Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Edward P. Thompson
1723. L’Angleterre sort à peine de sa Révolution. La nouvelle dynastie des Hanovre, mal assurée, doit faire face à de nombreux complots. Le pouvoir, assumé par le parti Whig, tente d’imposer au pays une nouvelle vision des choses, qui depuis a fait fortune : le droit de propriété absolu, complet, total. Il n’admet aucune restriction, surtout pas en faveur des pauvres. Par conséquent, la partie la plus primitive du pays, celle qui vit dans les grandes forêts royales, se voit interdire tout empiètement sur les bois, les arbres et les animaux de la forêt. Défense de ramasser des baies sauvages ou du bois mort. S’ensuit une révolte, que le pouvoir va mâter avec une cruauté inouïe. La moindre infraction est punie de mort. Tel est le sujet de Thompson : la guerre des classes dans les forêts.
Edward Palmer Thompson était un historien marxiste. Il croyait en l'existence et dans le caractère déterminant de la lutte que se livrent au cours des siècles, les classes dominatrices et les classes dominées.
Après s'être intéressé à la naissance du prolétariat anglais, dont il a vivement contribué à revaloriser les luttes, voici qu'avec ses collègues du Centre pour l'étude de l'histoire sociale de Warwick, il entreprend de s'attaquer au premier XVIIIe siècle anglais, époque encore troublée (on sort à peine de la Glorieuse Révolution de 1688) où les Whigs, avec Walpole à leur tête, mènent une politique ultra répressive, tout apeurés qu’ils sont par les spectres plus ou moins réels du papisme et du jacobitisme, afin d'asseoir sur le trône leur champion, le roi George de la toute nouvelle dynastie des Hanovre.
À l’origine, ce devait être un article. Ce fut un livre, intitulé Les Whigs et les Chasseurs, qui parut en même temps, en 1975, que l’ouvrage collectif dont il devait n'être qu'une partie. Contrairement aux apparences, le sujet le méritait. Jusque-là, les historiens avaient considéré ce Black Act, par lequel le gouvernement Walpole avait transformé en crimes capitaux la plupart des infractions commises par les habitants des forêts royales pour défendre leur droit coutumier, comme de peu d’intérêt, relevant simplement de l'histoire du crime.
Pour Edward Thompson, ce qui se joue dans l’histoire du Black Act, c’est l'établissement du capitalisme en Angleterre. Tout d’abord, on assiste à un basculement des mentalités. L'Angleterre, la première, a fait sa et même ses révolutions. Le catholicisme est proscrit. La dynastie des Stuarts, dont on craignait qu’elle ne le rétablisse, a été écartée. Sur le trône d'Angleterre sont montés les Hanovre, princes allemands et sincères protestants. Mais le pouvoir, dans cette Angleterre post-révolutionnaire, est largement entre les mains du Parlement. Celui-ci se divise en deux. D'un côté les Whigs, partisans des Hanovre ; de l'autre les Tories, partisans des Stuarts exilés.
Or, le pouvoir des Whigs est précaire, comme celui de la nouvelle dynastie. Il y a des complots jacobites et des scandales financiers retentissants, comme celui de la bulle financière de la Compagnie des mers du sud, qui éclaboussent tout le gouvernement et mettent au jour l’effarante corruption du pouvoir. Pour Thompson, qui ne mâche pas ses mots, l'Angleterre en est alors encore au stade de la république bananière. Il définit les Whigs comme « une junte de spéculateurs politiques et de politiciens spéculateurs » (p. 81), se servant de la rhétorique libertarienne (issue du philosophe John Locke) comme d'un déguisement servant à masquer leur politique de prédation. Fragiles, ils ne doivent leur maintien au pouvoir qu'au fait de n'avoir comme alternative que la guerre civile que ne manquerait pas de déclencher un retour des Stuarts et des catholiques.
