dygest_logo

Téléchargez l'application pour avoir accès à des centaines de résumés de livres.

google_play_download_badgeapple_store_download_badge

Bienvenue sur Dygest

Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Matrice de la race

de Elsa Dorlin

récension rédigée parRaluca LestradeDocteure en science politique. ATER en Science Politique à l’IEP de Toulouse.

Synopsis

Philosophie

Du XVIe au XVIIIe siècles, le corps de la femme, de la puberté à la fin de sa vie, en passant par la grossesse, fait l’objet de plusieurs types de discours et de rationalités. Son supposé « tempérament » froid et humide, inférieur, son état sujet à des maladies, sera prêté, un siècle plus tard, aux populations des colonies et aux esclaves. Des techniques interventionnistes d’invention d’un peuple – appelées par Elsa Dorlin la génotechnie – seront alors à l’origine de discours légitimant la domination d’une catégorie sociale sur d’autres. Dans cet essai, elle s’intéresse donc aux corps et, plus particulièrement, aux corps des femmes et aux corps des esclaves ainsi que, dans la lignée de la pensée de Michel Foucault, aux discours et aux représentations dont ils sont l’objet au XVIIIe siècle et lors des siècles précédents. L’objectif est de comprendre en quoi les différences physiques fondent un discours qui légitimera la domination sexuelle et raciale. Comment s’engendrent réciproquement, au XVIIIe siècle, les catégories politiques de domination masculine et blanche ?

google_play_download_badge

1. Introduction

Du secret des femmes à la pratique médicale telle que nous la connaissons aujourd’hui de nombreuses représentations ont façonné les mystères du corps de la femme et ses comportements érotiques. L’étude du corps féminin tel qu’il s’est construit dans les représentations des traités de médecine au XVIe et XVIIIe siècles, par exemple, permet de comprendre les liens entre sexualité et politique.

S’appuyant sur les travaux de Colette Guillaumin qui avait mis en évidence des rapports de pouvoir à partir de la race et du genre, Elsa Dorlin s’intéresse à la manière dont sexisme et racisme s’engendrent réciproquement dans l’histoire. En effet, le sexe est « une marque biologisée » qui signale et stigmatise une « catégorie altérisée », tout comme le sera, un peu plus tard, la race. L’auteure pointe les moments de crise de ces « rationalités » au long des périodes étudiées. Certains discours portant sur les femmes ou sur les Noirs ont été critiqués par des philosophes, raison pour laquelle ils ont dû sans cesse se renouveler.

Au centre de cette démonstration, un concept-clé, point aveugle des recherches antérieures, le tempérament, qui désigne la conformation interne des corps. Les différences entre hommes et femmes sont perçues au XVIIe siècle, dans la tradition aristotélicienne, comme des différences de tempérament : chaud et sec pour les hommes, froid et humide pour les femmes. La sexualité de ces dernières, considérée comme pathologique, pose problème.

Mais au cours du XVIIIe siècle, le besoin de construire une nation forte à travers sa population devient impérieux. La maternité devient alors enjeu politique. Le corps de la femme est désormais mis en avant, il doit être protégé et régulé, car il est la « matrice » de la « race blanche ». La même notion de tempérament permettra d’opérer des classements non seulement entre les femmes et les hommes, mais aussi entre hommes blancs et hommes noirs. Sexe et race s’engendrent alors réciproquement, par le même système d’idées.

2. Le corps féminin – un corps pathologique.

À l’âge classique, à partir de la médecine antique, le corps des femmes est défini et contrôlé par les médecins qui, à partir de la notion de tempérament, le caractérisent comme inférieur et comme malade. À la suite des écrits d’Aristote, dans la seconde partie du XVIIe siècle, les sexes ne sont pas seulement différenciés selon leur anatomie, mais aussi en fonction de leur pathologie. La médecine des humeurs est intelligible et efficace, car en lien avec les différentes sécrétions du corps. Le tempérament – conformation interne des humeurs – classe les hommes en plusieurs types, en fonction de leur déséquilibre : « colérique », « sanguin », « mélancolique », « flegmatique ». Par les humeurs, le corps signale son caractère. Si la chaleur est le principe de vie, les femmes, dont le tempérament est « froid et humide », ne peuvent pas fabriquer la semence. Elles sont alors considérées comme imparfaites, inachevées, malades et surtout inférieures aux hommes. Tout corps « inférieur » – les vieillards ou les malades – emprunte d’ailleurs les caractéristiques du féminin. La santé devient un attribut du pouvoir masculin.

