Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Edward Said
L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident d’Edward Said vise à faire prendre conscience du processus intellectuel et politique occidental qui a consisté à créer et à mettre à distance, depuis plus de deux cent ans, un « Orient » autre en tout point. Part intégrante de la culture européenne, ce processus au départ latent et inconscient est devenu avec la colonisation au XIXe siècle manifeste, et a permis, par la construction d’une dichotomie entre Orient et Occident, d’expliquer la supériorité des Européens sur des Orientaux « arriérés » et de légitimer leur assise sur les terres colonisées.
Quand L’Orientalisme paraît en 1978, après la période des décolonisations, l’objet qu’il décrit – cet ensemble de discours et d’institutions fondé sur la distinction ontologique entre l’Orient et l’Occident, qui a justifié l’occupation et l’exploitation du premier par les Européens puis les Américains – est entré en crise. L’idée selon laquelle il existe une différence fondamentale entre ces deux espaces, que l’Oriental est inférieur, passif, et que son développement ne dépend que de l’Occident n’est plus soutenable par rapport à la réalité des faits.
Or, malgré les nouveaux discours de réconciliation et d’égalité des sociétés sur la scène internationale, les évènements ultérieurs (conflit israélo-palestinien, révolution iranienne, guerre du Golfe) montrent que ce livre reste d’une actualité brûlante, comme l’analyse Said dans sa postface de 1994 et sa préface de 2003, écrite juste avant sa mort. Selon lui, les schémas orientalistes continuent d’exister parmi les professionnels des administrations occidentales, au travers des stéréotypes véhiculés par la culture populaire, ou plus largement dans les médias. Comment, dès lors, expliquer la latence et le poids de cette tradition, que Said fait remonter à la fin du XVIIIe siècle ?
Nous allons revenir sur l’origine de cette vision orientaliste et sa construction en un discours cohérent et institutionnalisé, se déployant dans tous les champs scientifiques et culturels de l’Occident, avant de nous focaliser sur la problématique centrale de l’ouvrage, à savoir la relation entre savoir et pouvoir, et le lien entre l’orientalisme et l’impérialisme européen. Dans un dernier temps, nous analyserons le projet éthique que Said propose à tout intellectuel et tout chercheur de sciences humaines, voie qui permettrait d’échapper à la reproduction d’un discours uniformisé.
Comment est né l’orientalisme ? Pour répondre à cette question, Said analyse les discours portant sur l’Orient dans toutes les dimensions de la culture européenne et américaine. Son approche est généalogique : il s’efforce de retrouver les racines d’un concept, ses ramifications, en donnant une vision linéaire de ce phénomène.
En outre, sa méthode est fortement influencée par la pensée de Michel Foucault (1926-1984) : il lui emprunte notamment son analyse du discours, sa réflexion sur le lien entre savoir et pouvoir, ainsi que le concept d’épistémè, compris comme l’ensemble des présupposés et des cadres théoriques reliant tous les domaines et les représentations scientifiques, à une époque donnée. Ce dernier concept se rapproche de l’idée d’« hégémonie culturelle » formulée par Antonio Gramsci (1891-1937) dans ses Cahiers de prison, autre référence de l’ouvrage : elle désigne les idées ou les formes culturelles qui font consensus au sein d’une société, et prédominent. Said fait ainsi de l’orientalisme une « force culturelle » (p. 88) primordiale au sein de la société européenne.
Dans son introduction, Said distingue trois acceptions du terme « orientalisme ». Le sens commun qui était donné à ce terme renvoyait aux savants spécialisés sur l’Orient : c’est l’orientalisme universitaire. Mais on peut aussi concevoir un « orientalisme de l’imaginaire » : « un style de pensée fondé sur la distinction ontologique et épistémologique entre “l’Orient” et “l’Occident” » (p. 31), qui nourrit les œuvres et les réflexions des écrivains et hommes politiques.
Le troisième sens de l’orientalisme est celui qui occupe directement l’auteur, il désigne « un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient » (p. 32). Existant depuis la fin du XVIIIe siècle, il est davantage systémique, c’est une « institution globale » qui traite de l’Orient dans ses descriptions, son enseignement et son administration.
« Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés ». À travers cette citation mise en exergue, Said sous-entend que l’Orient n’est pas une donnée inerte, c’est une idée qui a une histoire, tout comme son contraire, l’Occident. C’est une représentation créée par l’Occident, pour l’Occident : ce qui compte pour les auteurs orientalistes, c’est moins la correspondance de leurs écrits avec la réalité brute de cette région du monde qu’une correspondance interne avec les autres discours européens portant sur l’Orient.
