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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Géopolitique de l’émotion

de Dominique Moisi

récension rédigée parAna PouvreauSpécialiste des questions stratégiques et consultante en géopolitique. Docteur ès lettres (Université Paris IV-Sorbonne) et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auditrice de l'IHEDN.

Synopsis

Histoire

La Géopolitique des émotions est l’aboutissement d’une réflexion amorcée par l’auteur dans la revue américaine Foreign Affairs, en janvier 2007, dans un article intitulé : « The Clash of Emotions ». L’auteur développe l’idée selon laquelle la peur, l’humiliation et l’espoir modèlent les relations internationales. Sur cette base, il propose de « produire une carte de la mondialisation en fonction des émotions » (p. 22).

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1. Introduction

Dans cet ouvrage qu’il présente comme un « essai sur la mondialisation et sur la nécessité de convoquer les émotions pour comprendre notre monde en transformation », Dominique Moïsi se déclare d’emblée très critique vis-à-vis de ce qu’il appelle « les visions simplifiées du monde ». Les thèses développées à la fin de la guerre froide par Francis Fukuyama, avec ses interrogations sur « la fin de l’Histoire » et par Samuel Huntington avec son analyse à caractère prospectif du « choc des civilisations », sont des « théories totales » qu’il réfute totalement. Il propose, à cet égard, de révéler « les instruments trop grossiers qui tendent à dominer le discours » (p. 21) et qui caractérisent selon lui ces deux approches.

Au centre de son analyse, l’auteur choisit trois émotions qu’il juge cruciales, car « toutes trois intimement liées à la notion de confiance », à savoir, l’espoir « expression même de la confiance », l’humiliation qu’il définit comme « la confiance trahie de ceux qui ont perdu espoir dans le futur » et la peur, qui est « l’absence de confiance » (p. 19). Né dans une famille dont le père, Jules Moïsi, survécut à la Shoah, l’auteur se fonde sur cet exemple de résilience pour promouvoir, à travers cet essai, l’optimisme et l’espoir par opposition aux sentiments de défiance et de repli sur soi, qui étouffent toute création. L’expérience terrifiante du génocide a profondément modelé son approche de la géopolitique.

2. La mondialisation et le surgissement des émotions négatives

L’auteur définit la mondialisation comme un processus dynamique et continu qui, dans la période post-guerre froide, se caractérise, par « une intégration inexorable des marchés des États-nations et des technologies à un degré jamais observé » (p. 25), reprenant ainsi la définition du commentateur politique américain, Thomas Friedman. Elle ne se réduit pas à « l’américanisation du monde ». La situation est bien plus complexe : la mondialisation est caractérisée par un paradoxe frappant : la concomitance de l’américanisation culturelle de la planète et de la fin de la domination occidentale.

Pour Dominique Moïsi, les deux branches du monde occidental que sont l’Europe et les États-Unis sont en effet confrontées aux mêmes défis : l’émergence d’un nouveau monde multipolaire et le fait que le processus de mondialisation ne leur appartient plus. « Si le XXe siècle fut tout à la fois le siècle de l’Amérique et celui de l’idéologie », écrit-il, « tout porte à croire - j’en suis pour ma part convaincu - que le XXIe siècle sera celui de l’Asie et de l’identité. Or les glissements parallèles de l’idéologie vers l’identité et de l’Occident vers l’Orient donnent aux émotions une importance plus grande que jamais dans la façon dont nous voyons le monde » (p. 33).

En raison des bouleversements qu’elle engendre, la mondialisation est inévitablement génératrice d’inquiétudes, de frustrations, d’insécurité. La peur et le sentiment d’humiliation finissent par provoquer des réactions de rejet et de repli sur soi au sein d’un nouvel ordre mondial caractérisé par « une situation de multipolarité asymétrique » (p. 27).