Cette conception sera critiquée au courant du XVIIe par les philosophes défenseurs de l’égalité des sexes et qui tiennent les médecins pour responsables de l’inégalité. Mais la critique ne fait pas le poids : un corpus d’une centaine de traités sur les « maladies des femmes » verra le jour.

Le pouvoir médical, au départ opposé à l’Église, est de plus en plus sollicité par celle-ci : les maladies attribuées aux femmes – l’hystérie, « maladie froide par excellence » ou encore la nymphomanie, maladie « chaude », – reprennent l’imaginaire de la sorcellerie avec la différence que la victime est considérée dépossédée d’elle-même, plutôt que possédée. La maladie des femmes a comme source la « matrice », à savoir l’utérus d’où elle se répand dans le reste du corps. Malgré des tentatives de certains savants – T. Sydenham en 1681 ou Ch. Barbeyrac à Montpellier en 1684 – qui se retournent contre cette vision et souhaitent désexualiser les maladies et écarter la nature pathogène des femmes, la sexualité féminine pose problème.

3. La sexualité pathogène des femmes

Tantôt définies comme soumises à la tentation par l’Église, tantôt dépeintes comme froides ou monstrueuses par la médecine humorale, les femmes se voient interdire le droit à la sexualité et au plaisir. Certaines femmes sortent, toutefois, de l’ordinaire. Ce sont, par exemple, les prostituées à qui on attribue des traits de virilité et, paradoxalement, un tempérament chaud. Elles seraient prédisposées à la stérilité, mais tout comme le seraient d’ailleurs des femmes à tempérament trop froid et humide. Cette stérilité présupposée les exclut du groupe des femmes. Ces femmes « mutantes » se viriliseraient du fait de leur sexualité.

Il en est de même pour les femmes africaines, considérées comme lubriques en raison du climat chaud de leurs pays. On prescrit alors, notamment en cas de relations entre femmes, la pratique de l’excision afin d’« endiguer ces pulsions ». Les « femmes viriles » africaines ou encore les « hommes efféminés » sont considérés comme des êtres au « corps monstrueux ». Certains cas d’excision sont aussi rapportés en France au XVIe. L’hermaphrodisme, jugé comme étant une perversion, est condamné. Ce qui est perçu comme anthropologique chez les Africaines, dû au climat chaud, est considéré en revanche comme étant pathologique chez les Européennes. Forme de perversion, « la jouissance modifie le sexe assigné au corps » (p. 51).

Au XVIIIe et au XIXe siècles, c’est moins chez la femme mariée que chez des catégories féminines considérées comme déviantes que l’on va examiner les formes d’anomalie : les jeunes filles nubiles, les femmes qui aiment les femmes, les mal-mariées, les veuves, ces femmes débauchées sont des « nymphomanes », systématiquement incarnées par les femmes du peuple, elles aussi exclues de la féminité attribuée aux filles de « bonne condition ».

De problème auparavant moral, la sexualité des femmes devient un problème médical. Elle est donc résolument pathogène, voire elle est une caractéristique de classe. Quoi qu’il en soit, le corps des femmes est un lieu de savoir donc un lieu de pouvoir.

4. Le corps féminin – lieu de savoir médical

Au milieu du XVIIIe, la santé devient une préoccupation importante. La grossesse passe du stade de maladie à celui d’origine de la Nation.

La grossesse, considérée comme une maladie, soulignait à quel point le corps féminin était inégal à celui des hommes. Alors qu’au XVIIe la « femme enceinte est déjà morte au monde » (p. 74), la norme de santé féminine bascule le siècle suivant. La métaphore de l’horloge biologique rappelle désormais aux femmes qu’elles doivent accomplir les fonctions de leur corps. La santé devient synonyme de la régularité de ces fonctions.

