Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de David Le Breton
La place du corps, sa fonction, ses représentations ont nettement évolué à mesure des avancées technologiques. Le cyberspace nous fait ressentir que le corps est en trop ; l’homme biologique est devenu une créature obsolète. Cette mutation du corps bouleverse la définition de l’individu et son rapport à l’identité. Dans L’Adieu au corps, David Le Breton dresse un constat sans concession des nouvelles pratiques liées à la gestion du corps. « En un mot, si le corps est un symbole de la société […], tout jeu sur sa forme affecte symboliquement le lien social. » (p. 227)
Le corps renvoie à l’activité perceptive que l’homme déploie afin de poser des significations sur le monde. Ainsi, le corps s’avère la première interface de l’individu avec son environnement extérieur. Aborder le corps, c’est d’emblée parler d’identité, de constitution du sujet et de processus d’individuation. De fait, « [le corps] est un analyseur essentiel de nos sociétés contemporaines du fait de la fragmentation du sujet, à la fois toujours plus isolé et toujours plus branché, inscrit dans nos sociétés au sein d’un individualisme atteignant un point limite et l’amenant à se soucier toujours davantage de son corps comme ultime butée, ultime souveraineté personnelle » (p. 229).
Une ambivalence profonde réside entre, d’une part, le maintien du corps à tout prix, via sa glorification et son entretien poussé à l’extrême, et, d’autre part, l’exclusion du corps, relégué au virtuel. Selon David Le Breton, la passion grandissante pour le corps est une conséquence directe de la structure individualiste de la société : on attribue au corps une valeur de partenaire privilégié. Le corps est devenu le nouvel alter ego dont on prend soin ; on trouve en lui le partenaire qui manque à nos côtés. Il est l’alter ego d’un ego confiné à l’isolement. On assiste à l’exclusion du corps d’autrui, indigne d’intérêt, et les propositions cybersexuelles sont programmées pour répondre à des fantasmes à la carte.
Dans une approche socio-anthropologique, l’auteur interroge le rapport au dualisme et se demande quels sont les signes et les stigmates de la relation que l’homme postmoderne entretient avec son corps. Il s’appuie sur les conceptions postmodernistes de la société individualiste, développées notamment par Christopher Lasch et Gilles Lipovetsky, pour dresser un état des lieux de ce que la société occidentale fait de ses corps. Le corps est le lieu de la jouissance comme de la douleur, il est le lieu des marques, choisies ou non (tatouages, scarifications, cicatrices ou vulgaires rides du temps). Il est notre signe distinctif, une part de nous-mêmes que l’on ne peut sectionner… ou presque. Les avancées biotechnologiques ont fait croître le dualisme corps/esprit et certains nourrissent les fantasmes d’un corps-machine bionique, d’un esprit autonome ou d’un corps dissous.
Le façonnage rassemble les marques corporelles, les signes distinctifs et les choix d’interventions techniques sur les corps, englobant les tatouages, les piercings, le brandind (inscription sur la peau au fer rouge ou au laser), les suspensions, les lacérations, les implants, la chirurgie esthétique et tout ce qui relève d’une incise technique sur le corps.
Les représentations attachées aux marques corporelles ont largement évolué durant ces dernières décennies : une fois la culture punk inculturée, on assiste à la banalisation de ces marques corporelles qui ne font plus l’objet de stigmatisations (alors que le tatoué était identifié à la figure du prisonnier ou du marginal). Le tatouage donne lieu à un double discours dont l’incohérence demeure inaudible pour le locuteur même qui dit se tatouer afin de se différencier tout en admettant se référer à des modèles.
Chacun cherche à être unique, ou à s’en donner l’apparence, dans une société où les corps n’ont jamais été aussi uniformisés, au cœur d’une reproduction quasi sérigraphique de l’originalité. L’auteur multiplie les exemples qui nous donnent à voir l’évolution manifeste dont il est question. Le film Dans ma peau de Marina De Van met en scène une femme qui se blesse et ne ressent pas de douleur. L’incompréhension face à ce corps insensible la conduit à se lacérer la peau, dans une tentative désespérée de retrouver la présence de son corps. Quant à Fakir Musafar, adepte de perforations et emblème des « primitifs modernes », il rejoue des actes rituels sans aucune appartenance tribale. Il s’agit d’une réinterprétation individualisée de pratiques rituelles signifiantes pour certaines communautés.
