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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Se défendre

de Elsa Dorlin

récension rédigée parCharlotte WateletDoctorante en Études politiques (EHESS).

Synopsis

Philosophie

À la croisée de l’histoire et de la philosophie, Se défendre retranscrit différentes expériences où le politique et le corporel se rencontrent. L’ouvrage d’Elsa Dorlin prend le rôle de l’archive, trace indélébile du lynchage d’une pluralité de vies. Ici, ce n’est plus seulement le dominant qui aboie, c’est le dominé qui se bat. Œuvre pamphlétaire et porte-parole d’innombrables luttes, elle invite le lecteur à problématiser son être politique. C’est une pensée de l’intersectionnalité à partir de laquelle sexe, race et classe sont envisagés d’un point de vue pratique, lutte réelle et combative.

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1. Introduction

L’ouvrage d’Elsa Dorlin entre parfaitement en dialogue avec ceux de Frantz Fanon et de James Scott. En consacrant le cœur de sa réflexion à la violence, à cette articulation entre violence subie et autodéfense, elle rappelle ce point de vue très fanoniste d’une violence positivée, réappropriation de la brutalité vécue, premier facteur d’émancipation. Tout au long du livre, la présence de l’auteur martiniquais se fait sentir. La violence n’est pas une option, elle est impérative.

C’est par le biais de la défense qu’elle va se déployer. C’est là également qu’Elsa Dorlin s’inscrit dans la lignée des travaux de James Scott, qui étudie les pratiques de résistance des sujets dits subalternes sur le temps long de l’Histoire – depuis la période de l’esclavage jusqu’au contexte de la paysannerie malaisienne du XXe siècle.

Que ces « arts de la résistance » soient publics ou cachés, individuels ou collectifs, audibles ou silencieux, ils font état de la tension qui se loge au cœur des relations de pouvoir. De même, la philosophe dresse une généalogie des différentes formes d’auto-défense sans les réduire à la seule catégorie des dominés. Elle peut être le fait d’une communauté construisant progressivement l’armée de sa future nation ou celui d’une femme africaine-américaine combattant un racisme sexiste. À partir de ces récits pluriels, deux pans de l’histoire de la domination se dégagent : d’un côté celui d’un État colonial, raciale, capitaliste et patriarcal, de l’autre celui d’un sujet révolutionnaire qui se découvre et se construit. À partir de cette pluralité de vécus, c’est le visage de la société sécuritaire contemporaine qui se dessine.

L’autodéfense n’est donc pas un geste uniforme. À travers cette longue généalogie de la défense de soi – le soi entendu tant dans son individualité que dans son caractère collectif –, l’auteure met en scène la lente mais solide construction du système politique étatique. Au moyen d’une myriade d’exemples, originalité première de l’ouvrage, et par le prisme d’une résistance corporelle et psychique, c’est un bout de l’histoire coloniale qui est donné à voir.

2. État de nature et préservation de soi

Philosophiquement et historiquement, l’autodéfense comme préservation de soi apparaît comme originelle. L’histoire de la philosophie occidentale marque l’avènement progressif de la structure étatique moderne, notamment depuis les pensées contractualistes de Thomas Hobbes et de John Locke.

À partir d’un état de nature défini comme civilité en danger, l’idée d’autodéfense semble être prise comme caractéristique naturelle, manifestation première « d’un rapport à soi qui demeure immanent aux élans vitaux » (p. 87) et dont la conséquence logique serait la délégation des pouvoirs, puissance défensive. Or, pour John Locke, cette préservation de soi découle du fait d’être propriétaire de soi-même et d’être ainsi légitime à se défendre. Seulement, certains sujets ne sont pas considérés comme propriétaires d’eux-mêmes. C’est ici que sont posées les bases d’un droit différencié. D’un côté, individus libres et propriétaires d’eux-mêmes ayant, de fait, ce droit légitime d’autodéfense. De l’autre, individus qui ne s’appartiennent pas, n’ayant donc aucun droit, pas même celui de se défendre.