On a donc, vers 1720 en Angleterre, d’une part un pouvoir mal assuré, exercé par une clique d’hommes d’affaire sans scrupules et, d'autre part, une nouvelle mentalité, celle de l’individualisme possessif. Or, cette mentalité, alors émergente et très minoritaire dans le peuple, et surtout dans le peuple des forêts qui, à bien des égards, est archaïque, est fondée sur le caractère sacré qu’elle confère à la propriété privée. Le point est capital, et il a été aperçu, en Allemagne et en France, par des esprits aussi pénétrants que Marx et Balzac.
Dans toute l'Europe, mais d'abord en Angleterre, les élites ont été complètement conquises par cette nouvelle forme d'individualisme, qui n'est pas sans rapport avec l'importance que le protestantisme et les Lumières accordent au libre examen des questions philosophiques et religieuses par l’individu, contre le dogme social et collectif imposé jusque-là par l’Église catholique. Ainsi, quel que soit le degré de corruption que l’on veut bien prêter à ces élites, il est un fait qu'elles se sentaient absolument dans leur bon droit quand elles niaient aux pauvres les droits coutumiers sur lesquels reposait leur existence.
À partir de la fin du XVIIe siècle, mais particulièrement à partir du moment où le premier ministre Walpole plaça son très corrompu protégé Baptist Nunn à la tête de la forêt de Windsor, les riches s’employèrent à déposséder les pauvres. On pose des clôtures un peu partout, des haies, des murs, en totale infraction au droit coutumier, et avec cette conséquence désastreuse d’empêcher les troupeaux communaux de paître et les pauvres de ramasser le bois mort pour leur chauffage, leurs outils et les réparations qu'ils ont à faire. La mode est aux grands parcs d'agrément et aux parties de chasse. On déboise et on clôture pour se faire de belles promenades. Les pauvres iront ailleurs. Ce n'est pas leur propriété.
Désormais, la propriété est une et indivisible. Elle n'est plus hiérarchique, ordonnée, pyramidale, avec le roi en haut, puis le seigneur, puis le propriétaire, puis le peuple et les pauvres, chacun ayant ses droits propres et personne n'ayant de droit absolu et définitif, puisqu’en vérité tout appartient au roi du ciel et que ses enfants bien-aimés, ce sont les pauvres. Désormais, le mien n'est pas le tien. On sera charitable, mais ce sera selon le bon vouloir du maître, qui a ses exigences : quand il vient de Londres chasser avec ses amis, il veut s'amuser pleinement. Il multiplie les cerfs et autres lapins, et défend bec et ongles qu’on les attaque.
En 1721, il semble que la coupe soit pleine pour les habitants de la forêt, et pas que les pauvres d’ailleurs, qui ne sont pas les seuls à être attachés à la vieille coutume et aux antiques traditions. Un gentilhomme du cru, ou se faisant passer pour tel, rassemble autour de lui quelques dizaines de partisans. Ces hommes sont bien montés et bien armés. Grimés de noir, ils se rassemblent de nuit. Leur premier acte est d’abattre les cerfs de l’évêque (qui est un évêque mondain considérant son évêché comme une place et une rente). Ils vont chez tous les bureaucrates, chez tous les riches expropriateurs, et à leur tour les exproprient. Le peuple ne les dénonce jamais. Il se présentent, dans leurs lettres et déclarations, comme des « gentlemen déterminés à faire régner justice » (p. 67), abattent les murs, les cerfs. Leur chef se nomme le roi Jean. À la terreur de l'ordre injuste, qui retire aux pauvres leurs moyens de subsistance et qui détruit le fragile équilibre de la société forestière traditionnelle, répond la terreur vengeresse du monarque forestier, nouveau Robin des bois.
