néolibéralisme constitue d’abord et avant tout une idéologie de soutien à une forme de capitalisme particulièrement inégalitaire et destructrice. Au-delà de la diversité de ses déclinaisons demeurent certaines régularités : la stagnation voire la régression du bien-être collectif et une réallocation des richesses en faveur des détenteurs de capitaux. Si le maintien du néolibéralisme ne peut s’expliquer par son efficacité économique, c’est qu’il ne doit sa survie qu’au soutien dont il dispose de la part des classes supérieures. Il convient donc de comprendre l’hégémonie de la doctrine néolibérale à la fois comme le produit et le moteur d’un fléchissement du rapport de force en faveur de ces dernières et au détriment du reste de la population.
Pour Harvey, le capitalisme, face à ses contradictions, implosera tôt ou tard. Plus cette sortie sera rapide, moins elle sera violente. L’auteur termine donc son ouvrage sur un appel à l’union des mouvements hostiles au néolibéralisme dans l’espoir d’y substituer un modèle plus juste et plus durable.
Cet ouvrage se distingue des autres contributions de Harvey par sa dimension descriptive et la rareté relative des démonstrations théoriques. Se destinant moins à un public académique qu’au grand public, il a inspiré peu de travaux comparativement aux autres livres et articles de son auteur, mais demeure tout de même une référence classique dans les études du néolibéralisme (cf. Arnaud Brennetot). Il offre en outre une poursuite intéressante des thèses de Karl Polanyi.
Reprenant explicitement l’intuition de ce dernier, Harvey montre comment le néolibéralisme constitue une nouvelle tentative d’organiser la société au bénéfice de la classe capitaliste, et par-là de recommencer ce que le penseur hongrois avait nommé le « désencastrement ». En revanche, certaines dimensions du problème posé par le néolibéralisme sont absentes de l’ouvrage de Harvey, telles que l’aspect militaire de l’accumulation par dépossession (étudiée notamment par Stephen Graham et Grégoire Chamayou) ou encore les mécanismes concrets de production du consentement au néolibéralisme (analysée entre autres par Noam Chomsky).
Ouvrage recensé– Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2014.
Du même auteur– Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010.
Autres pistes– Arnaud Brennetot, « Géohistoire du "néolibéralisme". Retour sur une étiquette intellectuelle malléable et mouvante », Cybergéo, 2013.– Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013.– Noam Chomsky, Edward Herman, La fabrique du consentement, Marseille, Agone, « Contre feux », 2008.– Stephen Graham, Villes sous contrôle, Paris, La Découverte, 2012.– Karl Polanyi, La Grande Transformation [1944], Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1983.