3. La culture de peur

L’auteur examine l’importance de la peur en tant que « réponse émotionnelle à la perception d’un danger imminent, réel ou exagéré » (pp.148-149). Elle induit un réflexe de défense et devient dangereuse lorsqu’elle est excessive. Cette émotion particulièrement négative est à l’origine de la crise d’identité qui traverse l’Occident.

Si l’élection du président Obama en 2008 a suscité l’espoir aux États-Unis, la défiance manifestée par les États membres de l’Union européenne (UE) face au processus d’intégration européenne, comme en ont témoigné le rejet des Pays-Bas et de la France du Traité constitutionnel en 2005, puis par l’Irlande en 2008, est une manifestation de la peur qui anime cette partie du monde occidental.

La chute du mur de Berlin a marqué l’apogée de la culture européenne de l’espoir. Face au nouvel environnement post-guerre froide (élargissement de l’UE, réunification allemande, retour de la guerre dans les Balkans dans les années 1990), face à la récession économique, face à la montée de l’islamisme, l’auteur évoque des « strates de peur » qui se seraient formées successivement. Il en conclut que « la peur est aujourd’hui la couleur dominante en Europe ». Confrontés aux soubresauts de l’Histoire, les Américains, pour leur part, ont dû remettre en question l’universalisme et la position centrale de leur propre système. La peur du déclin a fini par s’installer nuisant également à la qualité des relations transatlantiques.

4. La carte émotionnelle de l’humiliation

Quant à la culture d’humiliation, son implantation durable dans les esprits serait la cause de l’impuissance de la diplomatie et de l’enlisement des crises. Le sentiment d’humiliation est associé à celui de la dépossession et de la dépendance vis-à-vis d’une autre puissance. Dépassé et maîtrisé, il peut parfois cependant favoriser un certain dynamisme en aiguillonnant l’esprit de compétition chez les individus comme chez les peuples. Sans garde-fous, il déchaîne le désespoir et l’esprit de vengeance, comme en témoigne l’irruption du radicalisme dans le monde musulman. L’humiliation trouve ses fondements dans le sentiment du déclin d’une communauté d’appartenance dans l’Histoire. L’auteur date par exemple la perception de l’islam de sa décomposition à la fin du XVIIe siècle. Il estime que ce sentiment de déclin est à la racine même de la culture arabo-musulmane de l’humiliation. Cette perception a été renforcée par une succession d’événements, dont le plus marquant fut la création d’Israël en 1948. S’ensuivront une instrumentalisation de l’humiliation, une montée de l’intégrisme et l’extension du terrorisme.

Dominique Moïsi décèle dans les difficultés d’intégration des musulmans en Europe une mauvaise prise en considération par les Européens de la culture émotionnelle de l’humiliation. L’auteur prône à cet égard la renaissance d’un islam éclairé en Europe et l’émergence d’un islam européanisé, qui servirait de modèle à l’ensemble des musulmans à l’échelle globale.

5. Qu’est-ce que la culture de l’espoir ?

En contrepoint des émotions extrêmement négatives que sont la peur et l’humiliation, l’espoir constitue une forme de confiance en l’avenir qui nous permet d’accepter l’altérité et les différences culturelles sans crainte excessive.

Au fil des époques, l’auteur remarque qu’il est curieux de constater que l’espoir se serait déplacé du monde majoritairement monothéiste et chrétien vers l’Asie panthéiste. Il ne s’agit plus désormais pour les peuples asiatiques d’attendre l’avènement d’un monde meilleur dans l’au-delà, mais de réaliser, lors de cette existence terrestre, leur émancipation économique et sociale. La confiance en l’avenir et le progrès ont pris le pas sur une sorte d’obscurantisme responsable par le passé de la stagnation des sociétés traditionnelles.

Les « miracles » économiques réalisés par la Chine et l’Inde témoignent de cet enracinement progressif d’une culture de l’espoir en dépit de la persistance d’immenses défis. On observe néanmoins une différence entre ces deux pays : la confiance manifestée par la Chine est fondée sur son passé, tandis que celle observée en Inde est liée à sa vision de l’avenir.

