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L’Art abstrait

de Dora Vallier

récension rédigée parKatia SznicerDocteure en Histoire culturelle (Universités Paris 13 et Laval, Québec). Rédactrice indépendante.

Synopsis

Arts et littérature

Publié en 1967, à une époque où l’art abstrait ne bénéficiait pas de l’attention des musées et des grands éditeurs, L’Art abstrait demeura longtemps l’ouvrage de référence sur les avant-gardes artistiques du XXe siècle. Dora Vallier y présente les théories qui ont accompagné, entre 1910 et 1920, la démarche artistique inédite de trois artistes pionniers, Kandinsky, Mondrian et Malévitch : l’abandon de la figuration. Elle observe ensuite l’évolution, entre 1920 et 1939, d’un art abstrait en quête de sens. Elle en éclaire enfin les transformations aux États-Unis et dans l’Europe d’après-guerre.

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1. Introduction

L’art abstrait peut être défini, sommairement, comme une volonté artistique d’abandon radical de la figuration, de dissociation totale de la forme et de la réalité. Il serait à cet égard tentant de qualifier d’« abstraites » certaines œuvres anciennes dont le sens nous échappe. Nous ferions cependant fausse route. En effet, ces arts du passé ne cherchaient pas à s’affranchir de la réalité, mais tout au contraire à la styliser, la sublimer, la symboliser, comme dans les motifs géométriques de l’art islamique.

Ce n’est qu’à l’orée du XXe siècle qu’apparaissent, pour la première fois dans la création artistique, « des formes qui ne contiennent pas l’image du monde extérieur ». L’artiste alors « ne nomme plus mais exprime. Au spectateur de saisir dans ses réactions la signification de ce qui est exprimé » (p. 5).

2. La naissance de l’art abstrait : un contexte intellectuel propice

L’art abstrait naît vers 1910, dans une aire culturelle imprégnée de philosophie germanique. Au tournant du siècle, à l’est de l’Europe, de nombreux intellectuels s’interrogent sur la civilisation occidentale, recherchent un nouveau langage à même de caractériser et classer son vaste patrimoine architectural et artistique.

En 1903, Aloïs Riegl, historien de l’art autrichien, publie à cette fin Le Culte moderne des monuments, son essence et sa genèse. En 1908, la parution d’Abstraction et empathie (Abstraktion und Einfühlung), de Wilhem Woringer, est un pas décisif vers le renouvellement du regard porté sur l’art européen : l’historien s’appuie sur la tradition philosophique allemande (Kant, Hegel, Schopenhauer) pour définir l’expressionnisme. Il remet ainsi en cause la vision classique de l’art héritée de la Renaissance et, pour la première fois dans l’histoire de l’art, l’abstraction plastique est présentée comme le pôle opposé de la figuration.

Il devient alors possible d’envisager la forme indépendamment de sa signification. Woringer accorde également une place centrale à la « volonté de faire » plutôt qu’au « pouvoir faire » : l’œuvre d’art est à interpréter comme une intention plutôt qu’un résultat ou que la maîtrise d’une technique.

Sans doute Vassily Kandinsky a-t-il été influencé par les œuvres théoriques de Woringer, lequel mettait à distance la vision classique de l’art. L’époque est d’ailleurs riche en expérimentations artistiques qui renouvellent la peinture : impressionnisme, fauvisme, expressionnisme et cubisme témoignent déjà d’une approche des formes et de la couleur libérée du poids de la tradition.

Dora Vallier montre que l’art abstrait est avant tout un mouvement pictural. En effet, pour des raisons techniques et matérielles, peu de sculpteurs peuvent être qualifiés de strictement abstraits, leur art penchant vite vers la figuration.

C’est que la sculpture, art tridimensionnel, doit surmonter le problème de l’espace réel où elle se tient et se dégager de l’objet pour atteindre la forme pure. Quelques artistes importants ont cependant approché l’abstraction : Vladimir Tatline, les frères Antoine Pevsner et Naum Gabo (fondateurs du constructivisme), Alexandre Rodchenko ou encore El Lissitzky.

