Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Edward Said
Publié dans la foulée des accords d’Oslo entre l’OLP et Israël (1993), l’ouvrage en constitue une acerbe critique. Il rassemble les éditoriaux écrits sur le vif par Edward Saïd, célèbre défenseur de la cause palestinienne aux États-Unis. Il dénonce non seulement la cruauté de l’occupation israélienne et l’attitude éminemment partiale du gouvernement américain, mais aussi la corruption effarante de Yasser Arafat, qu’il accuse de jouer le rôle d’un Pétain, et la dangerosité d’un certain radicalisme arabo-musulman qui, niant les souffrances des Juifs, ferme la porte à la reconnaissance de celles des Palestiniens.
Unanimement célébrés, dans la presse internationale, comme un jalon crucial sur la route de la paix au Proche-Orient, les accords d’Oslo furent fermement combattus par Edward Saïd dans une série d’articles qu’il fit paraître à la fois dans la presse arabe et dans la presse anglo-saxonne. Il y dénonçait, sur le ton d’un nouveau Bernanos, cette conférence d’injustice et de mensonge présidée par Bill Clinton, nouvel empereur romain se chargeant de réconcilier deux vassaux turbulents.
Les puissants, ici Israël, l’Occident et les oligarchies arabes complices, forment selon lui une coalition d’intérêts tous dirigés contre le pauvre peuple palestinien dont les droits, pourtant reconnus officiellement par l’ONU, sont constamment bafoués. Héritiers de la rhétorique coloniale, les dirigeants israéliens traitent en effet les Palestiniens et les Israéliens arabes ni plus ni moins que comme des Indiens sioux, sauvages que la civilisation aurait le droit et le devoir d’opprimer. Occultant la réalité, Israël a propagé en effet l’idée de la quasi-inexistence du peuple palestinien et de son incapacité foncière. Avant l’arrivée des Juifs, la terre d’Israël n’aurait été peuplée, selon cette version des faits, que par des Bédouins incapables de mettre leur terre en valeur et très peu nombreux. Heureusement, les Israéliens sont venus. Ils ont mis le pays en valeur, transformé le désert en pays de cocagne.
Quant aux quelques Arabes qui faisaient paître là leurs troupeaux de chèvres, ils n’avaient qu’à aller voir un peu plus loin, dans les immensités de Syrie, de Jordanie, d’Égypte ou d’Irak. Le monde arabe est grand, et Israël a des droits : droit historique, droit biblique, droit de disposer d’un refuge national pour échapper aux fureurs de l’antisémitisme.
Le malheur, c’est que, dans leur calvaire, les Palestiniens ne trouvèrent guère pour les défendre qu’une OLP devenue avec le temps une sorte de mafia qu’il ne fut que trop aisé au pouvoir israélien et américain de manipuler pour en faire l’exécuteur zélé de ses volontés. L’espoir, c’est la vérité, dans l’amour et la compassion ; c’est que Juifs et Arabes de Palestine apprennent à se connaître, et à reconnaître qu’ils sont désormais indissolublement liés par une communauté de destin et de souffrance.
En 1948, les dirigeants sionistes décidaient de s’emparer par la force des terres des Palestiniens. Il y eut massacres, viols, pillages, exactions en tous genres.
Parmi les victimes, le jeune Edward Saïd, dont la bourgeoise famille s’exila en Égypte tandis que nombre de ses cousins et amis furent parqués dans des camps, ou bien contraints de vivre sous la loi d’Israël, citoyens de seconde zone. Pour les propagandistes d’Israël, il n’y avait pas de réfugiés : les Arabes avaient décidé de partir, de leur plein gré. Comme ils étaient partis, leurs biens et leurs terres appartenaient de droit aux conquérants. Comme jadis le peuple juif, voici que le peuple palestinien était victime, chassé de sa terre ancestrale.
