Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Didier Le Fur
À peine monté sur le Trône au début de l’année 1515, François Ier reprend à son compte les revendications de son prédécesseur Louis XII sur le duché de Milan. Il conduit son armée en Italie en ouvrant une nouvelle voie à travers les Alpes et, après deux jours de combat, grâce à l’appui de son allié vénitien, remporte le 14 septembre une brillante victoire sur le duc Massimiliano Sforza et ses mercenaires suisses dans la plaine de San Donato, près de Marignano, aujourd’hui Melegnano, en Lombardie. La propagande royale s’empare de celle-ci pour construire l’image d’un roi chrétien et guerrier qui conforta la réputation de François Ier pendant des siècles.
L’année 2019 a été marquée par le 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, « premier peintre, ingénieur et architecte du roi », le 2 mai 1519 au manoir du Cloux (le Clos Lucé, à Amboise). C’est dans cette résidence royale que François Ier l’avait installé dès 1516, à son invitation. La rencontre entre les deux hommes avait eu lieu en décembre 1515 à Bologne, peu après la victoire française de Marignan, qui avait permis à la monarchie française de reprendre pied en Italie.
La présence de l’artiste dans le royaume résultait par conséquent d’un épisode militaire dont il faut retenir d’emblée qu’il inaugura ce règne sous de brillants auspices. Toutefois, Marignan ne constitue qu’une page d’une histoire bien plus large, celle des guerres d’Italie (1494-1559). En effet, de Charles VIII (1483-1498) à Henri II (1547-1559), les rois de France firent valoir leurs prétentions territoriales en Italie. S’ensuivirent des guerres qui déchirèrent des États-nations en gestation, tous monarchiques à l’exception de la Confédération helvétique, seule démocratie dans une Europe occidentale qui formait encore un bloc catholique lorsqu’eut lieu l’événement.
Quelle est la portée de cette bataille ? Comment la propagande royale s’en empara-t-elle au service du prestige d’un jeune roi ambitieux ? Par leur durée inhabituelle et par leur violence extrême, ces combats témoignent d’enjeux patrimoniaux typiques de nombreux conflits médiévaux et modernes. Ils révèlent aussi les évolutions dans la pratique de la guerre à l’aube des temps modernes. Enfin, la manière dont ils ont été récupérés par un discours politique de légitimation est à étudier.
Sous cette forme, l’exclamation fut prononcée dès la mort de Charles VIII, roi de la branche Valois de la dynastie capétienne (1498). Elle exprima la continuité monarchique avec d’autant plus de force que Charles n’avait pas de descendance mâle. Louis d’Orléans, un parent éloigné, régna donc sous le nom de Louis XII et quand il s’éteignit, le même cas de figure permit à François d’Angoulême d’accéder au trône.
Désigné par Louis comme héritier le plus proche, François Ier put épouser la fille de son prédécesseur, Claude de France (1514), mais seulement lorsque le roi fut certain qu’il ne pouvait plus espérer obtenir un fils. François avait vingt ans. Le 1er janvier 1515, désormais roi et premier d’un nom qui désignait son peuple (les Français), il devrait conforter sa légitimité par un règne marquant et assurer la pérennité de la branche régnante.
Prudemment, François confirma à leur charge les conseillers expérimentés de Louis XII et les principaux officiers (fonctionnaires) d’un royaume dont la prospérité économique et la puissance militaire s’étaient affirmées après la guerre de Cent Ans. Il nomma aussi des hommes de qualité à des postes clé, comme Charles de Bourbon en tant que connétable, donc chef de l’armée royale, ou encore le juriste Antoine Duprat comme chancelier. Il n’omit pas non plus de récompenser ses proches, à commencer par sa mère, Louise de Savoie, demi-sœur du duc Charles de Savoie, allié potentiel. Sacré et couronné à Reims (25 janvier 1515), François Ier assuma sans tarder les projets expansionnistes qui avaient marqué les deux règnes précédents, prenant de court les souverains d’Europe.