3. Vassily Kandinsky

La première œuvre véritablement abstraite de l’histoire de l’art est, selon Dora Vallier, une aquarelle que Kandinsky réalise en 1910 : celle-ci exprime la volonté individuelle de l’artiste de se détacher du réel, en dehors de toute référence à la mouvance cubiste. Conscient de la dimension révolutionnaire de son geste, Kandinsky rédige rapidement un texte théorique, Du Spirituel dans l’art (1912), où il s’explique et se justifie. Il apporte dans son deuxième livre, Regard sur le passé (1913), d’autres éléments essentiels à la compréhension de son art.

Né en 1866, Kandinsky appartient à la grande bourgeoisie russe. Il est au fait de l’actualité artistique de son temps et connaît les tableaux de Manet, Gauguin, Manet ou encore du Douanier Rousseau. Germanophone, il choisit de vivre un temps à Munich, au contact de l’avant-garde occidentale, où il fonde avec d’autres le mouvement du Blaue Reiter. Il participera ensuite au Bauhaus et intégrera des éléments scientifiques à sa réflexion esthétique, comme il l’explique dans son traité Point Ligne Surface (1926).

Kandinsky puise également son inspiration, dès ses débuts, dans l’observation de la nature et dans l’art populaire russe. Il aime quitter la ville pour séjourner dans des isbas, voyager en Bavière et dans le Tyrol, où il passe de longues heures dans les églises.Esprit ouvert et cultivé, il s’intéresse à la science, à la littérature, à l’ethnographie et en particulier au spiritualisme alors en vogue. Kandinsky est persuadé que le XXe siècle sera spirituel, que l’âme reprendra ses droits après « l’écrasante oppression des doctrines matérialistes qui ont fait de la vie de l’univers une vaine et détestable plaisanterie » (p.57).

Contre l’académisme, il valorise l’instinct pictural et la puissance de l’émotion. La peinture répond à une nécessité intime, elle est une projection de son univers intérieur, une composition mêlant rythme, formes et couleurs : « La couleur, écrit-il, recèle une force encore mal connue mais réelle, évidente, qui agit sur tout le corps humain. » (p.61). Il attribue à chacune un pouvoir et une signification, le bleu par exemple « apaise et calme en s’approfondissant. En glissant vers le noir, il se colore d’une tristesse qui dépasse l’humain » (p.62).

4. Piet Mondrian

Piet Mondrian naît en 1872 en Hollande. Élevé dans une famille calviniste par un père dominateur, il passera sa vie à se défaire de cette enfance austère. Dora Vallier n’hésite pas à lire le déroulement de l’œuvre de Mondrian comme une libération progressive de l’emprise paternelle et d’un milieu étouffant. Hésitant entre une carrière de prédicateur et la voie artistique, Mondrian se plonge, dès 1899, dans l’étude de la théosophie, doctrine ésotérique qui répond à ses doutes existentiels, allège ses angoisses et le guidera sa vie durant.

Aux antipodes du puritanisme pour lequel beauté et plaisir sont suspects, la théosophie loue l’alliance du beau et du bien. Elle vise l’union avec Dieu, recommande des règles de vie, garantit le triomphe de l’esprit, dévoile les secrets de l’univers. Pour les théosophes, l’art joue un rôle initiatique : il transmue et sublime les instincts de l’homme, œuvre pour la perfection du monde. Le triptyque Évolution (1911) est la première création théosophique de Mondrian : trois corps de femme nue y sont représentés, qui figurent l’ascension spirituelle. On y perçoit déjà cette quête de l’harmonie parfaite des formes et un grand sens du détail.

En 1912, la découverte du cubisme, lors d’un voyage à Paris, est une révélation, un tremplin : Mondrian abandonne définitivement la peinture de paysages sombres et lourds et développe, au fil des années, sa représentation intime de la perfection plastique, qui remplace tout, jusqu’à la nature. Sous ses pinceaux, la déconstruction cubiste se réduit progressivement au signe et le signe à la forme initiale, la plus simple et la plus pure possible. La géométrie n’est que jeux de verticalité et d’horizontalité, de symétries et d’asymétries. De même, après s’être essayé à de multiples gammes chromatiques, il se restreint aux trois couleurs primaires pures : le bleu, le jaune, le rouge, secondés du noir et du blanc.