Certains, comme les Saïd, avaient gagné les pays voisins ; disposant d’argent et de connexions internationales, ils allaient former une diaspora mondiale. D’autres étaient restés : ils allaient former la masse des Israéliens arabes, demi-citoyens d’une démocratie réservée aux Juifs. D’autres se retrouvaient en Cisjordanie et à Gaza, territoires bientôt occupés par l’armée israélienne. Enfin, certains, chassés mais incapables de s’exiler, se retrouvèrent dans les pays arabes voisins, où ils furent confinés dans des camps, otages entre les mains d’autocrates trop heureux d’utiliser ce malheur comme arme de propagande.Telle était la situation.
Face à cette criante injustice, née de l’utopie coloniale sioniste et du traumatisme de la Shoah, la communauté internationale réagit par la condamnation sans équivoque. Mais l’action ne suivit pas l’indignation, Israël étant trop lié à l’Occident. Tandis que les dirigeants d’Israël jouaient le pourrissement, pensant qu’une politique de harcèlement systématique finirait par pousser la population palestinienne au départ définitif, cette dernière se rangea derrière l’Organisation de libération de la Palestine et son charismatique dirigeant, Yasser Arafat.
Durant des années, l’OLP pratiqua le terrorisme. Les insurrections (intifada) répondaient aux expéditions punitives de l’armée israélienne dans les territoires occupés. On comptait les morts. C’était l’engrenage de la guerre, dont il fallait sortir. Alors Clinton, tel un nouvel empereur romain, convia à Oslo les représentants d’Israël et de l’OLP. Au processus de guerre, on substituait le « processus de paix ». Il fallait donc se réjouir. Tout allait pour mieux.
Pour Edward Saïd, il s’agissait d’un acte pervers visant non seulement à la soumission des Palestiniens mais encore au maquillage de celle-ci sous les traits de la justice. Dans les faits, il y avait occupation et colonisation ; depuis le début, les Palestiniens réclamaient le respect du droit international, le départ de l’armée d’occupation et des colons et l’égalité des Juifs et des Arabes. Or, les accords d’Oslo consistèrent à entériner la situation, à légaliser l’occupation, en échange de la reconnaissance non pas d’un État palestinien mais d’une Autorité palestinienne entièrement sous contrôle.
L’Autorité palestinienne est la bête noire d’Edward Saïd. Pour lui, Yasser Arafat se comporte comme un véritable satrape, dans la plus pure tradition des dirigeants arabes autoritaires et au contentement de l’Occident comme d’Israël, trop heureux de pouvoir utiliser cette corruption comme levier de chantage et instrument de pourrissement. L’Autorité palestinienne, c’est la chose de Yasser Arafat. Les dons internationaux atterrissent sur les comptes personnels du dirigeant. La police n’obéit qu’à lui. Les ministères sont des prébendes distribuées à une clientèle pléthorique. Les élections sont truquées au vu et au su de tous. Littéralement, Yasser Arafat a vendu son peuple pour un plat de lentilles. Il parade devant les caméras, il est célébré, mais, pour Saïd, c’est un traître, dont la seule excuse est une confondante naïveté qui lui fait croire qu’à force d’obtempérer, à force d’avaler les plus énormes couleuvres, il finira bien par gagner l’estime du maître, et quelques concessions.
Mais, ici, la naïveté n’est que le paravent d’une incroyable incapacité : qu’on y songe, Arafat n’avait pas même décemment préparé les négociations. Il était arrivé comme une fleur, sans un chiffre, sans une proposition concrète. On négocia en anglais, langue que ni lui ni ses conseillers ne maîtrisaient. On lui fit miroiter le pouvoir sans limites sur un peuple d’esclaves dont il serait le père bienveillant. Il accepta.
