Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de David Harvey
Géographie de la domination se compose de quatre essais du géographe David Harvey publiés en 1985 et 2001. L’auteur y poursuit son projet de construction d’une géohistoire du capitalisme. Partant d’une perspective explicitement marxiste qu’il enrichit d’une réflexion géographique jusqu’alors négligée, Harvey montre comment les économies contemporaines prospèrent à travers l’organisation à toutes les échelles de ce qu’il nomme le « développement inégal ». À la lumière de ce nouveau paradigme, il revisite en particulier les thèmes classiques des monopoles, de la division internationale du travail et de la lutte des classes, mais également de la crise identitaire et de la postmodernité.
Géographie de la domination se compose de quatre essais s’inscrivant dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de David Harvey, Limits to Capital. Dans le chapitre intitulé « Géopolitique du capitalisme », le géographe britannique reprend son intuition selon laquelle la dynamique globale du capitalisme telle que la décrit Marx repose fondamentalement sur un usage particulier de l’espace qui la façonne autant qu’il est façonné par elle. Là où le marxisme tend à négliger la dimension géographique de l’accumulation du capital, Harvey montre que celle-ci s’accomplit à travers l’exploitation des différences qui séparent les territoires et les cultures.
À rebours des analyses classiques du capitalisme qui prédisent une simple homogénéisation des modes de vie sur le modèle occidental, « Le capitalisme, fabrique de la fragmentation » et « L’art de la rente », éclairent la façon dont les capitalistes maintiennent les particularités régionales afin d’en tirer des rentes de monopole. Harvey en tire l’argument – qu’il développe dans le dernier chapitre, « Géographie du pouvoir de classe » – selon lequel les mouvements ouvriers, pour parvenir à mener la lutte contre la bourgeoisie, auraient à surmonter leurs particularités culturelles afin de former un front mondial uni.
En marxiste convaincu, David Harvey se revendique du matérialisme historique. Le déroulement de l’histoire, selon cette perspective, serait déterminé par les conditions matérielles d’existence propres à chaque société. En d’autres termes, les différences de comportements et de pensées entre des bourgeois et des prolétaires tiendraient largement à leurs niveaux de vie respectifs. Harvey, comme Marx avant lui, se donne donc pour objectif d’éclairer la façon dont le capitalisme a produit certains styles de vie qui ont en retour contribué à son essor.
Définissant le capital non pas comme une substance (des équipements, une usine, etc.), mais comme un rapport social de domination, Harvey voit le capitalisme comme un processus par lequel une hiérarchie sociale fondée sur la propriété des moyens de production se perpétue dans le temps.
Dans la lignée de Hegel, grand inspirateur de Marx, Harvey identifie dans le capitalisme une propension à produire des crises de façon récurrente. Afin de maintenir leur domination économique, les capitalistes sont contraints à une accumulation sans fin de capitaux – phénomène à l’origine de crises de suraccumulation au cours desquelles ces mêmes capitaux sont brutalement dévalués. Le développement capitaliste doit alors se lire comme une série de tentatives de surmonter ces contradictions, c’est-à-dire de favoriser l’accumulation de capital tout en ouvrant perpétuellement de nouveaux débouchés aux surplus de capitaux afin d’éviter leur suraccumulation.
La gestion de cette contradiction peut emprunter deux voies. Elle peut en premier lieu recourir à un déplacement dans le temps des surplus de capitaux à travers des investissements de long terme, tels que les infrastructures urbaines et les logements, mais aussi la recherche et développement. Elle peut également être contournée par un déplacement dans l’espace, c’est-à-dire par le déversement des surplus de capitaux dans des régions encore peu investies, et présentant donc d’importantes perspectives de gain.
Cette dernière stratégie correspond à ce qu’Harvey nomme une recherche de « spatial fix » – l’anglais fix signifiant à la fois « fixité » et « solution temporaire » (lorsque ces nouveaux territoires en viennent à dégager à leur tour des surplus de capitaux, il devient nécessaire de trouver un nouveau spatial fix). Pour Harvey donc, la dynamique capitaliste ne peut se comprendre en faisant abstraction – comme l’a fait Marx – de l’espace.