En effet, Charles VIII s’était lancé en 1494 dans la conquête du royaume de Sicile, avec Naples pour épicentre. La Couronne le revendiquait depuis que la famille d’Anjou, branche cadette des Capétiens, en avait été chassée par le roi d’Aragon (1442). Compagnon du roi en Italie, Louis d’Orléans avait de son côté des prétentions sur le duché de Milan, dont il estimait devoir hériter par le droit de Valentine Visconti, fille du comte de Milan, qui avait épousé son ancêtre Charles d’Orléans (1389). Devenu roi, Louis s’empara de ce qui était devenu entre-temps un duché vassal de l’empire germanique (1501). Mais en 1513, il avait été expulsé d’Italie. Lui aussi héritier de Naples et de Milan, parmi d’autres prétendants, François Ier avait pour concurrents Ferdinand d’Aragon qui, allié au pape Léon X, régnait sur Naples, et, à Milan, le duc Massimiliano Sforza, soutenu par les cantons suisses. En cas de reprise du conflit, François pouvait toutefois compter sur l’appui de Venise, alliée de la France.
François devait d’abord s’assurer de la neutralité du roi d’Angleterre et de l’empereur Maximilien afin d’augmenter ses chances de succès. Des compromis diplomatiques furent donc passés. Le roi connaissait en outre la méfiance de Ferdinand d’Aragon, qui soupçonnait à juste titre François Ier de vouloir récupérer Naples, tandis que le pape Léon X, pour sa part, s’efforçait d’étendre les possessions pontificales en Italie du Nord.
Le roi de France, ayant obtenu le soutien du doge de Gênes, Ottaviano Fregoso, contre Massimiliano (avril 1515), n’avait plus qu’à rassembler les fonds nécessaires à une campagne militaire risquée, puisqu’elle l’opposerait à des mercenaires suisses invaincus depuis deux siècles. Complétant son revenu fiscal par les aides des provinces et par l’emprunt, il réunit la somme rapidement. Il lui fallait notamment payer les lansquenets, des mercenaires allemands qui constituaient au moins la moitié des effectifs de l’armée.
En juillet 1515, l’armée royale, forte de quelque 50 000 hommes, se regroupa à Lyon. De manière stratégique, décision fut prise de faire traverser les Alpes au corps de bataille principal par une voie encore jamais empruntée. Cela nécessita d’importants travaux de déblaiement et des constructions de ponts, réalisés en quelques jours. Simultanément, l’avant-garde créait une diversion en prenant la route traditionnelle du Mont-Cenis, tandis que des troupes débarqueraient à Gênes.
Dès le mois d’août, François Ier fondait sur la Lombardie, le maréchal de La Palisse, commandant de l’avant-garde, parvenant à capturer le chef des troupes pontificales, Prospero Colonna. Mais tandis que l’armée française prenait ses quartiers près de Marignan, Milan recevait d’importants renforts suisses.
Le 13 septembre 1515, vers 15 heures et sous une chaleur accablante, une lutte sans merci fit rage dans la plaine de San Donato, sur la route de Milan à Lodi. Aux trois formations suisses de piquiers et hallebardiers décidés à déborder les lansquenets allemands, les Français opposèrent la technique alors récente du « feu roulant » : une première ligne d’artilleurs tirait puis laissait place à la suivante.
La nuit interrompit brièvement ces combats sanglants, qui se poursuivirent dans la matinée. L’avantage revenait plutôt aux Suisses quand l’arrivée du contingent vénitien renversa brusquement la situation. Le 14 septembre, à 11 heures, François Ier était victorieux. 15 000 hommes, dont 8 000 du côté suisse, avaient perdu la vie. La puanteur des charniers faisant redouter les épidémies, François se retira à Pavie, tandis que le château de Milan était pris d’assaut. Le roi avait récupéré le duché. Certes, les Suisses ne s’avouaient pas vaincus, mais la diplomatie les apaiserait plus tard.
La bataille avait eu lieu le jour de la fête de l’Exaltation de la sainte Croix (14 septembre) et le roi l’avait emporté. Conformément à la notion de « guerre juste » développée par les théologiens depuis saint Augustin (†430), François Ier pensait avoir mené un combat légitime, la victoire sanctionnant l’approbation divine. Macé de Villebresme développe cette idée-force dans l’Épître de Clériande la Romayne (1515).
