Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Denys Riout
Le titre de l’ouvrage de Denys Riout est une problématique à lui seul. En présentant la création artistique du XXe siècle, en sondant les spécificités et les paradoxes de la modernité, en recensant les mouvements et les écoles, il donne à chacun la possibilité de voir et lire les arts du XXe siècle. Grâce à une présentation thématique et chronologique, il rend parfaitement compte du passage des beaux-arts aux arts plastiques, du rapprochement des disciplines artistiques entre elles et de la relation nouvelle établie entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur.
Paru en 2000, cet ouvrage parcourt le XXe siècle et les bouleversements artistiques qui ont fait de cette période celle des grandes mutations et des ruptures. De l’avant-garde à la postmodernité, des beaux-arts aux arts plastiques, de la France aux États-Unis en passant par la Russie, il propose un panorama international de l’art du XXe siècle. S’il rend compte des nombreux mouvements qui le constituent, des manifestes, des écoles, débats et querelles qui caractérisent ce siècle, en revanche ce livre n’est ni une histoire de l’art ni un abrégé des critiques et théories de l’art.
Poser la question de l’art moderne soulève celle de l’art en général. En effet, qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Quelles sont les caractéristiques de l’art moderne ? Par quels moyens et selon quels critères retracer l’évolution artistique du XXe siècle ? Sous couvert de l’art, les artistes peuvent-ils tout se permettre ?
Siècle des bouleversements et des grandes mutations artistiques, le XXe siècle n’a pas manqué d’initiatives et de pratiques de toutes sortes pour se défaire de la figuration. La notion d’avant-garde est l’un des concepts majeurs de la modernité artistique et a modifié en profondeur la définition de l’œuvre d’art. Caractérisé par une structure d’exclusion, l’avant-gardisme se distingue par ses actes de rupture et d’opposition à travers divers manifestes militants.
Très présent de la seconde moitié du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle, la notion ne sera plus en usage à partir des années soixante. Elle entraînera les beaux-arts dans son sillage qui, en s’ouvrant à d’autres formes que la peinture et la sculpture, cèderont la place aux arts plastiques.
Dès les années 1910, les peintres abandonnent l’art figuratif au profit de l’abstraction. En effet, l’heure n’est plus à la représentation et à l’imitation du réel. Kandinsky et sa Première aquarelle abstraite, Malevitch avec son Carré noir, Mondrian et ses Compositions, incarnent entre autres, les grandes figures de l’art abstrait. L’abstraction irradie les autres arts : la poésie et les pratiques dadaïstes et surréalistes, le cinéma avec notamment en 1920 la Symphonie diagonale de Hans Richter, l’architecture et le Bauhaus.
Jusque dans les années cinquante, l’abstraction connaîtra divers développements et mutations avant de subir une véritable crise et de se voir confiner dans une certaine académisation. Parallèlement, se développent d’autres courants, d’autres pratiques. En effet, dès les années 1910, les artistes ne cacheront pas leur attrait pour le réel en intégrant à leurs œuvres des objets concrets ou des matériaux bruts. C’est alors qu’apparaissent la musique bruitiste et la musique concrète, tandis que les collages et les papiers collés cubistes, que le readymade confirment cette volonté d’une nouvelle création, loin de toute figuration.
Des années dix aux années cinquante, le paysage artistique se diversifie et se modifie. C’est ainsi que les différents primitivismes, le graffiti, le Street Art et l’art brut entrent dans l’histoire de l’art. À partir des années soixante, un nouveau tournant est opéré avec l’émergence du Pop Art autour notamment d’Andy Warhol. L’art devient de plus en plus vivant, les happenings, les performances et les actions en appellent à la présence du corps et reconfigurent la relation entre l’œuvre et son public.
Progressivement, la vidéo, l’ordinateur ainsi que les réseaux investissent le champ d’action artistique. Dans les années quatre-vingt, le postmodernisme, en prônant la pluralité et le mélange des genres, s’inscrit en rupture avec le modernisme des avant-gardes.
