Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de David Lepoutre
Cœur de banlieue est un ouvrage de sociologie urbaine traitant avant tout de la jeunesse des grands ensembles parisiens, de ses pratiques et de la culture dans laquelle elle évolue. À l’occasion de son enquête, qui l’a amené à déménager pour s’installer durablement dans la cité des 4000 à La Courneuve, David Lepoutre a tenté d’approcher ce qu’il nomme la culture des rues à travers ses différentes facettes : son inscription dans les espaces du quartier, ses versants langagiers, corporels, humoristiques, agonistiques, tout comme les systèmes de classification des personnes et des groupes.
Que ce soit dans l’étude de l’environnement urbain, des mœurs et comportements adolescents, des relations entre pairs ou avec les « adultes », David Lepoutre articule tout son propos autour d’une hypothèse centrale, celle de la « culture des rues ».
D’après lui, il ne s’agit pas de décrire un « manque » ou, comme on dit sociologiquement, une situation d’« anomie », soit l’affaiblissement des normes qui régulent la vie sociale ; il s’agit d’étudier une culture pleine et entière, autonome, qui investit la quasi-totalité de la vie adolescente. Cette approche permet à l’ethnologue de faire preuve de nuance et de réflexivité tout au long de son récit.
Loin d’être de simples formes rituelles de justification de son enquête, cette nuance et cette réflexivité sont mises à leur juste place : elles permettent de cerner les prismes à travers lesquels les données présentées ont été produites, ainsi que les conditions, toujours fragiles, de leur validité.
En septembre 1990, David Lepoutre est nommé enseignant d’histoire-géographie dans un collège de La Courneuve, en banlieue parisienne, sans réelle connaissance des réalités des quartiers populaires, et encore moins de la cité des 4000. Cette position particulière conditionne le travail d’ethnologie que l’auteur réalise en parallèle, auprès de la jeunesse qu’il rencontre dans le cours de son travail, puisqu’en février 1992 il décide de déménager pour deux ans dans la cité.
Nourri par les méthodes de l’observation participante et de l’immersion, mais également d’un éventail d’autres techniques de recherche - enquête d’interconnaissance, journal de terrain, entretiens, etc. – Cœur de banlieue est un ouvrage aussi clair qu’il est nuancé et complexe. L’auteur a conscience – à juste titre – que la démarche qu’il adopte est potentiellement minée en tout point. Comment parler de la jeunesse, et plus précisément des collégiens, des grands ensembles périphériques sans répéter les représentations simplistes qui structurent les représentations de ces populations ? « Les chercheurs qui étudient les cultures populaires […] sont soumis à un dilemme permanent : osciller entre le misérabilisme, qui met l’accent sur les relations à la culture légitime et qui disqualifie le peuple au nom de ses manques, et le populisme, qui prophétise et voit en lui les germes d’un monde nouveau » (pp.20-21).
Comment en parler alors que lui, selon son propre regard, a été socialisé dans une culture bourgeoise de province, aussi distante qu’il est possible des réalités et des représentations des collégiens des 4000 ? Comment analyser sans regard fixé à l’avance la culture d’un groupe social si constamment décrié et scruté par tout ce que le pays compte d’institutions, d’éducateurs, de sociologues, de médias et de représentants politiques ?
L’immersion constitue une partie de la réponse à ces questions. Le cadre théorique que choisit David Lepoutre enrichit cette optique : c’est l’hypothèse d’une culture des rues.
L’intégralité de l’ouvrage est tournée vers le déroulement et l’étude de la « culture des rues », point d’articulation des multiples dimensions de la vie des collégiennes et collégiens des 4000.
Par l’emploi de cette terminologie, David Lepoutre se donne plusieurs objectifs.
D’une part, il s’agit pour l’ethnologue d’éloigner sa recherche des principaux prismes qui structurent le discours commun sur les populations jeunes des quartiers populaires. Il s’agit des discours publics mettant l’accent sur la seule violence, volontiers accompagnée d’une vision ethnicisante ou, à l’inverse, d’un messianisme universaliste appelant l’état à se rendre « au chevet » des banlieues, comme le veut la formule omniprésente dans les discours médiatiques et politiques.
De fait, l’ethnologue décrit une culture à part entière, incluant des éléments de force, de dureté, de virilisme, mais également de modération, de mise en scène, de jeu et de négociation. En d’autres termes, les pratiques agonistiques font partie intégrante de la culture des rues, mais, comme tout ensemble culturel, celle-ci lui impose signification, ritualisation, normes et limites.
David Lepoutre cherche également à s’extraire des prismes scientifiques qui orientent souvent les travaux sociologiques sur les grands ensembles. La « culture des rues », telle qu’il cherche à la décrire, s’éloigne ainsi des approches en termes de « déviance », inspirées notamment par l’École de Chicago à laquelle l’ethnologue emprunte néanmoins une partie des méthodes, qui mettent l’accent sur les écarts des comportements des populations par rapport à la norme. Il distingue également sa propre analyse de celle proposée par François Dubet qui place au centre de son travail la notion durkheimienne d’« anomie ».