Le résultat fut absolument dramatique. Les Palestiniens ne virent aucune colonie plier bagage, bien au contraire. Sous le gouvernement des travaillistes israéliens censément modérés, on continua l’implantation de nouvelles colonies. On continua de chasser les gens de leurs terres en refusant de leur octroyer des permis de construire, en aspergeant leurs champs de défoliants et tout simplement en les empêchant de vivre : la Cisjordanie fut divisée en trois zones, système extraordinairement compliqué grâce auquel Israël, disposant d’innombrables colonies, de la prépondérance dans les villes et d’un système de routes quadrillant et saucissonnant le territoire, contrôlait les allées et venues des Palestiniens, de telle sorte que ces derniers se voyaient contraints d’attendre parfois des heures et des jours avant de pouvoir se rendre à quelques kilomètres de chez eux.
Pendant ce temps, régnait et s’enrichissait à Gaza le tyran Arafat, et l’Autorité palestinienne, discréditée, soumettait le peuple palestinien à un contrôle policier très étroit, la presse à une censure implacable.
L’oppression appelle la résistance. Cependant, il y a plusieurs façons de résister. Si l’on croit à la mythologie nationale et raciale, ou bien à la mythologie religieuse, si l’on oppose à l’idéologie de l’État-nation israélien une idéologie de l’État-nation arabe ou palestinien, si l’on oppose à la théocratie juive une théocratie musulmane, alors il n’y a qu’une voie pour sortir des odieuses démissions d’Arafat et de ses séides : celle de la force, pour imposer, en face d’Israël, un État palestinien, en face de la théocratie juive une théocratie islamique.
Pour Edward Saïd, cette voie ne mène à rien : la négation de l’autre ne conduit qu’à l’impasse. Dans le cas palestinien, on en arrive à la négation de la souffrance juive, et donc de l’holocauste. On soutient les thèses négationniste d’un Garaudy, faux nez, bien souvent, vers un antisémitisme qui n’ose dire son nom. Certes, Edward Saïd défend le droit pour l’essayiste français de dire et d’écrire ce qu’il veut. Mais tout cela est ridicule, faux, injuste et qui plus est inefficace.
Une lutte asymétrique comme celle des Palestiniens, affirme-t-il, est semblable à celle des Algériens face à la France coloniale ou à celle des Noirs d’Afrique du Sud contre le régime de l’apartheid : elle ne peut être gagnée sur le terrain militaire, où l’adversaire est infiniment plus fort. Une telle guerre ne peut être gagnée que par le verbe. Car elle juste, une telle cause ne peut que convaincre les hommes de bonne volonté, appartinssent-ils au peuple adverse. Ainsi, Edward Saïd prône-t-il non pas la négation des souffrances du peuple juif, mais au contraire leur reconnaissance pleine et entière. Il faut défendre, dit-il, le devoir de mémoire. Seul le fort peut se permettre l’oubli. Le faible, qui plus est la victime, ne doit jamais accepter l’oubli : ce serait retirer tout fondement à ses revendications.
Ainsi, ayant reconnu la réalité de l’holocauste, et donc accepté le fait historique de l’installation des Juifs en Palestine, les Arabes pourront dire : « Voyez, vous avez souffert, et nous aussi ; vous avez droit de vivre décemment, nous aussi ; nous sommes égaux, deux peuples souffrants, unis, au fond, par la même tragédie. » Alors, et alors seulement, pour Edward Saïd, s’ouvriront les portes d’un avenir de vraie paix, d’une paix qui ne serait pas la coexistence de deux entités étatiques malades vivant sur des lambeaux de terre, mais d’une paix qui serait la coexistence de deux peuples ayant dépassé leurs préventions, ayant reconnu dans la souffrance de l’autre l’image de la sienne propre.
Pour Edward Saïd, les accords d’Oslo sont donc une erreur et une faute historiques majeures. Ils semblent légitimer une situation de violence fondée sur le déni, engendrant d’autres violences (terrorisme islamique) et d’autres dénis (le négationnisme). Certes, la situation est terrible, les souffrances et les humiliations sont légion.
Mais il ne perd pas espoir. Une jeune génération d’historiens israéliens s’est heureusement engagée dans la voie de la vérité (sur les injustices de 1948) ; des précédents heureux existent, en Afrique du Sud par exemple ; de grands philosophes juifs ont défendu les droits des Palestiniens, comme Hannah Arendt ; et « un vaste et salubre bouillonnement dans la jeunesse » palestinienne lui permet d’imaginer un avenir qui échapperait à la dévastatrice logique de l’affrontement identitaire.