L’art du XXe siècle est placé sous le signe des remises en question des valeurs canoniques, de la subversion et de la contre-culture. En abandonnant ses spécificités, il devient protéiforme. L’éclatement et le décloisonnement des disciplines sont caractéristiques de l’évolution artistique du siècle en question.
Dès 1912, Picasso brouillait les frontières avec Guitare, œuvre située entre peinture et sculpture. Il construit et assemble, mélange des éléments variés, multiplie les hybridations de la peinture et du volume. Les artistes combinent les genres entre eux. Les imbrications et collusions entre la peinture et la sculpture sont de plus en plus fréquentes, le son, la lumière, la photographie et la vidéo investissent les œuvres. En s’intéressant aux images cinématographiques dans les années soixante, Andy Warhol choisit de fusionner des univers qui s’ignoraient.
Entre 1978 et 1982, Jean-Marc Bustamante adopte l’assimilation photographique de la peinture avec ses « tableaux photographiques ». L’irruption d’objets au sein de l’œuvre d’art contribue également à brouiller les catégories et participe au délitement des beaux-arts au profit des arts plastiques. L’évolution personnelle de Bruce Nauman illustre clairement ce passage des beaux-arts aux arts plastiques. En effet, c’est en commençant par la peinture, puis en allant puiser dans la musique, la danse et la littérature qu’il a nourri son travail. Non seulement les frontières entre les arts deviennent de plus en plus poreuses, mais ce décloisonnement atteint d’autres contrées.
Ainsi, des artistes comme Arman ou César s’approprient des objets inutilisés, des détritus ou des déchets industriels pour en faire des Accumulations (1959) ou des Compressions. D’autres ont recours à leur corps, à l’exemple d’Annette Messager et d’Orlan qui, dans les années soixante-dix pratiquent l’art corporel. Les lieux de création et d’exposition se décloisonnent, le musée change et les artistes s’en éloignent. Certains comme Daniel Buren revendiquent l’absence d’atelier et les installations in situ, offrant ainsi aux œuvres la possibilité d’apparaître dans des lieux inhabituels. Les Pénétrables (1968) de Jesús Rafael Soto, en instaurant une complicité active entre l’œuvre et son public, ainsi que les « environnements » de la fin des années cinquante aux États-Unis se chargeront d’abolir les frontières entre le spectateur, l’artiste et l’œuvre.
Les frontières entre l’art et la rue, entre l’art et le non-art, entre l’art et la vie sont brouillées à leur tour. L’art est partout.
Les analyses précédentes soulèvent les questions de la nature de l’art, de ses limites et de sa finalité. Qu’est-ce que l’art ? Et est-ce encore de l’art ? Denys Riout en a bien une idée lorsqu’il souligne que « lorsqu’un territoire s’accroît, il ne devient pas simplement plus vaste : il change de nature » (p. 422). D’autres n’hésitent pas à élargir le concept de l’art, comme Kurt Schwitters affirmant que « Tout ce qu’un artiste crache, c’est de l’art » (p. 327).
Par définition, privé de la représentation, l’art abstrait pose la question du sens de l’œuvre. Le critique Alexandre Benois envisage le Carré noir de Malevitch comme le « culte du vide et du rien ». Très tôt, la pratique du collage – ni dessin, ni peinture, ni sculpture – suivie de près par celle du readymade posent la question de l’art et de ses limites. L’art du XXe siècle ne cesse de transgresser ses limites au nom de la liberté retrouvée. Les artistes essaient, s’amusent, osent tout, désacralisent l’art au risque d’être parfois accusés de faire n’importe quoi. Les illustrations ne manquent pas lorsque Denys Riout évoque le hasard et l’éphémère revendiqués par les dadaïstes et les surréalistes, le kitsch des œuvres de Jeff Koons, ou les « ultimes peintures » d’Ad Reinhardt qui, au cours des années cinquante, ne peindra que des tableaux presque noirs. Les années soixante iront encore plus loin avec le happening et la performance.