Il théorise les principes de cette « Nouvelle Plastique » dans la revue De Stijl qu’il fonde en 1917 avec son ami Theo van Doesburg. Convaincu d’avoir atteint une expression universelle qui coïncide avec la quintessence de la peinture, Mondrian avait acquis, au fil du temps, la « certitude d’avoir accédé à la Vérité » (p.114).

5. Kasimir Malévitch

Fils du peuple, personnalité singulière, excessive, Malévitch est celui qui a poussé l’abstraction le plus loin avec le Carré blanc sur fond blanc qu’il présente au Dixième Salon d’État moscovite de 1918. Ce monochrome, incompris de ses contemporains, exprime le refus de tout signe, l’éclatement des formes, l’insaisissable absolu.

Influencé par les fauvistes français, l’expressionnisme allemand, Picasso et le futurisme italien, Malévitch est d’abord une sorte de Dada avant la lettre. À propos de son tableau d’inspiration cubiste Vache et violon (1913), il écrit : « La collision alogique de deux formes, le violon et la vache, illustre le moment de lutte entre la logique, la loi naturelle, le bon sens et les préjugés bourgeois » (p.129). Dora Vallier, dans sa postface de 1980, ajoute un élément essentiel à la genèse artistique de Malévitch : l’amitié de l’artiste avec le linguiste Roman Jakobson, figure de proue de la linguistique structurale.

Dans les milieux avant-gardistes de l’époque, cette approche du langage se traduit par des jeux de déstructuration des mots, de dislocation de la syntaxe et de la ponctuation, et par la création d’une langue dite « transmentale », de fait incompréhensible, qui s’adresserait directement à l’inconscient. Malévitch, dans un même élan, disloque les formes, recherche les unités géométriques structurantes, les unités minimales de la couleur.

En 1916, il lance son propre mouvement, le suprématisme, et publie Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Il s’agit de pousser l’abstraction dans ses derniers retranchements, de représenter le rien « pour qu’apparaisse ce qui le transcende » (p.124) et que se révèle la « suprême présence ». Malévitch, qui adhère un temps à la Révolution russe, est mu par des idéaux sociétaux, mais surtout par une quête spirituelle et mystique qui fait écho à ses inquiétudes métaphysiques. « Dans le vaste espace du repos cosmique, écrit-il, j’ai atteint le monde blanc de l’absence d’objets qui est la manifestation du rien dévoilé » (p.141).

Dora Vallier rattache enfin l’œuvre de Malévitch au nihilisme, pensée typiquement russe, caractérisée par un rejet total du monde existant, mais aussi par l’espoir de l’avènement d’une utopie, sans souffrance ni injustice. La démarche de l’artiste serait ainsi la transposition, dans le champ de la peinture, de l’impuissance des moyens d’expression dont dispose l’homme, de l’urgence d’un changement radical et de la foi absolue en un art devenu sacré.

6. Les années 1930 et l’après-guerre

À la suite de cette première période féconde (1910-1920), l’art abstrait ne retrouvera plus de maîtres comparables aux trois figures tutélaires originelles. Après un prolongement expérimental entre 1920 et 1930, la vision abstraite se généralise et, de ce fait, perd de sa puissance.En 1931, Auguste Herbin crée à Paris le mouvement Abstraction-Création.

Il élabore son « alphabet plastique », basé sur des correspondances entre formes, couleurs et sons des lettres. Abstraction-Création regroupera plus de 400 artistes européens et américains. L’art abstrait, en conclut Dora Vallier, n’est plus motivé par une quête de l’absolu, comme à ses débuts. Il ne possède plus de signification profonde.