Par contraste, en dépit de ses immenses efforts dans les domaines économique et technologique, le Japon demeure miné par la peur. La montée en puissance inexorable de ses voisins dans la région et son lourd passé – lié aux crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale vis-à-vis de ses voisins – continuent de l’entraver dans ses ambitions.

6. Un rêve éveillé : le triomphe de la culture de l’espoir

Dans ce scénario qu’il juge optimiste, l’auteur se projette en 2025. L’intégration européenne est désormais une réalité. L’UE, qui n’avait été qu’une organisation internationale, est finalement devenue une puissance souveraine, comme l’appelaient de leurs vœux les fédéralistes européens (bien que ce terme ne soit pas nommément employé). L’UE dispose désormais d’un président, d’un ministre de la Défense, d’un ministre des Affaires étrangères et d’un corps diplomatique. Cette évolution n’est pas sans conséquences au Conseil de sécurité des Nations-Unies, la France et la Grande-Bretagne ayant renoncé « sans gaieté de cœur, mais prouvant leur sagesse » (p. 237) à lui céder leur siège permanent, que toutes deux occupaient depuis 1946. L’UE siège donc désormais aux côtés des autres membres permanents que sont toujours les États-Unis, la Chine, la Russie, qui ont été rejoints par l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud.

Par ailleurs l’élargissement de l’UE vers le Sud et vers l’Est s’est poursuivi en intégrant non seulement tous les États ex-yougoslaves ainsi que l’Albanie, mais également la Turquie, car, écrit-il : « Les progrès de l’économie turque et la stabilité de ses institutions démocratiques ont impressionné les Européens encore réticents, encouragés par le climat de détente entre islam et occident, et ont achevé de les convaincre qu’il était temps de dépasser les préjugés du passé et le diktat de la géographie » (p. 236).

L’UE, estime l’auteur, a été revigorée par un afflux massif de migrants et par un rôle accru des femmes dans la société. Dans le domaine stratégique, elle s’est également transformée en une puissance militaire, certes limitée, opérant dans le cadre de l’Alliance atlantique déjà existante. Un traité de paix global au Moyen-Orient historique a mis fin à des décennies de violence et l’auteur espère qu’aux côtés de l’Union pour la Méditerranée (créée par l’ancien président français Nicolas Sarkozy), toutes deux seront partie prenante de la paix dans cette région.

Dans cette nouvelle architecture globale, les États-Unis ont appris la modestie et accepté l’idée d’un monde multipolaire, que l’auteur considère comme « le facteur d’une relative stabilité sur la scène du monde » (p. 233). La Russie, pour sa part, poussée par la nécessité de faire face à la montée en puissance de la Chine, s’est dégagée de la « férule de Vladimir Poutine » et s’est rapprochée de l’UE, avec qui elle forme un club baptisé « Union pour une grande Europe » et partage désormais les mêmes aspirations notamment en matière économique (pp. 234-235).

7. Le scénario du pire

Se projetant toujours en 2015, l’auteur entrevoit (si, dans la géopolitique des émotions, la peur venait à l’emporter), le scénario suivant possible mais pas inévitable. Celui-ci pourrait finir par l’emporter sur le « rêve » d’un nouvel ordre mondial susmentionné. Dans une vision géopolitique cauchemardesque, il indique que l’expansion de la menace terroriste engendrerait, à la suite d’attentats biologiques dans les principales capitales de la planète (30 000 morts), la généralisation de la peur et un phénomène qualifié d’« israélisation du monde » (p. 219).