La sous-estimation par Marx de l’espace, dans lequel il voit des « complications superflues » (p.79), l’aurait conduit à formuler des représentations simplistes concernant la diffusion spatiale de l’accumulation du capital.
Pour Harvey, en revanche : « c’est seulement grâce à la transformation des rapports spatiaux et à l’apparition de structures géographiques particulières (centre/périphérie, premier monde/tiers monde, etc.) que le capitalisme a pu assurer sa survie » (p. 77). L’auteur cherche ainsi à montrer les limites de l’« approche diffusionniste » (p. 120) de Marx selon laquelle l’accumulation capitaliste se déploierait depuis le cœur historique du capitalisme vers ses périphéries. Il aboutirait in fine à une uniformisation des styles de vie sur le modèle occidental.
Pour Harvey, Marx s’appuie sur une conception erronée de l’espace comme une étendue homogène, simple support de l’accumulation du capital. La prise en considération de la diversité des configurations géographiques implique un changement de perspective. Les capitalistes, souligne Harvey, réalisent leurs plus grandes opérations en exploitant les différences géographiques entre les territoires, à travers, par exemple, la construction d’infrastructures, ou encore via la délocalisation et la recherche de spatial fixes. La division internationale du travail instaurée par la mondialisation repose ainsi précisément sur une géographie des différences. Le maintien de ces inégalités spatiales est donc vital pour les capitalistes, dont la capacité à contourner les crises de suraccumulation dépend précisément de l’existence de territoires peu développés susceptibles d’absorber les surplus dégagés dans les régions les plus investies.
À l’échelle locale, ce développement inégal trouve sa manifestation la plus claire dans l’urbanisation croissante des sociétés contemporaines. La concentration croissante des populations et des richesses dans des aires géographiques restreintes contribue à creuser les inégalités à l’intérieur des économies nationales. Dans les centres urbains particulièrement, le capitalisme opère un processus de « destruction créatrice », c’est-à-dire de remplacement perpétuel d’anciens investissements par de nouveaux aux rendements plus élevés (à l’image de l’abandon d’anciens aéroports au profit de nouvelles infrastructures, plus grandes et autorisant un trafic plus important). Aux échelles locales et globales donc, le capitalisme uniformise moins les territoires qu’il n’exploite leurs différences.
Reprenant à nouveau Marx, Harvey part de l’idée selon laquelle la pulsion d’accumulation de capital aboutit à la constitution de vastes monopoles, « tout simplement parce la survie des meilleurs dans la guerre de tous contre tous élimine les entreprises les plus faibles » (p. 35) – en témoigne la récente émergence des géants du numérique.
Poursuivant cette idée, Harvey montre que même les marchés considérés comme concurrentiels intègrent dans leur fonctionnement des logiques monopolistiques liées à la localisation des entreprises. En effet, observe-t-il, l’entreprise capitaliste se fonde sur le principe de propriété privée, qui établit de facto un monopole d’un propriétaire sur des outils de production (un terrain, une usine, etc.). En cela, « l’avantage situationnel implique une “concurrence monopolistique” » (p. 37).
Harvey en conclut ainsi que la pulsion d’accumulation du capital conduit les capitalistes à rechercher des monopoles spatiaux dont ils peuvent extraire des rentes. Cet « art de la rente », bien que valable pour une gamme très large de secteurs économiques, est particulièrement manifeste dans l’industrie du vin qu’Harvey prend comme exemple. Dans ce domaine, les différents producteurs mettent en valeur l’aspect unique de leur terroir afin de se protéger de la concurrence internationale. Face au succès des vins californiens et australiens, les vignobles bordelais se présentent ainsi comme les continuateurs d’une tradition sans équivalent dans d’autres régions du monde. Cette recherche de monopoles spatiaux vient ainsi limiter la tendance, par ailleurs forte, à l’homogénéisation des produits sous la pression de la concurrence.