Les interventions sur le corps sont le support d’un discours sur le monde ; elles peuvent porter une imprégnation politique notamment à travers un support artistique. L’auteur aborde deux modes particuliers de mise en scène du corps à travers le body building et le body art. Pour Stelarc, artiste coutumier des suspensions, le corps est perçu comme obsolète. Orlan redessine quant à elle son corps à partir d’œuvres d’art et s’est, entre autres, implantée deux bosses sur le front. Les interventions chirurgicales qu’elle subit font partie intégrante de l’œuvre. Une de ses performances consistait à revêtir une tunique représentant son corps nu à l’identique afin de jouer avec les limites de la pudeur : alors, nue ou pas nue, si vêtue de son corps nu ?
Le corps est customisé, designé, à l’instar de n’importe quel objet. Il est pris comme un processus, une unité physique imparfaite qu’il nous revient de nous approprier. Le corps se travaille, il se gagne au mérite. Il s’agit littéralement de se prendre en main et de donner forme à ce corps brouillon. Sa malléabilité devient le lieu d’une mise en scène agrémentée d’effets spéciaux. L’identité choisie s’affiche et peut être révoquée, remplacée, ravalée. L’idée est de se fabriquer soi-même.
L’auteur appelle « production pharmacologique de soi » la consommation de produits de synthèse visant à augmenter ses facultés et à être plus performant. Cela implique les drogues mais aussi les médicaments dès lors que la visée de la consommation dépasse l’idée de soin : « Les psychotropes (hypnotiques, tranquillisants, barbituriques, antidépresseurs ou stimulants) sont devenus des techniques banales de modélisation du comportement et de l’humeur, des produits de consommation courante, bien souvent hors de tout contexte pathologique » (p. 59). Cela fait écho à l’« orgue d’humeur », concept développé en science-fiction par Philip K. Dick où à chaque envie correspond une pilule.
Dans cette perspective, on peut inclure le phénomène d’automédication qui se répand de plus en plus et revêt les mêmes propriétés qu’un quelconque régime alimentaire. Nous ne sommes plus dans la fiction et avons, à notre portée, une kyrielle de pilules magiques. De même, la stimulation sexuelle sur commande, avec la prise de viagra sans véritable trouble détecté, apparaît comme l’une des manifestations les plus courantes de ce rapport à la gestion du corps. « Ces pratiques sont des modes volontaires de production de soi, de façonnement de l’identité personnelle, elles témoignent d’un imaginaire où l’individu se dédouble, fait de son corps un alter ego et se pose devant lui en bio engineer occupé à gérer son capital physique ou affectif, à rectifier les erreurs qu’il pense déceler dans sa “machine”, à en optimiser ou à en explorer les ressources. » (p. 68)
« La mère est la porteuse embarrassante dont on rêve la disparition radicale. Avec le fantasme de l’utérus artificiel qu’appellent de leurs vœux certains médecins, elle est évincée d’un bout à l’autre du processus. L’enfant naîtrait sans mère, hors corps, hors sexualité, dans la transparence d’un regard médical maîtrisant chaque instant de son développement. La souillure du corps maternel serait effacée par l’hygiène de la procédure et la surveillance sans relâche des machines signalant toute anomalie. » (p. 77)
David Le Breton craint l’effacement des repères symboliques de la parenté traditionnelle depuis que l’on peut « avoir trois mères (génétique, utérine et sociale) et deux pères (génétique et social) » (p. 69), voire trois si l’on prend en compte le médecin comme opérateur dont l’intervention compte autant que celle des deux autres protagonistes.L’auteur dresse un bilan très pessimiste des pratiques d’assistance médicale à la procréation (AMP) qui, selon lui, forcent le vivant. Ce constat le conduit à soulever des questions quant aux bouleversements d’ordre symbolique (relatifs, notamment, à la parenté) que ces mutations opèrent. « La contraception et l’IVG ont ontologiquement modifié le rapport au corps et à l’enfant en les rendant l’un et l’autre programmables […]. Le corps est un instrument à disposition. Sa rebuffade est perçue par le couple comme une anomalie sollicitant le soutien du médecin plutôt que la patience ou la parole. Le temps est devenu une pathologie. » (p. 76)
L’auteur égraine les exemples les plus incroyables, entre cas avérés et hypothèses de recherche en cours d’exploration. Parmi ces exemples, on peut citer celui des femmes qui s’enorgueillissent d’avoir conservé leur virginité tout en ayant mis un enfant au monde, ou encore le cas d’une femme ayant accouché de triplés qui sont les produits génétiques de sa fille et de son gendre. L’auteur annonce une procréation sans sexe et sans corps et s’inquiète de la porte ouverte aux manipulations génétiques les plus dangereuses pour la préservation de notre identité et de notre dignité humaines : clonage, Diagnostic Pré-Implantatoire (DPI), manipulations du génome, sélection des caractères (couleur des yeux, groupe sanguin, etc.), transgénèse…
« Le cyberspace est un outil de multiplication de soi, une prothèse d’existence, quand ce n’est pas le corps lui-même qui se transforme en prothèse d’un ordinateur tout puissant. » (p. 150) Le cyberspace se veut un espace qui libère les corps et facilite la communication sans crainte de l’obstacle de la rencontre et du regard de l’autre.