En définitive, étudier la « culture des rues » implique de cerner, dans les attitudes, les comportements, les formes de langage et les rapports, une « dimension culturelle », au sens anthropologique du terme, c’est-à-dire « un code de relations, un système de valeurs et des représentations formant un ensemble cohérent » (p.17). Cela exige de ne pas poser un regard extérieur sur le groupe, mais plutôt que « l’on inverse le regard et que l’on prenne le point de vue du groupe social considéré » (p.70) dans la manière dont il conçoit, mobilise et assemble les différentes identités qui le composent.
L’autonomie de la « culture des rues » trouve son expression la plus caractéristique dans les espaces publics extérieurs. Là, la conscience d’appartenir à un même groupe, les normes qui structurent les échanges verbaux et physiques, s’expriment avec la plus grande intensité.
Comme le note David Lepoutre, « c’est la présence dans les rues du grand ensemble qui est le critère principal de distinction entre membres » (p.124) du groupe de pairs et monde extérieur, fût-il de la même classe d’âge. La configuration spatiale du grand-ensemble, la nature et l’état des logements, mais également les traits caractéristiques de la sociabilité adolescente et la soustraction au monde parental, s’ils ne sont pas spécifiques à la culture des rues, viennent néanmoins irriguer son contenu et ses formes.
De la même manière, l’interconnaissance généralisée, les logiques de dureté, de rivalité entre groupes de pairs, la pratique normée de l’insulte peuvent bien être des traits saillants de la « culture des rues », ils sont fréquemment rapprochés, par l’auteur, de modes de sociabilité en vigueur dans d’autres groupes sociaux. Par exemple, le fait de ne pas saluer un inconnu, même s’il accompagne un proche, est décrit par l’auteur comme n’étant « nullement d’un défaut de courtoisie imputable à la jeunesse des membres de ce groupe social, mais d’un code de rencontre populaire que l’on retrouve, identique, chez les adultes en milieu ouvrier » (p.100).
L’un des points importants que soulève l’ouvrage au sujet de la « culture des rues » est son inscription dans une classe d’âge. Comme le remarque David Lepoutre, elle concerne particulièrement les adolescents qu’il rencontre, et qui ont entre dix et seize ans. L’auteur note que, pour de nombreuses raisons tant professionnelles que liées à l’évolution des contextes de sociabilité, « la rupture avec la culture des rues, précoce et rapide pour une grande majorité des adolescents, plus tardive et chaotique pour d’autres, correspond en réalité à l’adoption définitive et irréversible de l’habitus social dominant ».
Parler en ethnologue de la « culture des rues » est une entreprise passionnante, mais également risquée. David Lepoutre en est conscient et s’efforce de cerner les limites de la validité de son récit, tout en exposant longuement, tout au long de l’ouvrage, ses conditions de production, ce qui contribue à la validité de son enquête.
Sur la question de la « violence des quartiers », nœud discursif traditionnel de la criminalisation des classes populaires, l’approche qu’adopte David Lepoutre semble parvenir à mettre à distance le soupçon permanent de sauvagerie qui pèse sur les quartiers populaires.
Il ne s’agit pas, pour lui, « d’aller rechercher encore une fois les multiples causes de violence, sur lesquelles tout semble déjà avoir été dit, mais de délimiter les contenus culturels qui sont donnés à son exercice et de resituer cette violence dans le système des relations sociales adolescentes » (p.216). L’auteur s’intéresse ainsi à la « bagarre », à sa temporalité, sa scénographie, son public, ses rôles et ses règles, mais également à la diversité des pratiques agonistiques.
Celles-ci couvrent un large ensemble allant du jeu à la vengeance collective, de la « vanne » ludique à l’insulte caractérisée, de l’investissement dans un sport de combat à la défense de l’honneur, personnel ou familial. Toutes ces formes ont en commun d’être étroitement codifiées au sein de la culture adolescente.
Parallèlement à son cadre théorique, la contextualisation du regard que lui-même, de sa position d’observateur immergé, est en mesure de porter sur les sociabilités adolescentes fait partie des points forts de l’ouvrage et contribue à éviter les discours généralisant.
David Lepoutre, qui souligne par ailleurs que l’ouvrage est né du « hasard d’un coup de poing reçu dans une soirée de 31 décembre », auquel l’auteur a été incapable de réagir et qui lui a valu, « dans les jours qui ont suivi, un sentiment très exacerbé d’humiliation et de honte » (p.246), revient ainsi longuement sur l’effet que produit la proximité de la « culture des rues ». Le récit est traversé par le double mouvement de répulsion qu’il ressent pour la dureté et la valorisation de la force chez les adolescents, mais également sur les influences que la « culture des rues » a pu avoir, tout au long de son enquête, sur ses attitudes et comportements.