Partout, sont observables des tentatives de repli sur soi qui se concrétisent par la fermeture des frontières, l’essor du nationalisme et des populismes, le refus du multilatéralisme. Les visions offertes au sortir de la guerre froide par des penseurs tels que Paul Kennedy, qui annonça le déclin relatif des États-Unis et Samuel Huntington, qui souleva la possibilité d’un choc des civilisations, notamment entre l’Occident et le monde de l’Islam, sont désormais devenues réalités.

L’intégration européenne a échoué. Sur les marges de l’Europe, la guerre a refait son apparition. La Turquie, rejetée du club des États européens, s’est engagée dans une nouvelle voie tout en hésitant entre la poursuite d’un néo-ottomanisme et le choix d’un islam radicalisé. La Russie, quant à elle, constitue une menace pour les autres pays. L’Asie est redevenue « le continent de la guerre » (p. 223) tandis que l’Afrique abandonnée par les grandes puissances est devenue « la proie du désespoir, du dépeuplement et des guerres interethniques » (p. 225). L’Arabie saoudite, l’Égypte et la Turquie se sont dotées de l’arme nucléaire.

Dans ce schéma, « il n’existe plus, bien entendu, ni arbitre global ni gendarme international capable de canaliser et de coordonner une réponse mondiale à la menace terroriste. Les Nations unies et les institutions qui en dépendaient sont tombées en désuétude après avoir maintes fois échoué à se réformer elles-mêmes » (p. 219).

8. Conclusion

Tout comme le penseur Amin Maalouf, Dominique Moïsi suggère la nécessité d’une approche globale, d’une mise en commun des énergies au niveau planétaire pour enrayer les dérèglements et les crispations identitaires qui menacent la survie de l’Occident universel.

Face à la culture de la peur et aux frustrations nées de l’humiliation, il reste cependant persuadé que l’humanité, si tant est qu’elle soit placée « sous la houlette de bons dirigeants armés de bons principes, ayant à leur disposition de bons mécanismes institutionnels » (p. 218), saura surmonter les crises d’identité qui la traversent et retrouver l’espoir et la confiance en l’avenir.

9. Zone critique

La géopolitique des émotions constitue une grille de lecture inédite des relations internationales. Bien que la préoccupation de l’auteur pour le conflit israélo-palestinien imprègne l’ensemble de cet ouvrage, force est de constater la validité de cette thèse dans l’analyse des conflits sectaires tels que celui qui oppose catholiques et protestants en Irlande du Nord ou intercommunautaires, tels que le conflit chypriote depuis 1974.

L’auteur entendait s’opposer à la thèse de l’ancien professeur de Harvard, Samuel Huntington, développée en 1993, celle du « choc des civilisations ». A contrario, dans son ouvrage, Dominique Moïsi fait un éloge de la « mondialisation heureuse », même si l’auteur reconnaît que ce processus est générateur d’insécurité et de peur.

Enfin, force est de constater que c’est bien le scénario du pire qui l’a emporté avec l’intensification des replis identitaires, le regain de tensions dans toutes les sphères des relations internationales, la résurgence des extrémismes de tous bords, la fin du multilatéralisme et la disparition des traités de désarmement tels que le Traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) abandonné en août 2019.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La Géopolitique de l’émotion - Comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde, Paris, Flammarion, 2008.

Du même auteur– Leçons de Lumières, Paris, Les Éditions de l’Observatoire, 2019.– Le nouveau déséquilibre du monde, Paris, Les Éditions de l’Observatoire, 2017.– La Géopolitique des séries ou le triomphe de la peur, Paris, Stock, 2016.– « The Clash of Civilizations », Foreign Affairs, janvier-février 2007.

Autres pistes– Benjamin R.Barber, Mondialisation et intégrisme contre la démocratie, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.– Zbigniew Brzezinski, Le Grand échiquier : L'Amérique et le reste du monde, Paris, Bayard, 1997.– Francis Fukuyama, La Fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.– Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997. – Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Livre de Poche, 2004.– Henry Kissinger, Diplomatie, Paris, Fayard, 1996.

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