Dans cet espace, le corps n’est plus soumis à la pesanteur, si ce n’est celle de l’internaute devant son écran qui déporte son esprit. Le développement de l’intelligence artificielle (IA) et des dispositifs de « réalité virtuelle » ne font qu’accroître l’envahissement de cet espace dénué de dimension physique. Avec l’IA, le corps devient « une limite intolérable, une perte de temps, un gâchis de forces qui pourraient être employées plus à propos » (p. 221).
Les interrogations sur l’autonomie des machines posent la question de leur responsabilité, de leur capacité à se gérer et du droit de vie et de mort que les humains ont sur elles. On peut supposer que, bientôt, il deviendra légitime de se demander ce qu’il en est du droit des machines sur l’homme. La science-fiction de Philip K. Dick a déjà anticipé la question en proposant un monde dans lequel une machine à coudre pourrait porter plainte pour viol.
L’individu n’est plus soumis aux contraintes de la chair et le domaine de la sexualité en subit indubitablement les effets. L’expérience érotique n’impliquerait plus l’épreuve du corps de l’autre. « Les sites www à connotation érotique ou pornographique foisonnent […]. Toutes les situations ont été envisagées pour ne pas décevoir la singularité sexuelle de l’internaute, ses curiosités, son souci d’expérimentation […] à travers dialogues, jeux de rôles, possibilité de se créer un avatar homme, femme ou animal avec les attributs de son choix. » (p. 175)
Pour l’auteur, la sexualité virtuelle hypertrophie les sens : elle n’est plus que visuelle puisque le son additionnel est artificiel, elle peut être digitale mais elle n’est ni olfactive ni gustative. Elle procure certes des sensations, mais sans contact. C’est en se touchant soi-même que l’on invente son partenaire virtuel. L’essentiel du sexe est devenu mental. Il s’agit de relations d’abord textuelles, soumises elles aussi au consentement et qui, dans le cas contraire, peuvent être assimilées à des viols virtuels.
Le corps est un facteur d’individuation, il me définit par rapport à l’autre, mais la dissociation dualiste en a fait la première altérité que je côtoie. Nouvel alter ego, façonnable à l’envi, le corps est devenu « une entreprise à diriger » (p. 33). David Le Breton suggère la manière dont le détachement s’opère entre soi et son corps. Le corps devient un double, un représentant, un faire-valoir qui avantage ou dessert celui qui l’habite.
Les constats établis par l’auteur laissent entrevoir son effarement, son regard ethnographique se veut parfois un peu virulent, notamment à propos du transsexualisme ou de la crainte de l’exclusion de la femme dans le processus de procréation. Il fait usage d’une multiplicité d’exemples et de références (autant littéraires qu’artistiques ou scientifiques) qui viennent illustrer son propos. C’est finalement une analyse assez radicale qu’il présente mais qui donne à voir l’amplitude des mutations de l’usage du corps dans le monde contemporain.
Ouvrage recensé
– L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 1999.
Du même auteur
– La Chair à vif. Usages médicaux et mondains du corps humain, Paris, Métailié, 1993.– La Peau et la Trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2003.– Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses Universitaires de France, 2013.– La Sociologie du corps, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2018.
Autres pistes
– Michela Marzano, Penser le corps, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.– Hans Moravec, Une vie après la vie, Paris, Jacob, 1992.