Avec ses « tableaux-pièges » et ses « détrompe-l’œil », Daniel Spoerri provoque et interroge l’art. La volonté du dépassement de l’art atteindra son point culminant lors des actions données par Günter Brus et Otto Mühl qui rendent compte de violences corporelles insoutenables.
Les limites concernent également le musée. Comme l’auteur l’a évoqué, la relation entre le public et l’œuvre a changé. L’œuvre peut être éphémère, elle est parfois intransportable notamment dans le cadre du Land Art. L’œuvre peut prendre naissance dans la rue, comme les sculptures de Charles Simonds, ou sur les réseaux à l’instar de l’artiste Fred Forest. Alors certains s’interrogent : « Pourquoi un musée serait-il le bon, voire le meilleur environnement pour tout objet d’art ? » (p. 335).
L’ouvrage de Denys Riout souligne l’importance de la relation entretenue entre la peinture et les textes au fil du temps. Les multiples citations qui parsèment le livre démontrent bien que nombreux sont les artistes, peintres, poètes et critiques d’art qui éprouvent le besoin de théoriser les pratiques et de conceptualiser l’art. L’une des particularités du XXe siècle réside dans la profusion de manifestes, proclamations, ouvrages, brochures et explications. Autant de textes au cœur des débats artistiques et esthétiques en réponse aux querelles langagières.
Ces textes qui témoignent d’une volonté de la part des artistes de faire connaître leurs pratiques et comprendre leurs objectifs participent de l’évolution et de l’élaboration de l’art.
Les mots et les textes ont proliféré au XXe siècle et, avec les arts plastiques, leur fonction s’est diversifiée, légitimant la correspondance entre les arts ainsi que le métissage revendiqué par Raoul Hausmann et Kurt Schwitters : « Le monde a besoin de tendances nouvelles en poésure et peintrie » (p. 365). Qu’il s’agisse d’informer ou de jeter un trouble supplémentaire au sein de l’œuvre, les mots investissent l’espace pictural. En peinture, les mots sont partout et les cartels, les légendes, les noms et signatures, les étiquettes qui gravitent en périphérie de l’œuvre ont une fonction informative non négligeable. Mais avec l’art moderne, d’autres formes de textes s’interposent entre le « regardeur » et l’objet, semant parfois le trouble. Le texte entre dans la peinture et fait partie de l’œuvre au même titre que l’image.
Ainsi, Yves Klein se plaît à inscrire le titre de ses réalisations sur l’image. Magritte intègre des mots ou des phrases à ses tableaux comme dans La Clef des songes en 1930. À partir des années soixante, l’intrusion du langage devient massive.
Associé à l’humour, à la parodie, ou à la provocation, il devient parfois l’unique composante de l’œuvre. L’artiste Ben en est devenu l’emblème avec des proclamations telles que « L’art est inutile ». On Kawara et Roman Opalka importent eux aussi l’écriture au sein de leurs tableaux. Le spectateur doit lire l’œuvre qu’il regarde. Il arrive parfois que le livre devienne objet de création, comme cela a lieu par exemple avec Marcel Broodthaers en 1963 lorsqu’il réalise son œuvre d’art intitulée Pense-Bête dans laquelle il plâtre les derniers exemplaires de son recueil du même nom.
Alors que certains prônent l’autonomie de l’art, d’autres revendiquent le rapprochement de l’art et de la vie. En effet, au XIXe siècle, le mouvement de l’art pour l’art affirmait la volonté d’une autonomie radicale. Au XXe siècle, notamment dans les années soixante, Joseph Kosuth se positionne en faveur d’un art inutile qui « n’existe que pour lui-même ». Il s’inscrit ainsi dans le sillage de Ad Reinhardt qui avait une foi indéfectible en l’autonomie de l’art et qui, à travers ses pratiques, proclamait l’« art-en-tant-qu’art », définitivement séparé de la vie, sans fonction, sans signification. Selon lui, la présentation des œuvres au public apparaît inutile.
