Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Éloi Laurent
La croissance économique ne permet pas de régler les trois crises majeures du XXIe siècle : celle des inégalités, de la démocratie, et la crise écologique. Au contraire. Elle accentue les injustices et menace la planète. La transition écologique et sociale suppose de sortir de cette impasse. Et d'utiliser des indicateurs alternatifs aux fameux produit intérieur brut (PIB), afin qu'aux niveaux local, national et européen, de nouvelles politiques publiques orientent l'économie vers le développement soutenable et le bien-être. C'est une question de volonté politique, pas d'ingénierie économique. Comme l'indiquent les 17 « objectifs de développement durable » (ODD) des Nations Unies, de tels indicateurs existent déjà.
Le produit intérieur brut (PIB) mesure la production de biens et services échangés sur les marchés et monétarisés au cours d'une période donnée, en comptabilisant les flux de revenus, de dépenses ou de valeur ajoutée » (p. 19).
Socle des politiques européennes , cet indicateur a des répercussions concrètes sur la vie de milliards de personnes. Car les économies nationales se focalisent sur l'augmentation du PIB à prix constants (la croissance) et le PIB par habitant, mesure d'un niveau de vie devenu référence universelle.
L'exemple américain confirme pourtant les propos que tenait Simon Kuznets quand il a fondé son indicateur, en 1934 : « Le bien-être d'une nation ne peut être déduit d'une mesure du revenu national ». Alors que le PIB par habitant a doublé, le revenu médian par habitant (qui sépare la population en deux moitiés) n'a progressé que de 17 %. Une richesse considérable a donc été créée dans l'économie américaine, mais la plupart n'en ont pas bénéficié. Entre 1999 et 2016, le revenu médian des ménages est même resté pratiquement stable.
La productivité du travail permet de comprendre une telle dynamique. De 1950 à 1980, le PIB par habitant, la productivité du travail et le revenu médian des ménages se sont alignés. Mais à partir de 1980, ce dernier a commencé à stagner alors que les deux autres facteurs ont progressé fortement. La hausse des niveaux de vie est donc une illusion : la croissance masque des inégalités, à la fois fortes et croissantes. En un demi-siècle, le pouvoir d'achat des salaires horaires n'a d'ailleurs progressé que de 2,38 dollars… alors que le PIB par habitant a été multiplié par 16. La même régression sociale s'observe en France, où le pouvoir d'achat a baissé de 1,1 % entre 2012 et 2014, alors que le PIB augmentait de 1,1 %.
Comme le soulignent des économistes tels que Thomas Piketty, les inégalités se sont creusées partout dans le monde au cours des trois dernières décennies. La croissance participe de cette évolution. L'économiste Finis Welch ajoute même que les inégalités sont source d'efficacité, prolongeant ainsi l'approche théorique de Arthur Okun qui, dans les années 1970, assimilait l'équité à une perte d'efficacité, dans la lignée des auteurs néoclassiques (Walras, Pareto…).
Pour l'auteur, il s'agit là d'une « erreur magistrale ». Car la justice n'est pas une option : « C'est la demande fondamentale des humains partout sur la planète » (p. 73). Les inégalités menacent la coopération sociale, clé des pratiques durables. Elles ne sont pas simplement injustes : inefficaces et insoutenables, elles sont depuis deux décennies une entrave au dynamisme économique. Les rentes qu'elles génèrent sapent l'innovation et le développement économique.
Le PIB est né, non comme un indicateur de développement, mais comme le symptôme d'une crise. Le Congrès américain voulait avoir une vision claire de ce qui était arrivé à l'économie après le krach de 1929. À l'image des premiers indicateurs statistiques conçus dans un cadre national (Petty, King et Boisguilbert, à l'époque de Louis XIV), le PIB fut ensuite mobilisé pour mesurer les ressources nationales, dans la perspective d'un effort de guerre. Lors de la conférence de Bretton Woods en 1944, il s'imposa comme unité de compte du nouvel ordre économique mondial, instrument privilégié de comptabilités et de politiques nationales confrontées à un double impératif : améliorer les conditions de vie matérielles, et s'imposer face au bloc soviétique.