Concrètement, ce dépassement pourrait prendre pour modèle l’« Andalousie pluriculturelle » du Moyen Âge, ou bien la Suisse, avec ses cantons autonomes : « Pour sortir du conflit, il faudra rédiger une constitution et une déclaration des droits, qui donneront à chaque communauté l’égalité et la possibilité de vivre à sa manière, peut-être dans des cantons fédérés avec Jérusalem comme capitale » (p.160).
En tout état de cause, il faudra apprendre à raisonner en termes de citoyenneté, et non d’identité. Deux peuples, un État : le contraire de la logique d’Oslo.
Publié en 1999, commencé en 1993, tributaire de la pensée de Gramsci (« pessimisme de la pensée, optimisme de la volonté »), l’ouvrage se termine par une note d’espoir qui peut paraître aujourd’hui bien dérisoire : depuis 1999, la situation des Palestiniens n’a fait qu’empirer. Les pires craintes de l’auteur se sont réalisées : l’emprise de l’armée israélienne s’est renforcée, l’absurde négationnisme s’est répandu auprès des masses arabes, et le fossé s’est d’autant élargi entre les victimes de la Nakba (la « catastrophe » de 1948) et celle de la Shoah. Les travaillistes brocardés par Saïd ont laissé la place aux forces les plus brutales de la politique israélienne.
Partant, on pourra sans doute reprocher ceci à l’ouvrage : qu’il fait preuve, comme la délégation palestinienne à Oslo, par lui raillée, d’une étonnante naïveté. Les signes d’espoir qu’il voulait dénoter se sont avérés n’être rien par rapport au déchaînement, auquel nous avons assisté, des forces de la guerre et du terrorisme. Le peuple palestinien n’a cessé de souffrir et, comme il le craignait, les Israéliens ont dû faire le deuil de plus d’une liberté pour sauver une utopie supposant l’élimination de l’autre. Comme toutes les grandes voix clamant dans le désert, celle d’Edward Saïd n’a servi à rien. Mais elle continue de raisonner. Elle porte témoignage.
En outre, un point aurait peut-être mérité d’être davantage exploré : la dimension économique et sociale de la tragédie palestinienne. Edward Saïd le dit bien : l’économie israélienne, qui est le poste avancé de l’économie occidentale, suppose la dépossession et le péonage de la population palestinienne et vise la soumission de toute l’économie proche et moyen-orientale. Mais alors, envisager, comme le fait Saïd, le conflit israélo-palestinien essentiellement du point de vue local et politique, c’est peut-être se méprendre sur sa nature profonde et sur les conditions de sa résolution.
Enfin, la question de l’identité palestinienne n’est jamais posée. Pourtant, elle est cruciale. Pour Israël, il n’y a qu’une identité arabe, à laquelle correspond un territoire incomparablement plus vaste que la Palestine. Dès lors, retirer cette dernière au monde arabe, c’est une petite injustice à laquelle on peut imaginer des compensations, voie fermée par l’attitude intransigeante et cynique des nations arabes, qui n’ont pas cherché à aider les expulsés de 1948, mais les ont parqués, pour en faire des otages dans le jeu géopolitique mondial. Au contraire, s’il y a bien une identité palestinienne, alors l’injustice est complète.
Ouvrage recensé– Edward Saïd, Israël, Palestine, l’égalité ou rien, Paris, La Fabrique, 1999.
Du même auteur– L’Orientalisme, Paris, Seuil, coll. « Points histoire », 2005.
Autres pistes– Ilan Pappé, La guerre de 1948 en Palestine. Aux origines du conflit israélo-arabe, La Fabrique, 2000.– Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël. Entre nationalisme et socialisme, Gallimard, « Folio Histoire », 2004 [Fayard, 1996].