Mais de nombreux artistes critiquent et combattent cette autonomie, ils souhaitent au contraire abolir les frontières entre l’art et la vie ; pour un homme nouveau et une société nouvelle. Les avant-gardes perçoivent en l’art un moyen de changer le monde, et ont souvent cherché à édifier des ponts entre l’art et la vie. Le constructivisme rejette cette autonomie et le rapprochement de l’art et de la vie quotidienne est parfaitement accompli lorsque Tatline élabore ses « casseroles utiles » dans les années vingt. Kurt Schwitters, qui ne cache pas sa passion pour les déchets, fait converger à merveille l’art et la vie lorsqu’il crée des œuvres à partir de décombres. L’art de l’assemblage est emblématique de cet état d’esprit. En 1961, l’exposition The Art of Assemblage qui se tient à New York réunit près de cent cinquante artistes d’Europe et d’Amérique dont les pratiques puisent dans les objets du quotidien.
Y sont exposés Arman, César, Tinguely, Dubuffet, Keinholz ou Rauschenberg pour ne citer qu’eux. Aujourd’hui, la notion d’« assemblage » concerne les œuvres tridimensionnelles élaborées à partir de matériaux et d’objets divers. Avec ses Combine-paintings, Robert Rauschenberg exprime sa volonté d’introduire la vie dans l’art. En 1959, Allan Kaprow invente le happening, art de l’éphémère par excellence. L’immersion du corps dans l’œuvre, la volonté d’être au plus près du public ou la participation active du spectateur accentueront le rapprochement entre l’art et la vie.
Denys Riout permet ici à chacun de comprendre comment et selon quels processus l’art a traversé le XXe siècle. En quelques décennies, les artistes ont bousculé les idées reçues, ils ont abandonné la représentation pour l’abstraction, ont revendiqué l’abolition des frontières entre les disciplines artistiques, ont surmonté les crises, transgressé et repoussé les limites, ont irrémédiablement lié l’art à la vie.
Si cet ouvrage a fait date, c’est bien parce qu’à la question initiale Qu’est-ce que l’art moderne ?, l’auteur apporte des réponses claires, concrètes et complètes. L’art moderne est tout cela : les limites de la création et leurs franchissements, ses excès, ses ruptures, ses débats, ses audaces, ses hybridations, ses innovations, ses artistes protéiformes. Son évolution a entraîné celle des espaces de création, des musées, de la réception de l’œuvre, des expositions, des installations et des actions. L’œuvre d’art ne se regarde plus seulement, elle se touche, se sent, s’écoute, fait corps avec l’artiste et le spectateur, fait corps avec la vie.
Il demeure parfois difficile de répondre de manière précise à toutes les interrogations que l’auteur soulève dans son ouvrage. Il l’affirme lui-même, certaines notions demeurent floues et il n’est pas toujours aisé de cerner des mouvances, des mouvements, des périodes plus ou moins distinctes. Il reste dès lors délicat de définir les contours de l’art, comme le souligne si bien cette remarque de Harold Rosenberg : « Nul ne peut dire avec certitude ce qui est une œuvre d’art – ou, plus important, ce qui n’est pas une œuvre d’art . ».
Riche en citations d’artistes, de critiques et de commentateurs, l’essai offert par Denys Riout apporte un éclairage précieux sur l’art au XXe siècle. Les idées développées font écho aux œuvres et les œuvres répondent aux écrits théoriques. Les nombreux exemples illustrent et soutiennent subtilement son étude.
On ne peut que déplorer l’absence d’un espace dédié à l’art numérique – que l’auteur ne fait que frôler – dont la légitimité depuis la seconde moitié du XXe siècle n’est plus à prouver.
Ouvrage recensé– Qu’est-ce que l’art moderne ?, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio essais », 2018.
Du même auteur– Le Livre du graffiti, Paris, Éditions Alternatives, coll. « Alternatives graphiques », 1985. – La Peinture monochrome : histoire et archéologie d’un genre, Arles, Éditions Jacqueline Chambon, 1996.– Yves Klein : manifester l’immatériel, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Art et artistes », 2004.– Portes closes et œuvres invisibles, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Art et artistes », 2019.