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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Donna Haraway
Pour Donna Haraway, nous sommes entrés, à la fin du XXe siècle dans l’ère cyborg. Alors que depuis le XIXe siècle, on a défini les identités et les êtres humains en fonction de leur race, leur genre et leur sexe, et ce, selon un schéma rationnel, logique, binaire et organisé, l’évolution des technosciences vient bouleverser ces catégories. Nous voici entrés dans une nouvelle ère : celle du cyborg. Les frontières entre l’être humain, l’animal et la machine sont de plus en plus floues et les êtres sont hybrides dans un monde ou l’identité n’est plus naturelle mais technologique. Donna Haraway appelle les féministes à se saisir de ces nouveaux archétypes afin d’accompagner la destruction des structures en place et surtout de participer à la construction de nouvelles formes et manières d’être.
La seconde moitié du XXe siècle fut marquée par le développement exponentiel des technologies , modifiant à toute allure les sociétés et les cultures. Au cours des années 1990, les ordinateurs et Internet provoquèrent une véritable révolution et la face du monde s’en trouva changée. Les sciences sociales ne restèrent évidemment pas étrangères à ce contexte bouillonnant de nouveautés, et c’est dans celui-ci que s’inscrit l’œuvre de la penseuse féministe états-unienne Donna Haraway. Elle s’intéresse à la philosophie des sciences naturelles et techniques, auxquelles elle appose un regard critique et une lecture féministe. Dans ses travaux, l’auteure part de l’exemple du safari et de la race pour montrer que le monde fonctionnait selon des principes d’unité et de totalité. Dans son Manifeste cyborg, elle expose que c’est ce même fonctionnement qui vole en éclat avec le progrès des technosciences qui brouillent les frontières habituelles. Ainsi, il est de plus en plus difficile de différencier l’être humain de la machine comme de l’animal. Nous vivons aujourd’hui dans un monde de cyborgs, soutient Donna Haraway, un monde dans lequel l’identité et la nature sont remplacés par l’hybridité et l’artificialité. Il ne s’agit pas cependant de regretter un temps désormais passé ni de vouloir revenir en arrière : pour elle, nous sommes actuellement dans un moment clé de notre histoire. Les catégories traditionnelles se brouillent, et il nous incombe de les perturber plus encore. C’est le moment, pour les minorités, de se saisir de cette hybridité et fluidité pour faire entendre leur voix dans le nouveau monde. Qu’est-ce que le féminisme cyborg ? Ou plutôt, quel est le lien entre les cyborgs et le féminisme ? De quelle manière peut-on faire sien ce monde technologique et participer à la modification de ses structures et réseaux ? Quelles méthodes peut-on utiliser pour ce faire ? Quel rôle jouent les universitaires dans cette entreprise ? Pour comprendre la plaidoirie de Haraway en faveur d’un féminisme cyborg, il faut d’abord retracer l’évolution de notre monde et saisir comment nous sommes passés d’un monde dans lequel l’on pouvait classifier rationnellement les entités et les identités à un monde hybride. Les méthodes de recherche doivent suivre cette évolution afin de produire des savoirs et connaissances en phase avec la pensée de l’hybridité.
Donna Haraway diagnostique le passage d’un monde dans lequel la nature organise les éléments et définit une place pour chacun à un monde constitué d’informations et de données qui fonctionnent en réseau et forment ainsi un système.
Le premier monde est appelé « la société organique ». Le terme « organique » se réfère à l’Organon d’Aristote, ouvrage qui regroupe l’ensemble des traités de logique du philosophe. Pourquoi ? Les principes définis par Aristote permettent d’organiser et de classifier les éléments de manière rationnelle et sont au fondement de la pensée occidentale. C’est dans le sens d’une société régie par ces principes rationnels que Haraway la qualifie d’organique.
Chaque élément a une place dans la société qui lui est attribuée par la nature. Le monde forme donc une totalité fermée, qui ne laisse pas de place aux modifications et aux changements : cette organisation est unique et inaltérable. C’est celle d’une société composée de familles nucléaires et hétérosexuelles dans laquelle l’homme est le père. Ces familles sont classées des races les plus primitives aux plus modernes. Pour appuyer son propos, Haraway puise dans ses connaissances acquises au cours de ses études de biologie. À ses yeux, le safari est un parfait exemple du caractère organique de la société. La structure du safari est la suivante : les hommes blancs, en haut de l’échelle, partent chasser des animaux, eux, au bas de l’échelle. Les femmes et les hommes noirs doivent venir en aide aux chasseurs blancs, car ils sont naturellement inférieurs à eux. Ce type de structure est un modèle en miniature de la société organique. Ce monde-là, pourtant, diagnostique Haraway, est en train de laisser place à un monde nouveau, hybride et cyborgien. Mais qu’entend-on par-là ?
Le cyborg, écrit-elle, est un « organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman ». Le cyborg, en ce sens, n’a ni origine ni fin, car il est une créature technologique, un assemblage d’informations. C’est de cette manière que Donna Haraway perçoit les êtres humains du monde contemporain : mi-humains, mi-robots.