Au-delà du vin, la notion de rente spatiale vient également éclairer les politiques urbaines de certaines métropoles qui, afin d’attirer touristes et entreprises, déploient de grandes campagnes publicitaires insistant sur leurs qualités les plus distinctives (un patrimoine historique ou naturel unique, un climat particulier, etc.). Pour ce faire, les promoteurs des métropoles tentent de les doter de « capital symbolique collectif », c’est-à-dire de « marques de distinction propre (…) et qui ont (…) un important pouvoir d’attraction sur les flux de capitaux » (p. 47).
Ces marques de distinction permettent aux aménageurs de promouvoir plus facilement l’unicité de leur ville. Les fruits de la rente ainsi captée sont, dans un deuxième temps, l’objet d’une lutte pour leur répartition – lutte généralement remportée, note Harvey, par les élites locales.
Pour Harvey, la pulsion d’accumulation de capital affecte la production culturelle, dès lors que celle-ci devient un secteur stratégique pour la construction de monopoles. L’auteur va cependant plus loin en observant que les moyens de l’accumulation vont jusqu’à influencer la façon dont les individus pensent leur propre identité.
Celle-ci, note-t-il, est « profondément affectée par la perception de notre position dans l’espace et le temps » (p. 25) : chacun se pense en tant qu’individu situé dans le temps (mon identité est d’abord mon histoire, mon passé, etc.) et dans l’espace (mon identité est l’endroit d’où je viens, où j’habite, etc.). Or, la recherche de l’accumulation mène les capitalistes à opérer une « compression de l’espace-temps », c’est-à-dire à réduire l’effet de la distance géographique à travers un certain nombre d’innovations (transports, communications, etc.). Cette compression serait, pour Harvey, à l’origine des crises de l’identité observables aujourd’hui.
Le résultat le plus flagrant est l’avènement de la « pensée postmoderne ». Mêlant relativisme philosophique et scepticisme, elle repose notamment sur l’idée qu’il est « impossible d’établir la vérité de façon certaine » (p. 23). L’émergence de ce courant de pensée est, pour Harvey, un indice de plus des récentes mutations du processus d’accumulation du capital. L’ampleur de la compression spatio-temporelle de ces dernières décennies aurait contribué à brouiller notre capacité à nous situer précisément dans l’espace et le temps. Cette crise de la représentation aurait servi de terreau à la postmodernité, qui s’est développée non seulement dans le champ académique, mais également dans le domaine des arts, où elle se caractérise par une « promotion effrénée (…) de l’hétérogénéité et de la différence culturelles » (p. 28).
Le cas de la postmodernité permet à Harvey de souligner les contradictions à l’œuvre dans la production culturelle capitaliste. En refusant le primat à une vérité unique, les postmodernes contribuent à limiter l’hégémonie des cadres de pensée néolibéraux, principaux soutiens au mode de production capitaliste. La valorisation des différences, dans le domaine des arts et de la pensée, favorise ainsi l’émergence de pensées critiques susceptibles de promouvoir des modes de pensées et d’action non capitalistes.
Reprenant l’exemple des rentes spatiales, Harvey observe que leur recherche peut stimuler l’émergence de tendances antimondialisation et d’entreprises de défense de supposées identités locales qui, bien qu’insuffisantes en elles-mêmes à proposer de véritables alternatives au capitalisme, contribuent à en ralentir la progression.
Pour Harvey, l’organisation spatiale des territoires affecte la façon dont se déroule la lutte des classes. En particulier, la concentration de capitaux et de main-d’œuvre dans les villes produit des effets contradictoires. Si elle favorise effectivement l’accumulation de capital en multipliant les opportunités d’investissement, elle facilite également l’apparition d’une conscience de classe ouvrière par le simple fait qu’elle rassemble un grand nombre de travailleurs en un même endroit.
Les villes constituent, selon lui, le terrain privilégié pour mener la lutte des classes. L’auteur marche une fois encore dans les pas de Marx, pour qui la dispersion géographique des paysans dans la France du XIXe siècle constituait la principale explication de l’absence de conscience de classe dans les campagnes de l’époque.
Pour maintenir un rapport de force en sa faveur, la bourgeoisie capitaliste recourt elle aussi à une utilisation de l’espace. À l’échelle locale, l’urbanisme capitaliste se caractérise par une tendance à isoler les travailleurs (délocalisation des usines en banlieue puis dans le rural, programmes de dé-densification du bâti, essor du périurbain, etc.).