Dans un article passionnant, rédigé quatre ans après la parution de l’ouvrage, David Lepoutre s’interroge sur les conséquences imprévues de la publication de Cœur de banlieue et plus largement sur la réception de son travail. Certains éléments qui peuvent paraître anodins lorsque l’on termine une recherche peuvent avoir des effets réels désastreux, par exemple le choix et l’emplacement d’une photographie. Dans cet article, l’auteur revient également sur les usages teintés d’essentialisme d’extraits de l’ouvrage par certaines institutions, qui convertissent le travail ethnologique en guide «?interculturel?», ce qu’il n’est évidemment pas.
Dès lors, cette publication ultérieure constitue une lecture particulièrement recommandée pour qui s’aventure dans Cœur de Banlieue.
Cœur de banlieue est l’aboutissement d’un travail mené d’un double point de vue, d’abord d’ethnologue, ensuite d’enseignant, dans la cité des 4000. Il est centré sur la population des jeunes adolescents peuplant le grand ensemble et sur les modes de sociabilité – la « culture des rues » – qu’ils font vivre et animent autant qu’il s’impose à eux.
Plutôt que de postuler que ces jeunes collégiens manquent de culture (dominante) ou de normes (bourgeoises et petites-bourgeoises), David Lepoutre prend la « culture des rues » comme un tout cohérent, à la fois autonome et irrigué par les influences culturelles issues des cadres (spatiaux, familiaux, scolaires, institutionnels) dans lesquels sont inscrits les adolescents, pour en chercher les principales caractéristiques et les principes directeurs.
La rupture avec les problématiques communes est ainsi assurée, et Cœur de banlieue démontre une incontestable richesse dans la manière dont il aborde et décrit cette « culture des rues ».
Outre sa contribution à la sociologie des grands ensembles et à celle des classes populaires, Cœur de banlieue constitue un support instructif de réflexion sur la disjonction existant toujours entre l’intention de la personne entamant une recherche, la production finale et sa réception.
Dans l’article consacré à la réception de son ouvrage, David Lepoutre réfléchit à une méthode rendant possible la réduction de cette disjonction, en permettant une participation plus directe des personnes enquêtées à la réalisation de la recherche. Pour ses qualités, mais donc également pour l’analyse rétrospective que l’auteur propose des problèmes posés par son enquête, cet ouvrage est un point de passage particulièrement recommandé pour qui s’intéresse aux méthodes et aux enjeux de l’ethnographie.
L’ouvrage est ainsi intéressant pour la manière dont il observe, pourrait-on dire, son propre regard. L’usage des techniques ethnographiques du journal de terrain, les relations tumultueuses qui égrainent la trajectoire de David Lepoutre sur son terrain de recherche, loin d’être de simples anecdotes, outillent effectivement son analyse et viennent parfois les nuancer.
Classique de sociologie urbaine, Cœur de banlieue souligne également, étant donné son succès atypique, le peu de maîtrise que l’ethnologue a sur la réception et l’utilisation de ses propres travaux et donc, plus largement, sur le statut et l’utilité de ceux-ci. Il reste que ses hypothèses, les méthodes mobilisées et le traitement des données font de cet ouvrage une lecture particulièrement importante si l’on s’intéresse aux enjeux historiques et contemporains de la sociologie urbaine.
Néanmoins, on peut adresser deux critiques à l’ouvrage. D’une part, s’il se montre convaincant sur les usages de l’ethnicité et des origines dans la sociabilité adolescente, reste l’évocation répétée – que l’on peut parfois trouver légère – de l’influence d’une « culture méditerranéenne » que l’auteur n’aborde que superficiellement. D’autre part, on peut regretter l’effacement assez important des déterminants économiques des conditions de vie des jeunes des 4000, qui sont évoqués, mais non systématisés. Cela est certainement le pendant des sources de données mobilisées. Sans diminuer l’intérêt de l’ouvrage, d’autres lectures plus attentives à cet aspect pourraient utilement le compléter .
Ouvrage recensé– David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites, langages, Paris, Odile Jacob, coll. « Poches », 1997.
Du même auteur– « La photo volée. Les pièges de l’ethnographie en cité de banlieue », Ethnologie française, 31, 1, 2001, p.89-101.– Avec Isabelle Canoodt, Souvenirs de familles immigrées, Paris, Odile Jacob, 2005.
Autres pistes– Bernard Bier et Gérard Guérinet, « Deux points de vue très différents sur l’ouvrage de David Lepoutre - Cœur de banlieue. Codes, rites et langages », Agora Débats/Jeunesses, 10, p.129-131.– François Dubet, La galère. Jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987.– William Foote Whyte, Street Corner Society. La structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, 1995.– Christian Papinot, « Erreurs, biais, perturbations de l’observateur et autres ‘mauvais génies’ des sciences sociales », SociologieS, 2013, [En ligne], https://journals.openedition.org/sociologies/4534.– Philippe Bourgois, En quête de respect. Le crack à New-York, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2013.– Loïc Wacquant, « Repenser le ghetto. Du sens commun au concept sociologique », Idees, 167, 2012, p.14-25.– Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, Etat. Une sociologie comparée de la marginalité sociale, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte/Poche », 2007.