Le pouvoir tremble. Walpole est aux abois. On vient de suspendre l’habeas corpus, ce texte par lequel, les premiers en Europe, les Anglais avaient acquis le droit de ne pas pouvoir être arrêtés sans raison. Les conspirations jacobites se font nombreuses et menaçantes. C’est alors que Walpole invoqua l’urgence du danger pour obtenir du Parlement, et ce avec une extrême facilité, ce qui devait constituer le fondement du Code sanglant, comme on nomma le code de lois extrêmement sévère et cruel de l’Angleterre du XVIIIe siècle. On ne saura jamais si ce fut parce qu’il croyait en la réalité d’une alliance entre jacobites et Blacks ou si ce ne fut là pour lui qu’une trop belle occasion.
Le Black Act, car tel est le nom de cette loi, institua la peine capitale pour toute une série de délits jusque-là considérés comme de peu d’importance, punis seulement d’amende. Désormais, abattre un cerf conduisait au gibet, de même que la démolition des vannes, l’abattage d’arbres, la mutilation du bétail, l’extorsion, le chantage, etc. Visiblement, cette sévérité n’était pas en rapport avec la gravité somme toute très relative des troubles provoqués par le roi Jean et ses affidés : un mort ou deux, quelques cerfs abattus.
Selon Thompson, cela prouverait que, en réalité, le pouvoir visait autre chose : les moyens de se maintenir par la force. Il lui fallait exagérer la révolte, se poser en défenseur de l’ordre et s’offrir, pour assurer l’établissement de la bourgeoisie d’argent et du capitalisme, un « arsenal polyvalent de mise à mort » (p. 78).
Le résultat de la répression ne se fit pas attendre : le roi Jean proclama sa soumission au roi Georges et cessa ses activités séditieuses, mais la loi ne fut pas pour autant abrogée, bien au contraire. Alors qu’elle devait à l’origine ne durer que trois ans, elle fut constamment renouvelée par les parlementaires anglais, et même passa à l’état perpétuel en 1753, pour ne disparaître qu’en 1823, quand la nouvelle mentalité et le nouvel ordre se furent définitivement imposés à tous, entraînant la disparition de la coutume et le triomphe définitif du droit de propriété individuel, exclusif et absolu sur la terre et les forêts qui, dès lors, purent être exploitées sans retenue, dans un esprit mercantile ou au profit de l’État.
Dans cette histoire, en effet, il ne faut pas méconnaître l’importance du roi et des nécessités de l’économie politique. Les forêts où est née la révolte des Blacks, ou blacking, ce sont en effet des forêts royales : Windsor, Alice Holt, Wolmer. Outre l’agrément que représentent pour le roi et sa cour les parties de chasse, il faut prendre en compte un intérêt beaucoup plus sérieux : la construction navale, qui nécessite du bois en abondance, est cruciale pour une Angleterre qui ambitionne et qui atteindra la suprématie maritime mondiale. Il faut absolument contrôler les forêts et en tirer le meilleur rendement possible.
Et que quelques manants illettrés et obscurantistes soient condamnés à mort pour des motifs un peu trop légers, voilà qui n’émouvra pas outre mesure une classe dirigeante dont le cynisme et la corruption ne font guère de doute ; ce d’autant moins que le mouvement de clôture des champs et des propriétés, s’il accule les pauvres à la misère et au désespoir, permet d’accroître le rendement des terres cultivées : à la jachère, qui permettait de nourrir les troupeaux communaux, on substitue la culture fourragère, qui non seulement fournit du fourrage, mais encore permet de régénérer les sols.
En somme, Thompson aura identifié un point de basculement du monde traditionnel vers le monde moderne et compris quelle avait été la violence exercée par le pouvoir à cette occasion. Marxiste, son interprétation du Black Act de 1723 se démarque cependant clairement des idées de la plupart des historiens marxistes anglais pour qui la cruauté de cette loi n’était pas un sujet d’étonnement. Pour eux, rien là que de très normal. Le Black Act est horrible, sanguinaire, injuste et terroriste, cela ne le différencie pas du droit en tant que tel qui, instrument de la bourgeoisie pour dompter le prolétariat, ne vaut strictement rien et est bon pour les poubelles de l’histoire. Le socialisme, pour eux, affirme Thompson, qui connaît bien leur rhétorique, pourra se passer du droit et de la loi, car les conflits de classe auront été résorbés.