À partir du milieu du XVIIIe siècle, une véritable politique de santé se met en place et, comme on vise à changer la perception et à encourager les naissances, la grossesse et l’accouchement relèvent désormais du domaine de la santé. La femme-mère devient donc, par un changement de paradigme, la femme saine par excellence et « on voit se dessiner une échelle de tempéraments féminins » (p. 82) dont elle est la norme. L’allaitement des enfants est prôné. L’argument de la mollesse et la faiblesse des femmes, parfois imputée à leurs « mauvaises habitudes », revient dans les traités médicaux au cours du XVIIIe. Le mariage et la maternité constituent les deux antidotes de la morbidité des femmes, car l’« imprégnation virile » de l’épouse par le mariage améliore son état de santé. Une véritable chasse aux sorcières se déroule contre les accoucheuses et les matrones, soupçonnées d’infanticide. Niant leur art et leur savoir, on impose la professionnalisation des sages-femmes.

Bien qu’utile en ce qui concerne leurs compétences médicales, cette normalisation limite leurs prérogatives, marquant ainsi l’apparition d’une véritable « police féminine » qui traduit une crainte face à leur pouvoir. L’espace du secret féminin est en réalité convoité par les médecins-hommes, car le corps de la femme est la condition de possibilité du développement d’une science médicale.

En effet, ces médecins ne détiennent sur ces corps de femmes qu’un savoir théorique, ils ne les touchent pas de près. N‘assistant pas à l’accouchement, ils n’ont accès aux corps des femmes que lors des autopsies. Leurs démarches traduisent une volonté de prise de pouvoir sur un lieu du savoir, auparavant empiriquement ouvert aux seules femmes. Qui plus est, d’objet de science médicale, le corps de la femme deviendra aussi l’objet des politiques natalistes.

5. Changement de discours au XVIIIe : les politiques natalistes prônent la Mère

Au XVIIIe siècle, une nouvelle gestion sociale de la reproduction de la population française se met en place avec, à son centre, la figure de la mère. En plus de la sage-femme, la nourrice deviendra une figure suscitant la méfiance. En effet, à cette époque, est véhiculée la croyance que le tempérament se transmet dans le lait maternel et, avec lui, les caractères héréditaires. On préfère comme nourrices pour les enfants de bonne famille, les jeunes paysannes brunes, réputées à tempérament plus chaud, qui doivent avoir engendré des enfants. Le tempérament est ici un attribut de classe sociale. Mais craignant que « lien de lait » ne soit plus fort que le lien de sang, il est conseillé aux femmes, pour être de « vraies » mères, d’allaiter elles-mêmes leurs enfants, car, comme dit le proverbe : « par nourriture passe nature ». Après les sages-femmes, les nourrices, suspectées d’administrer de mauvais traitements aux enfants, sont accusées de dépeupler la nation.

En effet, on juge que le rapport de force entre nations s’établit en fonction de l’importance de la population. Une vraie politique de contrôle démographique s’instaure alors avec, à son centre, la crainte que la France ne s’affaiblisse en se dépeuplant. L’idée d’améliorer l’espèce humaine à l’instar des espèces animales s’instille. Une « police des mariés » est en projet. En plus de la transmission des terres et des titres, une transmission de caractères héréditaires est visée pour « sauver » la nation. On essaie de gérer la reproduction par sélection et croisement. Une « zootechnie d’élevage aux populations humaines » (p. 118) s’applique.

Inscrit dans un contexte colonial, un projet eugénique semble se développer vers 1750 dans le milieu médical, politique et philosophique, tandis que des récits des marchés d’esclaves montrent la politique de « régénération » : ce commerce de femmes d’autres « races », supposé améliorer le « naturel » de ces nations. Progressivement, à partir des colonies, on glissera vers la naturalisation du concept de race.

6. La « matrice » de la race

La société coloniale développée au cours du XVIIIe constitue l’un des lieux de prédilection de la formation de l’idéologie nationale inaugurée par la période révolutionnaire. On y expérimente « un certain nombre de techniques de gouvernement et de domination » (p. 124), la génotechnie. Les colonies fonctionnent comme un laboratoire où une certaine idée de la citoyenneté française – exclusive, restrictive et naturaliste – a été pensée et éprouvée. La mère – femme blanche, chaste et de bonne naissance – est au centre de cette génotechnie. Dans les colonies françaises, la riche classe bourgeoise de planteurs blancs, en très nette infériorité numérique, va forger son identité et sa domination sur une prétendue « supériorité naturelle » d’ordre physique et esthétique avec, au centre, la figure de la mère féconde. Elle représente « le sol » qui donne corps à la nation imaginée, qui permet de fabriquer un peuple. Forgée à la croisée des expériences coloniales et des politiques de santé, la mère devient la « matrice de la race ».