Si la croissance économique a pu, à cette époque, correspondre au progrès social, au point de lui être assimilée, le PIB est désormais un indicateur dépassé. Son caractère composite, à l'origine de son succès (donnée synthétique, facilement lisible et comparable) est aujourd'hui un handicap.
Sur le fond, trois dimensions majeures de notre horizon lui échappent : la résilience, la soutenabilité écologique et le bien-être, souci des premiers économistes. Ainsi, le PIB par habitant ne tient pas compte des déterminants du bonheur, mesurés ces quinze dernières années dans le monde. En premier lieu, les liens sociaux qui expliquent 34 % du niveau de bonheur, mis en cause par une solitude croissante dans le travail, la famille et le loisir. Car les réseaux sociaux isolent plus qu'ils ne rapprochent. Le revenu par habitant vient en deuxième position (26%), suivi de l'espérance de vie en bonne santé (21%), de la liberté de faire des choix concernant sa vie (11%), du niveau de générosité et enfin, négativement, du niveau de corruption.
Sur la forme, le PIB « entretient l'illusion qu'il mesure tout ce qui est utile de mesurer, et que chacune de ses composantes se porte bien puisque leur somme cumulée augmente » (p. 43). Reste que l'ampleur des dépenses sociales, par exemple, dépend de choix politiques. D'où les tentatives pour concevoir de nouvelles versions du PIB. Mais avons-nous encore besoin de la croissance, et d'un indicateur qui s'impose sans débat ?
L'exemple de la santé incarne les effets pervers de la croissance sur le bien-être humain. Les États-Unis, qui avaient la meilleure espérance de vie dans les années 1960 voient leur horizon reculer : 78,6 ans en 2018. Entre Américains et Français, l'écart dépasse aujourd'hui les trois ans (alors qu'il était nul en 1980) ; il atteint quatre ans chez les femmes (contre un en 1980).
On en connaît les raisons : la dégradation des conditions de travail (horaires aléatoires, par exemple) et la stagnation des niveaux de vie ont entraîné une hausse des pathologies physiques et mentales, des suicides et des comportements addictifs, aux opioïdes en particulier. Paradoxalement, les dépenses de santé des Américains sont les plus élevées du monde. Et le Japon, qui stagne depuis trois décennies (moins de 1 % de croissance annuelle), offre la meilleure espérance de vie de la planète : 84 ans. En soi, la croissance n'est donc pas un facteur d'amélioration du bien-être.
C'est même le contraire. Comme l'indique le chercheur Leandro Prados de la Escosura, les progrès en termes de santé et d'éducation expliquent 85 % de la hausse de l'indice de développement humain (IDH, Nations Unies) au cours des 150 dernières années, et ceci dans tous les pays.
Pour donner une valeur monétaire à une vie perdue, le PIB considère ce que l'individu aurait été prêt à payer pour éviter le risque fatal. Le calcul se fait en prenant en compte des pertes de consommation ou de revenus induites par le décès prématuré. On aboutit ainsi à un indicateur, largement utilisé dans le domaine du risque (pollution, accidents de la route…), mais fortement contestable. Il signifie d'abord que la vie humaine n'a pas la même valeur dans les pays riches et dans les pays pauvres. Il révèle aussi l'ordre des priorités : perdre une vie humaine est un problème, parce que cette perte altère la croissance.
Le PIB privilégie donc une approche comptable et désincarnée. Il retient le salaire des enseignants ou le coût des actes médicaux, et non les bénéfices réels (état de santé, résultats scolaires…). L'exemple américain démontre que ce n'est pas la bonne méthode pour évaluer un système de santé ou d'éducation.