Grave illusion, avertit Thompson à la fin de son livre : l’homme aura toujours besoin d’un droit, car toujours il y aura des conflits. Et il va même plus loin, visiblement plus qu’agacé par ses collègues au marxisme dogmatique et borné ; il affirme que le droit n’est pas qu’une structure sociale, car il a sa logique propre, universelle par nature, et que les maîtres ne peuvent pas dénaturer entièrement à leur profit car, alors, il perdrait toute légitimité aux yeux du peuple, et ne servirait donc plus de justification.
Ce que Thompson affirme, s’élevant à la fin de son livre bien au-dessus de l’affaire du Black Act, et montrant par là-même que l’histoire des petites choses peut mener à de bien grandes choses, c’est que le droit, au contraire, ne doit absolument pas être négligé de ceux qui se soucient un tant soit peu de justice sociale. Les révoltés de Windsor, le roi Jean comme les petits, se réclamaient d’un droit autre que le droit de Walpole et de Nunn, mais ils se réclamaient d’un droit et, d’ailleurs, ils remportèrent plus d’un procès.
Une plume acérée, un grand talent de pamphlétaire, une intelligence vive et profonde, une connaissance exacte de son sujet, de l’humour, le sens du détail significatif, l’horreur des généralisations abusives : il y a de tout cela dans l’ouvrage de Thompson.
Néanmoins, il n’a pas toujours été apprécié. Outre les marxistes bornés, il y a ceux qui se pâment devant l’Angleterre du XVIIIe siècle, son apparente réussite et les propos dithyrambiques des philosophes français à l’égard de son parlementarisme. Généralement eux-mêmes convaincus du caractère sacré de la propriété privée, ils répètent les arguments de la haute-société anglaise de ce temps. Comme l’historien Pat Rogers, ils ne voient dans les Blacks qu’une bande de voyous qu’il était très raisonnable de mâter, fut-ce par des moyens un peu brutaux. Tout dépend de quel côté on se place. On peut, comme Marx, prendre la défense des braconneurs ; on peut, comme Balzac, dans son fascinant roman Les Paysans, prendre le parti des maîtres. Ces derniers sont certes plus beaux et mieux poudrés que ces êtres à demi sauvages qui ramassent branches et glands dans les bois.
C’est un éternel débat, en somme, que l’historien ne peut pas trancher sur des bases purement historiques car, ici, c’est sa position comme homme et comme philosophe qui est décisive. Edward Thompson, lui, avait tranché, et depuis longtemps : communiste en 1943, il l’était resté jusqu’au bout, bien que sa lucidité l’ait éloigné de tout éloge du léninisme. Il en tenait pour le socialisme anti-technicien de William Morris. S’il faisait de l’histoire « par en-bas », c’est que c’est d’en-bas qu’il aimait voir les choses, avec le peuple, résolument, pour que ses coutumes survivent et que sa justice triomphe.
Ouvrage recensé
– La Guerre des forêts. Luttes sociales dans l'Angleterre XVIIIe siècle, La Découverte, coll. « Poche », 2017.
Du même auteur
– La Formation de la classe ouvrière anglaise, Points, coll. « Histoire », 2012 [1963].
Autres pistes
– Balzac, Les Paysans, Gallimard, coll. « Folio classique », 1975 [rédigé en 1844].– Eric Hobsbawm, Les Bandits, La Découverte, coll. « Zones », 2008.– Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Armand Colin, coll. « Références Histoire », 1931, réédition de 1999.– Daniel Bensaïd, Les dépossédés. Les voleurs de bois et le droit des pauvres, La Fabrique, 2007.