Nos capacités sont décuplées par l’extension technologique de nos mains : le Smartphone. Le cyborg est par ailleurs un prisme à travers lequel on peut lire notre monde hybride, constitué de réseaux et d’informations dans lequel les identités fixes et naturelles ne sont plus des catégories pertinentes pour l’aborder. Les expériences scientifiques sur le génome sont un exemple qui permet de confirmer cette approche. Le cas de l’OncoMouse est particulièrement intéressant. Il s’agit d’une souris à laquelle on a ajouté un gène cancérigène, puis que l’on a commercialisée à destination des chercheurs dans le cadre de la recherche contre le cancer. L’OncoMouse est donc un organisme génétiquement modifié, qui n’a pas d’origine naturelle mais ne peut exister qu’en réseau : si elle n’était pas destinée à la vente, elle ne serait pas.
À l’image de l’OncoMouse, nous sommes des cyborgs à l’identité hybride et interconnectée, notre place dans le monde correspond à une situation dans un réseau cybernétique, et non à une place naturelle.
Nous sommes en pleine transition d’un monde organisé selon une certaine lecture de la nature à un monde hybride et interconnecté. Pour Donna Haraway, il faut se saisir de ce moment clé pour faire évoluer les choses dans une direction féministe. Le contexte, en effet, est particulièrement propice à cette entreprise. Pourquoi ? Et comment faire ?
Si l’ancien monde est rythmé par des dualismes (homme-femme ; nature-culture ; naturel-artificiel ; etc.), les cyborgs viennent perturber les couples binaires et les remettre en question. « L’imagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes ans lesquels nous avons puisé l’explication de nos corps et de nos outils » (p. 82). Les cyborgs brouillent les frontières et fracturent les identités. Et cela, pour Haraway, constitue une puissante force subversive. Elle nous incite donc à nous en saisir afin de participer pleinement à la transition d’un monde à l’autre et d’orienter cette transition dans une direction féministe : tel est le plaidoyer de son manifeste. Plus loin dans l’ouvrage, Haraway propose une analyse du discours de Sojourner Truth à la Convention du Droit des Femmes dans l’Ohio en 1851. Alors que de nombreuses femmes se réunissaient pour demander leur droit de vote, Sojourner Truth, ancienne esclave libérée, prit la parole pour affirmer l’importance de prendre en compte les femmes noires dans la lutte féministe. « Ne suis-je pas une femme ? » demande-elle à l’assemblée. Le féminisme, en effet, se concentrait avant tout sur le droit des femmes blanches, et même si quelques-unes tentaient d’inclure les femmes noires à la lutte, cette inclusion restait superficielle. Pour Haraway, la force de Truth est de bousculer la définition du mot « femme » : en prononçant sa célèbre phrase, elle montre que par le concept de « femme », on entend « femme blanche ».
Grâce à son intervention, on commencera à entendre aussi « femme noire ». Truth incite donc à se désidentifier, c’est-à-dire à cesser de figer son identité dans des concepts fixes, mais au contraire, à montrer que le sujet est multiple, mouvant, et que les concepts qui le définissent, par conséquent, doivent être sans cesse repensés selon ce qui est considéré comme marginal. C’est de cette manière, soutient Haraway, que nous pourrons neutraliser les concepts figés d’homme et de femme, en les rendant hybrides et en revendiquant cette même hybridité. C’est également ce que fait Audre Lorde dans Sister Outsider, dont elle écrit « la sœur d’ailleurs suggère la possibilité d’une survie du monde, non du fait de son innocence, mais parce qu’elle est capable de vivre sur la frontière, d’écrire sans avoir besoin du mythe fondateur originel » (p. 72). En d’autres termes, le personnage de la « sœur d’ailleurs » vit sur les bordures, sur les marges, mais il ne s’agit pas là d’une exclusion, au contraire. Revendiquer cette situation-là lui permet de créer un nouvel univers, sur de nouvelles coordonnées.
De quelle manière pouvons-nous faire du cyborg une force subversive ? La science-fiction est un champ particulièrement fertile pour cette tâche. En effet, la création d’un monde fictif au sein même de notre monde réel permet de marquer la réalité en en nourrissant les imaginations.
Il s’agit donc de recoder les informations de notre imaginaire cybernétique en réseau afin d’impacter le réel et de créer de nouveaux possibles : c’est l’occasion, pour les minorités, de faire entendre leurs voix et leurs perspectives. Haraway entreprend de recenser, dans son manifeste, un certain nombre d’œuvres de fiction et de science-fiction féministe. Elle prend l’exemple des Contes de Neverÿon, de Samuel R. Delany ; Superliminal de Vonda McIntyre ou encore Xenogenesis d’Octavia Butler. Ces fictions participent activement à la reconfiguration des univers mentaux et des imaginaires. Le changement passe avant tout par la figuration et la refiguration. Qu’est-ce que cela signifie ? Il s’agit de modifier les représentations et les symboles, l’univers mental et l’imaginaire, en proposant de nouveaux univers fictifs et pour changer la société. En effet, transformer les perceptions, c’est changer le regard sur le monde.