Pour la santé, une alternative consisterait à mesurer la perte d'espérance de vie, liée à la pollution de l'air, par exemple, et au coût social du traitement des pathologies. Le changement de référentiel conduirait à remplacer une logique comptable par une logique humaine, ce qui permettrait de modifier radicalement les politiques publiques. La pollution urbaine ne coûterait plus « 0,5 % de croissance », mais « un an d'espérance de vie » ou « 10 % des dépenses de santé ». D'où une forte incitation à lutter contre la pollution.
En définitive, le PIB affiche une prospérité en trompe l’œil. Il ne dit rien de la répartition des revenus, qui relève d'une politique de redistribution.
Et il entretient des illusions. Plus de PIB, plus d'emploi ? Là encore l'exemple des États-Unis est révélateur, avec 20 % de croissance dans la décennie 2000, mais un recul des créations nettes d'emploi. La véritable question porte cependant sur la relation entre la croissance et la qualité de l'emploi. Le taux de chômage américain (3,8%) ne reflète pas une situation de plein emploi, mais une situation où il faut cumuler plusieurs emplois mal payés. La question de l'efficacité économique est ainsi posée, car de mauvaises conditions de travail ne sont pas motivantes.
Autre illusion : la croissance expliquerait les progrès de la démocratie dans le monde. La situation de pays comme l'Arabie Saoudite ou Singapour apporte un démenti immédiat. Comme le massacre de la place Tian'anmen. La croissance n'aboutit pas au libéralisme politique. C'est la participation politique qui, à l'inverse, a permis le développement et les politiques sociales.
Comme l'y incitent les jeunes du monde entier, il faut désormais étendre l'exigence démocratique aux enjeux environnementaux. Ici, le PIB est totalement disqualifié, car la croissance va de pair avec la destruction de la planète. Les 2 200 milliards d'euros du PIB français ne disent rien des 755 millions de tonnes de ressources que cela représente : environ 12 t par personne, la plupart venant de l'étranger : minerais, énergie, etc.
Contrairement à une idée reçue, « la transition numérique » n'allège pas la facture écologique. Au contraire : les pays riches externalisent leur empreinte, et leur ponction inédite s'opère dans une inégalité qui échappe à tout indicateur. « Les 1,2 milliards de personnes les plus pauvres représentent 1 % de la consommation mondiale, tandis que le milliard le plus riche consomme 72 % des ressources mondiales » (p. 120).
L'exemple chinois est éloquent. En quatre décennies, la Chine, un des pays les moins développés de la planète est devenu la première puissance mondiale. Pour 15% de l'humanité, le PIB a été multiplié par 58. Pour quel résultat ?
Les inégalités ont progressé avec la croissance et se sont réduites avec son reflux. En termes d'inégalité absolue, la pauvreté a toutefois baissé, en particulier entre 2010 et 2015, où le nombre de pauvres a été divisé par 15 (de 150 à 10 millions), alors que la croissance était en recul. Il faut donc imputer ce résultat à une politique de lutte… contre la pauvreté. Si le PIB occupe le devant de la scène, la politique économique a en effet un rôle déterminant. D'où les différences de trajectoire entre le Brésil et l'Afrique du Sud, pareillement confrontés à la pauvreté.
La croissance ne fait pas le bonheur des intéressés. Le bien être subjectif des Chinois a baissé. Les dégâts écologiques démentent par ailleurs un principe attribué à Kuznets, selon lequel les dégradations de l'environnement sont censées progresser avec le développement économique (mesuré par le revenu par habitant), puis se réduire après avoir atteint un sommet. Comme l'indique la pollution en Chine (1,6 millions de morts par an par la seule pollution de l'air), le « capitalocène » ne remplace pas non plus l'anthropocène : « Le pays le plus écologiquement insoutenable de l'histoire économique est un pays communiste, pas capitaliste » (p. 137).
Corollaire : sortir du capitalisme ne signifie pas sortir de la croissance. Et sortir de la croissance n'implique pas la mort du capitalisme, ajoute l'auteur. D'ailleurs, le capitalisme n'est pas incompatible avec le bien être humain. Les politiques développées dans les pays nordiques valent à la Suède ou au Danemark, d'être les plus soutenables de la planète selon un triple point de vue environnemental, social et économique. C'est donc sur la base du libéralisme que pourra se bâtir la sortie de la croissance. Traduisez : dans un régime de libre entreprise, encadré par des règles, fixées dans un régime démocratique.