Parce que le rapport entre l’Europe et la région Moyen-Orient – Afrique du Nord était un rapport de domination après avoir été un rapport de confrontation, les discours sur l’Orient ont construit une altérité profonde entre ces deux espaces. À travers le discours orientaliste, l’Europe a représenté l’Autre, celui à rebours duquel elle se construisait et qui symbolisait tout ce qu’elle rejetait au sein de sa propre civilisation .
Le discours orientaliste est fondamentalement performatif : il crée ce qu’il énonce, une région du monde appelée « Orient », et son habitant-type, « l’Oriental ». Lord Cromer (1841-1917), qui fut consul général de l’Egypte à la fin du XIXe siècle, décrit de manière représentative cette opposition dans Modern Egypt : alors que l’Européen « fait des raisonnements serrés », est « naturellement logicien » et « sceptique par nature », l’Oriental « manque[…] de faculté logique », fait preuve de « laisser-aller », est crédule, flatteur, méchant envers les animaux, etc. (p.84-85).
Cette confrontation entre Orient et Occident, entre barbares et civilisés, Said la fait remonter jusqu’à l’Antiquité, et à des textes comme l’Iliade ou Les Perses d’Eschyle. Se construit progressivement une « géographie imaginaire » globale entre ces deux mondes . L’Orient est « une scène de théâtre attachée à l’Europe » (p.125), sur laquelle évoluent des figures orientales bien connues et souvent moquées, autant de lieux communs repris largement dans la littérature.
L’orientalisme décrit par Said s’inscrit dans une relation de pouvoir et de domination entre l’Orient passif, décrit, analysé, et l’Occident agissant, colonisateur. Dans cette relation, le savoir devient un outil afin d’assurer la maîtrise sur un territoire. L’événement marquant du début de l’orientalisme moderne est l’expédition d’Égypte de Bonaparte, en 1798. Il s’agit dès ce moment d’explorer la matérialité même de l’Orient (ses textes, ses langues, ses traditions culturelles) et de le soumettre à l’examen de la science européenne. Mais l’expédition de savants accompagne avant tout une guerre de conquête, visant à lutter contre l’influence des Britanniques dans la région.
Ce discours de l’orientalisme moderne se solidifie à partir du milieu du XIXe siècle. Des intellectuels de renom comme Silvestre de Sacy, Ernest Renan et Edouard Lane lui donnent une « base scientifique et rationnelle » (p.219), en s’appuyant sur des techniques nouvelles et institutionnalisées comme la linguistique ou la philologie. L’orientalisme coïncide alors avec la période « de la plus grande expansion européenne » (1815-1914). En donnant à l’Orient ses textes de référence, ils deviennent des autorités pour tous les écrivains qui usent de ce matériau oriental dans leurs recherches esthétiques, qu’il s’agisse de Goethe, Hugo, Flaubert, Burton, Walter Scott, Byron, etc. Ces derniers, à leur tour, sont autant de pèlerins qui voyagent en Orient pour décrire cette région du monde, exploiter son caractère exotique et la coucher par écrit.
Avec « l’orientalisme d’aujourd’hui », la collusion entre savoir et pouvoir est manifeste : les orientalistes conseillent directement les dirigeants et participent même à l’entreprise colonisatrice (T. E. Lawrence, G. Bell). L’orientalisme entre en même temps en « crise », à cause de l’éclosion de différents mouvements orientaux anti-impérialistes, qui rejettent l’idée d’un Orient immuable, dominé et discriminé . Said décrit alors le passage de l’orientalisme franco-anglais dominant à celui de l’« empire américain » (p.475), après la Seconde Guerre mondiale.
Tandis que l’Arabe musulman continue d’être représenté dans la culture populaire et le cinéma comme menaçant, fourbe, débauché, les nouveaux orientalistes ne sont plus des érudits passionnés de littérature ou de langues, mais des social scientists ou des area specialists, des experts (tel Bernard Lewis) qui traitent l’Orient comme une question administrative et politique, à l’heure où les États-Unis sont massivement engagés dans cette région du monde.
Said refuse toute distinction entre un « savoir pur » et un « savoir politique » (p.41). Il ne croit pas à la prétention académique d’un savoir qui se veut non politique, exclusivement scientifique et universitaire, « impartial » ; auquel on opposerait un savoir soumis aux intérêts politiques et subventionné par des administrations d’État. En effet, le savant ne peut s’abstraire de sa réalité quotidienne : il vit en société, dans un milieu particulier, a une certaine position sociale, des croyances, etc. Dans son rapport à l’Orient, tout orientaliste est d’abord Européen ou Américain avant d’être un individu, et doit réaliser qu’il appartient à « une puissance qui a des intérêts bien précis en Orient » (p.44). De ce point de vue, toute objectivité scientifique suprapolitique semble voler en éclat.