De cette philosophie découle un droit de juridiction qui dépasse le cadre institutionnel – contrairement à la pensée hobbesienne – et qui permet à ces corps défensifs de toujours pouvoir se déployer dès lors qu’ils sentent leur propriété, ou celle d’autrui, en danger. L’autodéfense, prise dans une pensée de la légitimité, de l’individualisme et de la propriété, peut donc se transformer en un état de guerre permanent, au sein duquel « se conserver, c’est punir » (p. 90).

À partir de ce lien entre autodéfense, état de nature et légitimité, Elsa Dorlin problématise les fondements mêmes des institutions politiques contemporaines.

3. Une histoire de la défense

Pour dresser un portrait chronologique de l’édification de l’imaginaire raciste de la société nord-américaine, idéologie fonctionnant comme le poumon de ses institutions, il faudrait partir de l’exemple des frontiersmen. Agissant à la manière d’un mythe, l’histoire de ces hommes communément appelés « pionniers » pose les premiers jalons d’une longue épopée coloniale et raciale. Ces hommes, grâce à leurs armes, ont pu se défendre contre tous les dangers, repousser les frontières d’une Amérique conquérante et, par-là, ont permis la construction de villes nouvelles sur des territoires fraîchement colonisés et « civilisés ». Ils sont le début d’une histoire, celle d’une société qui tire ses racines de conquêtes, d’oppressions et d’humiliations, actions justifiées au nom d’un droit à se défendre et à préserver sa propriété.

À partir de cette mythologie des frontiersmen, l’histoire des États-Unis se bâtit sur le concept de légitime défense. Le port d’arme, inscrit dans la Constitution américaine dès 1791, place le principe d’autodéfense au cœur du citoyennisme américain. Bien qu’il fasse débat entre une frange qui préfère réserver la détention d’armes aux milices – futur corps policier – et une autre qui revendique son inscription dans la citoyenneté américaine, tous s’accordent sur le fait que le peuple « demeure l’instance législative originelle ».

Mais l’histoire de la défense au nom de la préservation de soi et en raison de cet état d’insécurité constant est non plus liée au fait que l’homme soit un danger pour l’homme mais que le natif américain, l’indigène ou l’africain-américain soit un danger pour l’homme civilisé. Sans parler encore de la police contemporaine, dont les caractères différenciant et discriminant surgissent dans plusieurs chapitres, à l’achèvement de la période coloniale succède la formation de milices d’autodéfense armées ne chassant plus les natifs américains mais suppliciant une autre cible, africaine-américaine.

Lorsque l’époque était encore à l’esclavage, l’usage d’armes était avant tout réservé aux colons. Mesure de pacification et de racialialisation participant à la construction des cadres d’intelligibilité de la société américaine, percevant les notions de responsabilité et de vulnérabilité en fonction de critères raciaux.

4. Racisme et colonialité

Elsa Dorlin s’appuie par ailleurs sur l’exemple des vigilantes, sortes de milices s’autoproclamant justicières et aménageant l’autodéfense en une violence défensive s’exerçant à l’encontre de tous les indésirables – vagabonds, voleurs, violeurs ou autres bourreaux représentés par la figure afro-américaine.

2Au-delà de cette héroïsation blanche, qui participe à la montée d’une véritable « paranoïa blanche », ces groupes de justiciers (comités au sein desquels aucun avocat n’est autorisé, le jugement et la sentence infligés au condamné n’émanant que de la volonté des membres du groupe) sont les premiers témoins de la rationalisation de la gouvernementalité nord-américaine qui se construit par le biais de ces pratiques. « Le vigilantisme est devenu un modèle de citoyenneté – tout citoyen américain est un citoyen vigilant. Le justicier est le grand défenseur de la nation américaine, le héros toujours prêt à la défendre : la culture du vigilantisme alimente ainsi la trame narrative de la race blanche et l’actualise constamment » (p. 103).