À une échelle plus globale, la « mondialisation » donne à la bourgeoisie son arme la plus efficace. En lui permettant de mettre en concurrence différents prolétariats nationaux, elle réduit d’autant leur capacité à se mobiliser localement (au sein d’une entreprise, par exemple, la menace de délocalisation est un instrument efficace pour décourager les grèves). Harvey en conclut que : « le mouvement ouvrier sera en position de faiblesse tant qu’il ne s’affrontera pas à ce monopole de la maîtrise et de la production de l’espace » (p. 138).
Mener la lutte des classes dans le domaine de la production de l’espace à l’échelle internationale suppose la mise en place d’une vaste union internationale des travailleurs. Reprenant la formule classique de Marx – « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » – Harvey fait un pas de plus en considérant les nouveaux obstacles posés à ce projet par la mondialisation.
Là où au XIXe siècle la dimension encore très européenne du capitalisme rassemblait les prolétariats existants dans une même aire culturelle, le développement capitaliste du XXe siècle a rendu la situation considérablement plus complexe. Pour Harvey, la lutte contre la domination capitaliste suppose un effort de distanciation vis-à-vis des particularismes locaux en vue de la constitution d’une classe ouvrière internationale.
Les essais rassemblés dans Géographie de la domination offrent une réflexion surplombante sur la dynamique capitaliste.
Prolongeant la perspective marxiste d’une réflexion sur l’espace, Harvey montre que le développement économique moderne non seulement transforme l’espace, mais surtout l’utilise comme support de sa propre extension. Il nuance l’idée classique selon laquelle le capitalisme, par le jeu de la concurrence, contribuerait à une simple homogénéisation de l’espace. La pulsion d’accumulation conduit au contraire dans certains cas au maintien de certaines différences et de certaines inégalités géographiques nécessaires à l’accroissement des profits capitalistes. Cette maîtrise de l’espace par la bourgeoisie capitaliste serait encore trop peu contestée par le mouvement ouvrier.
Pour Harvey, celui-ci aurait à surmonter d’urgence les différences susceptibles de séparer les prolétariats nationaux afin de mener la lutte des classes sur le terrain international.
Géographie de la domination constitue une bonne illustration de l’intérêt de l’approche de David Harvey. Le choix, assumé par l’auteur, de mener une analyse la plus large possible, autant géographiquement qu’historiquement, aboutit à la formulation d’un programme de recherche original articulant études locales et perspectives globales dans la compréhension des rapports sociaux de domination de classe .
Bien que n’étant pas un géographe de terrain, l’effort de Harvey de donner aux intuitions de Marx un fondement empirique a ainsi inspiré de très nombreux travaux en même temps que suscité certaines critiques – des chercheurs considérant l’utilisation de la pensée Marx comme incompatible avec l’idée de neutralité scientifique . La traduction récente de ses principaux ouvrages en français a contribué au développement de nouveaux courants de recherche – dans un pays où le marxisme avait jusqu’ici eu peu de succès dans le domaine de la géographie académique .
Ouvrage recensé – Géographie de la domination, Paris, Amsterdam, 2008.
Du même auteur– Géographie et capital : Vers un matérialisme historico-géographique, Syllepse, 2010.– Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Amsterdam, 2011.– Brève histoire du néolibéralisme, Paris,, Les Prairies ordinaires, 2014.– Villes rebelles. Du droit à la ville à la révolution urbaine, Paris, Éditions Buchet/Chastel, 2015.
Autres pistes– Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Londres, 1848.– Noel Castree, « David Harvey: Marxism, capitalism and the geographical imagination », New Political Economy, 2007.– Paul Claval, « Le marxisme en arrière-plan », Géocarrefour, 2003.– Anne Clerval, « David Harvey et le matérialisme historico-géographique », Espaces et sociétés, 2011.– Cécile Gintrac, « Géographie critique, géographie radicale : comment nommer la géographie engagée ? », Carnets de géographes, 2012.