D’ailleurs, si les spectacles donnés lors des entrées royales dans les villes, comme à Lyon en juillet 1515, utilisent des symboles christiques tels le cerf et la licorne, c’est pour mieux souligner, par contraste, le caractère païen, donc maléfique de l’ours, animal tutélaire de Berne. Longtemps mercenaires pour le compte de la France, les Suisses s’étaient tournés dès 1512 vers le pape, en froid avec la France. Dans la Déploration des Suisses, Pierre Gringoire (1475-1539) explique cette traîtrise par leur avarice, l’un des péchés capitaux. Certes, en 1512 le pape Jules II les avait appelés « défenseurs des libertés de l’Église » (p. 196) et « correcteurs des princes » (p. 198), ce qui les plaçait en concurrence avec le roi de France, qualifié de « Très Chrétien » dès le règne de Philippe IV le Bel (†1314). Victorieux, François Ier redevenait, aux yeux du pape Léon X, « fils aîné de l’Église » (p. 158) lors de leur entrevue à Bologne en décembre 1515. Celle-ci déboucherait d’ailleurs sur la signature d’un concordat réglant les relations entre l’Église et le roi jusqu’en 1790.
Marignan avait occasionné un carnage entre chrétiens. Toutefois, la présence de François Ier pouvait servir une autre image, celle d’un roi vaillant chevalier, en un temps où l’artillerie était d’une efficacité encore relative et où la chevalerie était valorisée. Depuis la capture de Jean le Bon par les Anglais à Poitiers (1356), on évitait d’exposer le roi dans les combats, mais Charles VIII avait renoué avec le principe de l’implication personnelle du souverain dans la guerre.
Telle la salamandre, son emblème, François Ier s’était jeté dans le feu du conflit et s’en était nourri pour mieux l’éteindre, conformément à sa devise : Nutrisco et extinguo (« Je nourris et j’éteins »). L’armure royale, fendue pendant la bataille, était d’ailleurs le signe de cette bravoure et Jean Marot, dans la Deffaicte des Suyces (v. 1517), pouvait présenter le roi comme un lion domptant l’ennemi.
De même, comme le lion épargnant sa proie, François Ier avait épargné celle de Sforza, et s’était montré magnanime vis-à-vis des Suisses, avec lesquels il finit par signer une paix perpétuelle, qui fut respectée jusqu’en 1789.
En vérité, François Ier n’évita la déroute à Marignan que grâce à l’intervention des Vénitiens, un point sur lequel la propagande royale reste évasive. De plus, Marignan ne se reproduisit pas. Chassé de Milan (1522), François Ier fut ensuite écrasé par les troupes de Charles d’Espagne (futur Charles Quint) à Pavie et fait prisonnier : « Si Pavie avait été une victoire, Marignan aurait été oubliée. Mais la bataille de 1525 fut désastreuse et le souvenir de 1515 survécut » (p. 302).
La propagande tenterait en effet de faire oublier l’image du vaincu de Pavie. Le courage de François Ier à Marignan est ainsi vanté par la chanson à succès de Clément Janequin, intitulée La Guerre (1529). Pour sa part, Francesco Guiccardini, dans l’Histoire de l’Italie (1568), popularise l’idée d’une « bataille des géants » (p. 303) remportée par le roi de France, selon un mot attribué au maréchal Gian Jacopo Trivulzio (1440-1518). De la sorte, « à la fin du XVIe siècle, la victoire de Marignan était un événement rare que personne n’osait écorner et François Ier en était la figure emblématique. Les capitaines de son armée n’étaient plus que des figures très secondaires, souvent oubliées » (p. 308).
Mais l’apport idéologique le plus efficace fut celui du médecin lyonnais Symphorien Champier qui, en 1525, inventa et diffusa une scène mémorable dans Les Gestes, ensemble la vie du preulx chevalier Bayard. Il s’agit de l’adoubement du roi par Pierre du Terrail, chevalier de Bayard (v.1475-1524), à l’issue de la bataille. Bayard, soldat « à la popularité modeste » (p. 293) sous les règnes de Charles VIII, Louis XII et François Ier, mais transformé en héros sous la plume de Champier, offrait l’image positive du noble chevalier. Sa loyauté contrastait assurément avec la trahison de Charles III de Bourbon, connétable de François Ier, présent à Marignan, mais passé à l’ennemi germanique en 1521. Il fallait souligner le caractère chevaleresque d’un roi qui, à Pavie, avait défendu son honneur au risque d’être fait prisonnier.