7. Justifier la domination depuis les colonies

Durant le XVIIIe siècle, on observe la mise en place du discours raciste qui va justifier l’exploitation de la population des colonies, jugée inférieure. Le concept de « race » élaboré par François Bernier répartit les hommes en cinq grandes familles en fonction de la taille, du dessin du visage, de la pilosité. Ces marques, prétendument naturelles venaient, selon certains, du climat, principe premier de variabilité de l’espèce humaine. Mais d’autres « savants » minimiseront l’influence du climat en revenant sur la notion de tempérament transmis par la mère. Le concept de « race » fonctionnera comme un facteur de différenciation et de classement entre peuples et nations. La distinction raciale repose sur des critères esthétiques étudiés par les philosophes et naturalistes, notamment chez les femmes vendues sur les marchés licites d’esclaves.

Si les femmes africaines, par exemple, sont vues comme lascives, cela justifiera d’une part leur exploitation sexuelle. D’autre part, cela autorisera l’humiliation et l’asservissement d’hommes d’autres « races », considérés peu virils, et assimilés au tempérament des femmes. Les marques sexuelles sont au centre de ces rapports de pouvoir. Malgré les oppositions de certains savants, des traités recueillent désormais les maladies des populations des colonies (les « maladies des Noirs » – ex. la maladie du sommeil –) qui « ne touchent pas les blancs », car elles sont imputables à leur tempérament, alors que celles-ci sont dues aux conditions de vie difficiles des esclaves. On considère que le statut d’esclave et les tâches auxquelles ils sont soumis préservent leur santé et que, sans esclavage, ces populations seraient maladives. Les rapports de domination sont ainsi naturalisés tandis que le savoir médical des populations des colonies, comme auparavant le savoir féminin en métropole, est mis à mal. L’étude des corps esclaves et des corps féminins, des corps « dépossédés », met en évidence cette technique de domination qui impose « la race au cœur de la Nation française à un moment historique clé où nationalité et citoyenneté s’élaboraient » (p. 171).

8. Conclusion

Le corps de la femme, tout comme celui des Noirs, est considéré, aux XVIIe et XVIIIe siècles, comme un corps inférieur, de « tempérament » faible et maladif. Les traités de médecine qui leur sont dédiés ainsi que les politiques médicales, natalistes ou eugéniques, les révèlent comme des objets de savoir et de contrôle.

Les catégories de sexe ou de race ne doivent cependant pas être envisagées sous un rapport analogique, mais s’engendrant réciproquement. Ils sont historiquement liés de façon inextricable dans cette volonté d’imposer une domination blanche et masculine.

9. Zone critique

Réflexion amplement documentée sur les intrications des rapports de pouvoir légitimés par la notion de tempérament, point aveugle des recherches antérieures sur les différences sexuelles (cf. Thomas Laqueur), l’étude d’Elsa Dorlin se situe dans la lignée des études foucaldiennes sur les discours de pouvoir et de la sexualité. Elle peut être lue comme une histoire de la domination au XVIIIe.

Mais, finalement, l’œuvre parle assez peu des dominants, bien que des hiérarchies existent même au sein de cet espace. En insistant sur les périodes de crise de ces rationalités, elle expose un espace où, finalement, la polémique avait du mal à s’installer : les traités de médecine. Le livre, capital pour la compréhension des mécanismes de domination dont certains sont encore à l’œuvre, permet d’éclairer en quoi « le genre construit la politique et la politique construit le genre » (Préface de l'ouvrage, Joan Scott).

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, préface de Joan W. Scott, Paris, Éditions La Découverte, 2009 (version e-book).

De la même auteure– Se défendre : une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017.– Sexe, genre et sexualités : introduction à la théorie féministe, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2008.– L'évidence de l’égalité des sexes : une philosophie oubliée au 17e siècle, Paris, L’Harmattan, coll. « Bibliothèque du féminisme », 2001.

Autres pistes– Colette Guillaumin, L'idéologie raciste. Genèse et langage actuel. Nice, Institut d'études et de recherches interethniques et interculturelles, 1972.– Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, essai sur le corps et le genre en Occident, 1990, trad. fr. Gallimard, Paris, 1992.– Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 1976, Gallimard, Paris, 1994.

© 2021, Dygest