Afin de sortir les sciences humaines de cette impasse, Said propose une forme d’éthique fondée sur la responsabilité politique du chercheur : celui-ci doit prendre conscience de sa situation, et l’expliciter dans son travail afin d’atteindre une nouvelle objectivité. L’intellectuel doit s’engager contre toute standardisation de la pensée, et se méfier du caractère dominant de tout discours. Contre cette uniformisation de la pensée, Said prône une posture humaniste, qui lui est inspirée par le philologue allemand Erich Auerbach et son approche fondée sur les concepts d’« empathie » (Einfühlung) et de « dépaysement ».
L’esprit humaniste doit s’engager dans des cultures étrangères en refusant d’aborder l’autre avec un sentiment de supériorité et en choisissant de s’ouvrir et de s’identifier à lui. Said s’approprie ces concepts et les rattache à sa propre expérience, en faisant de l’exil la condition métaphorique essentielle de l’intellectuel : l’exilé a une perspective comparatiste et historique, ainsi qu’une position d’outsider qui lui permet d’étudier les ressorts de chaque discours.
On retrouve bien dans L’Orientalisme une forme de sincérité de l’auteur. Dès l’introduction, Said avertit le lecteur de la dimension personnelle de son ouvrage : « En étudiant l’orientalisme, j’ai essayé de bien des manières de faire l’inventaire des traces laissées en moi, sujet oriental, par la culture dont la domination a été un facteur si puissant dans la vie de tous les Orientaux » (p.66). Ce livre est également un réquisitoire contre les spécialistes contemporains de l’Orient, ces social scientists américains dont Said rejette le « professionnalisme » (p.483-487), car ils sont les représentants d’un savoir spécialisé et monnayable, utile au politique.
Plus qu’un discours particulier, l’orientalisme moderne est une structure englobante, un cadre théorique qui a influencé une large partie des productions culturelles et scientifiques des XIXe et XXe siècles. Fondé sur l’opposition pluriséculaire entre l’Orient et l’Occident, qui a permis à l’Europe de se définir et de se valoriser par rapport à un « Autre » qui rassemblait tous les vices, le discours orientaliste est devenu pendant la période de la colonisation un outil au service de la domination européenne.
Alors que l’orientaliste de la seconde moitié du XIXe siècle était le traducteur officiel de la réalité orientale, la spécialisation sur l’Orient s’est ensuite révélée être une veine professionnelle pour les social scientists américains qui se contentèrent d’« adapter les anciennes manières », et de relayer les mêmes stéréotypes à l’époque du « choc des civilisations ». En montrant que toute identité se construit par opposition et exclusion d’un contraire, par le biais d’une géographie imaginaire, et en critiquant l’ethnocentrisme occidental, E. Said est ainsi devenu une figure de proue du multiculturalisme et du post-colonialisme.
« L’Orientalisme est un livre partisan et non une machine théorique » (p. 545). Beaucoup d’auteurs ont critiqué cet aspect de L’Orientalisme, qui, écrit à chaud, révèle par moment une tonalité pamphlétaire manifestant la critique acerbe de Said vis-à-vis du milieu universitaire américain, dans le contexte du conflit israélo-palestinien (guerre de Kippour en 1973).
Sa méthode généalogique, recherchant dans le passé tous les éléments significatifs par rapport à une thèse préétablie et à une situation contemporaine, a aussi induit une forme d’anachronisme, reliant tous les pans de la culture concernés par l’orientalisme aux intérêts impérialistes. En réifiant d’autre part un bloc occidental à l’origine de l’orientalisme, il lui a été reproche d’éliminer les exceptions à ce discours ou de minimiser les différentes prises de position vis-à-vis de celui-ci.
Étant donné que Said privilégie de manière exclusive les sources littéraires, on ne trouve pas non plus de données permettant de saisir la réalité contingente de la diffusion du discours colonial. Enfin, la restriction de « l’Orient » au Moyen-Orient et à sa composante arabe (excluant toute l’Asie) nuit à la démonstration de Said, car elle réduit déjà la diversité que représente l’espace caractérisé d’ « oriental » à l’une de ses composantes.
E. Said aura cependant eu le mérite de déconstruire la représentation imposée à « l’Orient » et de lui donner une voix.
Du même auteur :
• Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil, 1996 [1994]. • Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000 [1993].
Sur Edward Said et L’Orientalisme :
• Clavaron Yves, Edward Said. L’ « intifada » de la culture, Paris, Éditions Kimé, 2013. • Edward W. Said, Paris, Editions de Minuit, revue Critique, n°793-794, juin-juillet 2013.• Edward W. Said. Une conscience inquiète du monde, Paris, revue Sociétés & représentations, Éditions de la Sorbonne, n°37, janvier 2014.