S'il faut rejeter le capitalisme, souvent financier, qui détruit la planète et le contrat de travail, il ne faut pas se tromper de débat. Ce dont a besoin une transition, c'est de propositions portant sur les institutions liées à la fiscalité, la redistribution, et la réglementation,en particulier l'État. L'État social-écologique doit prendre la place de l'État-providence d'hier.
Il convient d'agir au niveau national, mais aussi dans les territoires, et les entreprises doivent satisfaire des indicateurs de justice environnementale.
Les outils de pilotages des nouvelles politiques existent déjà : des ODD des Nations Unies, au Toxic 100 Air, qui détermine le risque sanitaire que font courir les entreprises, en passant par les outils d'évaluation nés de l'enquête sur la qualité de la vie menée en Nouvelle-Écosse en 2019.
Le cadre d'action est parfois fixé. En France, par exemple, la loi du 13 avril 2015, dite loi Sas, vise à prendre en compte de nouveaux indicateurs dans les politiques publiques, même si les indicateurs retenus (taux de sortie du système scolaire, plutôt que taux des diplômés du supérieur, par exemple) ont été instrumentalisés par le gouvernement Valls, alors que la vocation des indicateurs alternatifs est d'éclairer les décideurs, en particulier les parlementaires « qui ne reçoivent aucune information officielle sur l'état social et écologique du pays au moment de voter le budget » (p. 169). Le PIB reste ainsi la clé de voûte de la loi de finances.
En 2017, l'OFCE a proposé de voter le budget selon les trois critères d'égalité (entre personnes et territoires), de soutenabilité patrimoniale et d'impact écologique global, plus représentatifs du bien être que la réduction des déficits publics. S'oriente-t-on vers un affichage de façade, comme en Slovénie, ou vers des changements plus tangibles, comme en Finlande ? Les ministères doivent justifier leurs dépenses vis-à-vis du critère de soutenabilité : une Finlande neutre en carbone et économe des ressources naturelles. C'est aller plus loin que la Nouvelle-Zélande qui adopté un « budget du bien-être » en 2019, mais sans cadrage budgétaire.
Une des réformes envisagées en Finlande consiste maintenant à identifier, en amont du budget, toutes les mesures nuisibles pour la biosphère. Un point capital, car la dégradation de l'environnement n'est pas toujours liée à des mécanismes de marché. Elle peut résulter de mesures fiscales, comme l'illustre tristement le développement du diesel en France.
La croissance et ses méfaits ont suscité beaucoup d'ouvrages. Celui-ci se distingue par sa clarté, par ses mises en perspective, et surtout par les outils qu'il propose pour « changer de logiciel ». Les indicateurs alternatifs sont particulièrement simples à mettre en œuvre, et ils lèvent les obstacles techniques à la sortie de la croissance.
Tout au plus pourrait-on reprocher à l'auteur d'intégrer quelques données liées à la crise de 2008 dans des comparaisons sur le temps long, et de considérer, à l'image des politiques d'inspiration libérale, la biodiversité comme l'indicateur de la richesse naturelle. Le nombre d'espèces ou d'habitats n'est qu'une des données des systèmes naturels. Et pas toujours la plus pertinente.
Ouvrage recensé– Sortir de la croissance, mode d'emploi, Les Liens Qui Libèrent, Paris, 2019.
Du même auteur– Notre bonne fortune : Repenser la prospérité, PUF, 2017 – Avec Jacques Le Cacheux, Un nouveau monde économique. Mesurer le bien être et la soutenabilité au XXIe siècle, Odile Jacob, Paris, 2015 – Avec Philippe Pochet, Pour une transition sociale-écologique. Quelle solidarité face aux défis environnementaux ?, Les Petits matins, Paris, 2015