Ainsi, pour Haraway, le travail du féminisme a consisté dans cette refiguration-là, et c’est pour cette raison qu’elle nous exhorte à le poursuivre : elle encourage toute création qui pourra faire entrer de nouvelles images et figures dans nos univers mentaux et, petit à petit, transformer la société.
Les savoirs et les connaissances sont objectifs. Dans les universités, les recherches sont menées de manière neutre. En tout cas, dans le monde organique. Qu’en est-il dans le monde cyborg ? Comment se produit le savoir ? Si la relation entre l’être humain et la nature a changé, alors la relation entre le chercheur et l’objet de la connaissance reste-t-elle identique ?
Pour Haraway, les méthodes de connaissance du monde doivent évoluer. Elle propose, dans cette optique, quelques jalons critiques pour renouveler les méthodes universitaires. L’objectivité, dit-elle, ou du moins ce que l’on a cru l’être jusqu’ alors, est une supercherie. Les penseurs qui disent adopter une position neutre et objective sont également situés dans une position spécifique, rappelle Haraway.
À l’instar des chasseurs blancs du safari, les chercheurs masculins, blancs et occidentaux peuvent prétendre à la neutralité, car dans l’ordre établi, ils représentent l’être humain par excellence, l’universel, tandis que les femmes, ou les noirs, par exemple, sont marqués d’une différence. Pourtant, bien qu’ils occupent cette position, leur point de vue reste, comme tout autre, situé. L’objectivité est un leurre.
Faut-il pour autant tomber dans un relativisme radical ? Non, répond Haraway. Il n’est pas question de prôner l’arrêt de toute recherche et de toute connaissance. Au contraire, il s’agit d’assumer son positionnement pour construire un savoir plus juste. Dès lors que le chercheur accepte sa partialité, celle-ci sera rendue visible et le savoir produit sera par conséquent d’autant plus complet.
Haraway suggère donc d’adopter ces méthodes de production du savoir dans un monde cyborg afin de pouvoir amorcer une discussion avec « l’encodeur », c’est-à-dire la machine qui code et ordonne notre monde, qui lui donne sa forme en en organisant les informations. Il faudra abandonner l’idée d’une recherche de la vérité cachée et à découvrir, car celle-ci n’existe pas. Il n’y a pas de vérité cachée, mais seulement un codage, une série de données informées et interprétées. Le monde est semblable à un système informatique qu’il faudra tenter de décoder pour le recoder.
Pour résumer, Haraway rend compte du passage d’un monde à un autre : nous sommes en train de passer d’une société organique à un réseau informatique géant et interconnecté. Le cyborg est le parangon de ce monde nouveau : il est mi-humain, mi-machine, n’a pas d’identité figée ni de place naturellement déterminée.
Le cyborg est l’acteur capable de remettre en question l’ordre social établi et Haraway incite les minorités à se saisir de cette force subversive pour perturber les frontières et remodeler les imaginaires. La portée de sa pensée est large, renforcée par son caractère pluridisciplinaire ainsi que son originalité. Le cyberféminisme, impulsé par Haraway et d’autres auteures, est aujourd’hui un courant de plus en plus important et influent au sein du féminisme. La science-fiction féministe est un domaine littéraire particulièrement dynamique et prometteur. Cette littérature, en effet, a un pouvoir tout à fait spécifique : celui d’inventer de nouveaux mondes. Cette créativité marquera peu à peu les imaginaires et saura provoquer des changements.
La créativité et l’originalité de la pensée de Donna Haraway la mettent presque hors d’atteinte. Si sa pensée est bien ancrée dans le monde réel, il nous semble tout de même avoir lu un bon roman lorsque l’on referme le Manifeste cyborg. Quelques critiques fructueuses à son égard ont tout de même été émises, auxquelles elle a pu rétorquer aisément, tout en les prenant en compte.
On a reproché à Haraway, notamment, d’avoir une pensée très ethnocentrée, c’est-à-dire, que son modèle de référence privilégié est l’Occident quand il existe bien d’autres cultures et civilisations à prendre en compte. La figure du cyborg, en effet, n’est autre qu’une image issue du monde hollywoodien et incarne ainsi la culture occidentale. Consciente de sa situation particulière dans le champ de la production des connaissances, Donna Haraway accueille tout à fait cette critique. Elle ré-affirme ainsi la nécessité de mettre au jour sa partialité dans la recherche.
La meilleure garantie pour une objectivité saine est d’assumer une nécessaire situation dans le monde social et de la révéler afin de l’inclure dans le processus de production du savoir.
Ouvrage recensé– Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes. Paris, Exils, 2007.
De la même auteure– Des singes, des cyborgs et des femmes: la réinvention de la nature, Paris, J. Chambon, 2009.– Avec Jérôme Hansen, Manifeste des espèces compagnes : chiens, humains et autres partenaires, Paris, Climats, 2019.
Autres pistes– Elsa Dorlin, Eva Rodriguez (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, Presses universitaires de France, 2012.– Thierry Hoquet, Cyborg philosophie: penser contre les dualismes, Paris, éditions du Seuil, 2011.– Delphine Gardey, « Donna Haraway : poétique et politique du vivant », Cahiers du Genre, vol. 55, no. 2, 2013, pp. 171-194.