Aussi, regarder l’histoire américaine par le prisme de l’autodéfense permet d’envisager les systèmes juridiques et policiers actuels non plus sous l’angle de la légitimité ou de la nécessité mais plutôt du côté de la construction d’un pouvoir monopolistique, hégémonique et continûment raciste. L’exemple nord-américain s’ajoute à d’autres histoires de l’autodéfense, que l’auteure relie à certains phénomènes nationaux ou communautaires fascisants.

Pour n’en citer qu’une, mais pas des moindres, le Krav-maga, inventé par Imi Lichtenfeld dans un but initialement sportif, a progressivement pris le label d’autodéfense dans le cadre de la résistance aux pogroms menés contre la population juive en Slovaquie. Avec l’émigration de son inventeur en Palestine, cet art martial deviendra le mythe fondateur de l’État juif puisqu’il s’est rapidement déployé sous l’action de brigades à l’origine de Tsahal. Fondateur d’une défense offensive, le Krav-maga déterminera la « naissance providentielle d’une nation qui se représente comme attaquée de toute part » et pour laquelle « se défendre signifie désormais avancer, gagner du terrain » (p. 77).

5. Violence rêvée, vengeance fantasmée

Mais l’ouvrage ne se cantonne évidemment pas à une défense qui s’érigera en monopole étatique. Elsa Dorlin fait le parallèle entre deux types d’autodéfense qui constituent pourtant une même histoire. Seul le point de vue diffère. C’est donc au tour des opprimé.e.s de prendre la parole. Dans les pratiques de résistance évoquées par l’auteure, l’autodéfense signe le passage d’une conscience mutilée à une politisation des corps en colère. Et s’il fallait faire de ce réveil des corps un processus, il commencerait par les rêves ou les rites.

La tension contenue dans les muscles du colonisé ou de l’esclave, corps violentés, maintenus aphones, atteint un paroxysme tel que son (re)déploiement n’est plus négociable. Seulement, ce geste de défense qui rattache la conscience au corps, est le fruit d’un cheminement qui prend naissance dans des espaces tout à fait singuliers. Elsa Dorlin redonne ici un label défensif à ce qui s’apparentait auparavant à de la servitude. En s’insérant par exemple dans un temps onirique, on découvre des indigènes qui se révoltent, rêvent de mouvement et de vengeance. C’est ici que débute cette réappropriation de la violence subie.

On peut dès lors supposer que « le combat imaginé est non seulement une forme d’autodéfense psychique mais aussi une forme d’entraînement corporelle, de visualisation anticipatrice de l’entrée dans la violence défensive ». Et il y a, à côté de ce temps du songe, un temps magique durant lequel les esclaves se réunissent clandestinement – à la fin du XVIIe siècle, le Code Noir interdit toute réunion « Nègre » –, dansent et « associent des techniques de lutte, bâton, frappes (poing/pieds), balayages et acrobaties (p. 32) » qui peuvent apparaître comme de véritables entraînements martiaux.

Mais ces phénomènes d’autodéfense silencieuse ne sont pas réservés aux luttes raciales. L’intérêt de l’ouvrage se situe effectivement dans ce renversement des points de vue. Ces techniques silencieuses pourraient être vues comme de simples gestes de soumission, dévoilant une révolte qui ne s’assume pas, qui n’éclate pas. Or, l’auteure fait de ces gestes de véritables affirmations.

6. Féminisme et résistance

Rapporté au contexte féminin (féministe), ces instincts de fuite, d’esquive ou de déni apparaissent sous un jour combattif. Il ne s’agit plus de passivité ou de faiblesse mais de résistance. Elsa Dorlin décerne à ces pratiques un label d’autodéfense et les considère comme des techniques de « combat réel » visant à la survie d’un corps en défense. C’est au travers de tous ces gestes que les sujets (re)prennent vie, que la conscience redécouvre le corps qu’elle habite, que le politique retrouve ses esprits. Et c’est une fois que la rage atteint le corps que le sujet se réalise. Il passe alors de la tactique à la stratégie, un point où « la violence subie ne peut que devenir une violence agie ».