En outre, Bayard symbolisait la noblesse hachant la vile démocratie qu’incarnaient les Suisses. Plus tard, tous les systèmes et régimes politiques, y compris Napoléon III, vainqueur d’une autre bataille à Marignan (1859), jusque dans les rangs pétainistes et dans ceux de la Résistance, reconnaîtraient en Bayard l’archétype du militaire exemplaire, du bon chrétien ou du patriote, ravivant à chaque fois le souvenir de l’événement. L’image, entretenue par des illustrateurs et des peintres, tel Jean-Louis Ducis (1775-1847), ainsi que par les manuels scolaires, est certes fort belle, mais c’est un mythe.
À la charnière du Moyen Âge et de l’époque moderne, Marignan apparaît comme une opération militaire d’une envergure inédite par les effectifs et par la violence déployée sur le champ de bataille. C’est aussi, pour François Ier, une victoire incontestable et l’une de celles qui furent le plus souvent utilisées par l’argumentaire monarchiste, ensuite par l’idéal patriotique de la République dans le cadre du roman national.
Jugé tantôt de manière positive, tantôt de façon négative, le règne de François Ier est indissociable de cet épisode. Toutefois, pour l’historien contemporain, en particulier depuis Jules Michelet (1798-1874), qui considérait avec sévérité les guerres d’Italie, c’est sur le mécène que se concentre désormais l’image du monarque. François Ier est certes le vainqueur de Marignan comme le vaincu de Pavie, l’artisan du concordat de Bologne comme un interlocuteur du sultan ottoman.
Avant tout, pour le Français du XXIe siècle, citoyen d’une Europe qui s’emploie depuis des décennies à éviter la guerre, « François Ier est un esthète, amoureux des arts, des pierres, des lettres et des femmes, image consensuelle et finalement bien fade pour un homme d’État qui rêva toute sa vie de puissance et d’Empire et dont la bataille de Marignan fut le symbole » (p. 323).
L’un des nombreux mérites de Didier Le Fur est d’avoir exploité de manière critique un sujet jusque-là peu étudié pour lui-même. On ne peut que saluer la virtuosité du discours historique dans cette fresque où l’auteur évite bien entendu de reproduire une histoire-bataille depuis longtemps décriée.
L’ouvrage, agrémenté de deux cartes, abondamment annoté et comportant une copieuse bibliographie, peut même être considéré comme un exemple très réussi de la nouvelle histoire-bataille, qui saisit l’événement sur l’arrière-plan politique, économique, social, culturel et religieux de la période. L’histoire des représentations y est particulièrement mise à l’honneur à travers la postérité de l’événement. N’est-ce pas l’un des rôles éminents de l’historien que de balayer des clichés idéologiques durablement enracinés ?
Toutefois, des questions demeurent, à commencer par l’importance précise des effectifs et du nombre de victimes, difficiles à établir et qui divisent encore les spécialistes. En outre, le passionné d’histoire militaire souhaitera peut-être enrichir encore son information après la lecture de l’ouvrage. Sur ce plan, bien que le tableau ait été soigneusement brossé par Didier Le Fur, le lecteur trouvera d’utiles compléments dans l’ouvrage plus récent d’Amable Sablon du Corail .
Ouvrage recensé– Marignan, 1515, Paris, Perrin, 2015 (édition revue et augmentée de : Marignan, 13-14 septembre 1515, Paris, Perrin, 2003).
Du même auteur – Louis XII, un autre César, Paris, Perrin, 2001.– Charles VIII, Paris, Perrin, 2006.– Henri II, Paris, Tallandier, 2009.– L’Inquisition, enquête historique : France, XIIIe-XVe siècle, Paris, Tallandier, 2012.– François Ier, Paris, Perrin, 2015.– Diane de Poitiers, Paris, Perrin, 2017.– Une autre histoire de la Renaissance, Paris, Perrin, 2018.– Et ils mirent Dieu à la retraite. Une brève histoire de l’histoire, Paris, Passés Composés, 2019.
Autre piste– Amable Sablon du Corail, 1515, Marignan, Paris, Tallandier, 2015.