Une personnalité d’exception se distingue cependant, Robert Delaunay. Avec sa femme Sonia, il travaille activement dans son atelier parisien qui devient, en 1939, un véritable foyer de l’abstraction, réunissant chaque semaine pléthore de créateurs. Delaunay introduit de vastes gammes de couleurs, inhabituelles dans l’art abstrait, et accorde une place centrale au mouvement. Sonia Delaunay est également une artiste prolifique. Elle crée par exemple des « tissus simultanés » aux dessins nets et aux couleurs vives que l’on retrouve dans sa célèbre illustration du long poème de Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France.

Dans le domaine de la sculpture, Dora Vallier distingue Jean Arp, Kurt Schwitters, Max Bill, Henry Moore, Julio Gonzalez et Alexandre Calder, tout en soulignant qu’il est difficile de considérer leurs œuvres comme strictement « abstraites » au sens d’un Kandinsky, d’un Mondrian ou d’un Malévitch.

Après 1945, l’art abstrait tâtonne et se métamorphose. L’historienne de l’art dégage quelques pistes pour appréhender cette période : l’utilisation du métal en sculpture, avec Lardera, Giololi, Chilida ou encore Jacobsen ; les explorations chromatiques de Vasarely, digne héritier du Bauhaus et précurseur de l’art optique ; les recherches sur la couleur d’un Serge Poliakoff ou d’un Mark Rothko ; l’action painting ou la mise en exergue de l’instant présent chez Sam Francis et surtout chez Jackson Pollock, inventeur du dripping ; le travail de la matière brute chez Dubuffet, Still, Fontana et Tapiès ; l’influence de l’art extrême-oriental et de la calligraphie chez Soulages, Hartung ou Matthieu, couplée parfois au rejet de la pensée analytique occidentale chez Bissier et Tobey.

7. Conclusion

Si l’appellation « art abstrait » a permis de désigner, entre 1910 et 1920, l’œuvre radicalement novatrice des pionniers du mouvement, le langage ne saura, ensuite, comment nommer le foisonnement et l’éclatement artistique ayant jailli de la brèche qu’ils avaient ouverte. En effet, la question centrale du rapport entre le réel et l’art ne pourra jamais être totalement résolue : serait-il plus approprié de parler d’« abstraction figurative », de « figuration abstraite » ou encore de « non-figuration » ? Cette impasse du langage montre que l’art abstrait, bien plus qu’un tendance, est un phénomène ample et complexe.

Quelle que soit l’époque, il une remise en question fondamentale des modèles et des lignes de partage traditionnels et rationnels. Il conduit nécessairement à une réflexion infinie et intime, de l’artiste et du spectateur, sur la relation entre art et réalité, science et art, objectivité et subjectivité, espace et temps, abstrait et concret, matière et non-matière.

8. Zone critique

On pourra prolonger cette lecture en se penchant sur la question du rapport entre les sciences et l’art abstrait. L’art abstrait valorise incontestablement la subjectivité du regard, le monde intérieur de l’artiste, et cherche à se départir de la vision académique du Beau héritée de la Renaissance, dont les règles étaient dictées par l’objectivité scientifique.

On ne peut cependant se passer de mettre en regard la naissance de l’art abstrait et les avancées de la science du début du XXe siècle. Les découvertes de Max Planck et d’Albert Einstein en physique quantique révolutionnent alors la perception des rapports entre l’espace et le temps, l’infiniment grand et l’infiniment petit, le tout et le rien.

Ces savants démontrent l’impossibilité de représenter un réel qui se situe désormais au-delà de ce que peut percevoir l’œil humain et légitiment ce faisant la nécessité créatrice de se défaire de toute ambition figurative, de défier le réel, d’outrepasser les limites de la matière.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– L’Art abstrait, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2012.

Autres pistes– Susanne Deicher, Mondrian, Cologne, Taschen, 2015.– Brigitte Hermann, Kandinsky. Sa vie, Paris, Hazan, 2016.– Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1988.– Stéphane Lupasco, Science et art abstrait, Paris, Julliard, 1963.– Jean-Claude Marcadé, Malévitch, Paris, Hazan, 2016.– George Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait ?, Paris, Gallimard, 2003.

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