À la critique de la société coloniale et raciste s’ajoute celle de l’État patriarcal. Les différentes formes – et cibles – de la domination se révèlent donc intimement liées, leurs causes étant le fait d’un seul et même phénomène : appareil étatique capitaliste bâti sur une idéologie blanche, masculine et bourgeoise. Or, à travers ces gestes autodéfensifs –ces « éthiques martiales de soi », pour reprendre la formule de l’auteure, car il ne s’agit pas seulement de combat mais de style de vie, manière d’être et de vivre le monde –, c’est l’intégralité de la structure qui est attaquée. Les exemples des amazones, des suffragistes ou des Black Panthers en sont la démonstration.

Exclues du droit à la défense nationale de par l’interdiction de porter des armes, de nombreuses femmes formeront à Paris un bataillon d’amazones dès la fin du XVIIIe, non seulement pour se défendre mais pour « devenir citoyennes ». C’est bien cette pratique d’une citoyenneté différenciée qui est attaquée, processus d’exclusion se situant pourtant au cœur de l’État-nation.

Quant aux suffragistes anglaises, elles se réapproprient non seulement la violence subie, en la redéployant par le biais de combats rapprochés dont les techniques sont issues du Ju-jitsu, mais elles font de cette nouvelle subjectivation politique un outil anti-nationaliste. Le féminisme étant l’étiquette parfaite pour alimenter nationalisme et capitalisme de guerre : les hommes étant au front, les femmes se doivent d’être fortes, travailleuses, productives et de savoir se défendre contre un homme de l’arrière qui ne serait pas leur époux. L’autodéfense peut donc être vécue comme une véritable révolution politique.

7. Conclusion

L’autodéfense, sous les mots d’Elsa Dorlin, se révèle être une éthique de vie, s’insérant dans une temporalité quotidienne. Si elle ne devient effectivement pas un mode de vie, mené aussi à l’intérieur des espaces intimes, la lutte ne saurait être émancipatrice.

En témoignant de l’imbrication structurelle des opérations de domination, critique d’un système raciste et sexiste fonctionnant sur la base d’une division sexuelle et raciale du travail productif, c’est tout l’appareil capitaliste qui est touché.

À la suite de Michel Foucault, pour lequel tout rapport de pouvoir cache des gestes de résistance, contre-conduites si infimes soient-elles, Elsa Dorlin démystifie la violence et la conflictualité, annulant ainsi tout sentiment d’avilissement. Ce brassage des catégories par le prisme de l’autodéfense fait exploser cette guerre sociale entre dominants et dominé.e.s.

8. Zone critique

Bien que l’hétérogénéité des contextes d’autodéfense subalternes – luttes africaines-américaines, féministes, gay, colonisé.e.s, esclaves – témoigne de la richesse de l’ouvrage, sa mise en parallèle constante avec les expériences de la violence défensive des hégémonies dominantes perd parfois le lecteur face à ce qui constitue pourtant le cœur de cette histoire : les pratiques défensives. Comprenant que chaque forme de résistance – corporelle, psychologique ou spirituelle – alimente en définitive la puissance des pouvoirs capitaliste, racial et patriarcal, le lecteur peut s’évertuer à interroger les bénéfices de ces pratiques.

Mais la force des mots de l’auteure amène la conviction à prendre les couleurs de l’espoir. Au-delà de son caractère politisant, Se défendre est un ouvrage qui offre d’importants outils théoriques, essentiels à une pensée de la vulnérabilité, condition subalterne contemporaine.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2017.

De la même auteure– La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2009. – Sexe, genre et sexualités, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.

Autres pistes– Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2004.– James Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Editions Amsterdam, 2009. – Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, Paris, Editions Amsterdam, 2017. – Chakravorti Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Editions Amsterdam, 2006.

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