Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Elsa Dorlin
Quel est l’objet du féminisme ? Depuis ses débuts, il y a environ quatre siècles, la lutte contre le sexisme a pris des formes multiples, jusqu’à produire des dissensions et des oppositions en son sein. L’ouvrage d’Elsa Dorlin propose une introduction au féminisme, défini comme projet scientifique et comme mouvement social : l’auteure revient, d’une part, sur la construction du champ scientifique et sur ses concepts fondateurs, et, d’autre part, sur ses revendications visant à rendre visibles les oppressions auxquelles sont quotidiennement soumises les femmes.
La tripartition du titre de l’ouvrage, entre sexe, genre et sexualités, annonce la volonté d’Elsa Dorlin de ne plus rabattre ces trois notions dans le seul terme de « sexe ». L’enjeu est de taille, car cet ensemble forme le cœur des relations humaines et organise depuis plusieurs siècles des rapports sociaux inégalitaires entre hommes et femmes, entre hétérosexuels et non-hétérosexuels. Les apports majeurs du féminisme sont abordés ici, et notamment sa nouvelle compréhension du sexe biologique.
Les luttes antisexistes ont en effet montré que le genre et les sexualités ne sont pas les conséquences « culturelles » du sexe donné à la naissance, mais des concepts sociaux, des constructions historiques, qui sont à l’origine de la codification du sexe génital comme soit masculin, soit féminin. Partant de ce recadrage théorique, l’auteure s’engouffre dans la complexité des rapports de pouvoir genrés, de l’économie patriarcale et des outils de résistance que déploient les individus.
Remontant au XVIIe siècle, le féminisme est à la fois une tradition de pensée et un ensemble de mouvements sociaux politiques. Il éclaire, par la démonstration, les inégalités qui minent les rapports hommes/femmes et les préconceptions qui travaillent à reconduire ces inégalités.
Le féminisme s’oppose à l’idéologie du sexisme, laquelle soutient une différenciation naturelle entre hommes et femmes, et valorise la supériorité des premiers sur les secondes. Pour cela, le dépassement de l’opposition entre « nature » et « culture » est essentiel. Le féminisme rejette d’emblée l’idée qu’il y aurait, d’un côté, un donné biologique (autrement dit, la nature que serait le sexe génital) et, de l’autre, des pratiques culturelles (qui produiraient, elles, le genre et la sexualité).
Alors que la domination masculine a longtemps été envisagée soit comme une donnée naturelle et légitime, soit comme un invariant historique regrettable, mais quasi inévitable, le féminisme s’est attaché à montrer que les rapports inégalitaires entre hommes et femmes sont le résultat de divers processus et dispositifs sociohistoriques : la théorie de la « différence sexuelle » qui sépare l’humanité entre hommes et femmes, l’hétérosexualité imposée à l’ensemble de la population sous peine de sanctions sociales sinon juridiques et médicales (peines de prison, traitements médicaux, thérapies de conversion…) et la puissante norme de la famille nucléaire organisée autour du père, de la mère et des enfants.
Comme tout mouvement, le féminisme a produit de nombreux courants de pensée, qui entrent parfois en contradiction les uns avec les autres.
Féminisme marxiste, black feminism, féminisme post-moderne, féminisme matérialiste, théorie queer… les ramifications sont si nombreuses que l’on peut rapidement s’y perdre. La portée de l’ouvrage n’est pas tant d’en produire une présentation exhaustive que de proposer un panorama des mouvements jugés les plus intéressants et de produire une pensée philosophique moderne du féminisme. Certains courants mettent l’accent sur les causes collectives de la domination masculine, quand d’autres s’attachent à produire une histoire des genres pour montrer les subversions possibles, à l’échelle individuelle, contre le patriarcat.
Les débats sociaux se sont historiquement structurés autour d’une distinction entre sexe et genre, héritée d’abord de milieux médicaux désemparés face à la naissance de bébés intersexués (c’est-à-dire ne correspondant pas suffisamment « bien » au masculin ou au féminin).
Or, comme le souligne Elsa Dorlin, le sexe considéré « naturel » correspond en réalité à un processus de sexuation, où l’on ajoute à des organes identifiables (pénis, vagin) une série de comportements adéquats – le « genre ». De la même manière, l’insistance sur la sexualité hétérosexuelle correspond à une définition très partielle de la sexualité, tournée exclusivement vers la procréation, et évacuant les questions de désirs et de plaisirs.
Sans nier ces premiers jalons féministes, Elsa Dorlin en souligne immédiatement les impasses historiques : confiner le « sexe » à la nature des organes et le « genre » à l’ensemble des comportements appris revient à réaffirmer la distinction entre nature et culture, sans déconstruire cette vision très rigide de la biologie que l’on englobe dans la « nature ».
Pourtant, les corps sont eux-mêmes pluriels dans ce qu’ils produisent comme sexes, genres et sexualités, et dans les évolutions qu’ils en donnent au cours d’une vie. La bicatégorisation des sexes entre masculin et féminin se heurte en permanence à la complexité du sexe biologique, qui se construit en fait dans le sexe humoral (les tempéraments), le sexe gonadique (l’assemblage génital), le sexe hormonal (les hormones) et le sexe génétique (les chromosomes). Les configurations que nous avons appelées « masculin » et « féminin » existent bien, mais beaucoup d’autres ont été oubliées.
Ce n’est donc pas le sexe qui précède le genre, mais bien le genre et la sexualité qui précèdent le sexe. La réduction des divers niveaux de sexuation à deux sexes figés est due à des pratiques socioculturelles qui relèvent du genre : avant même la conception, « garçon » et « fille » saturent les imaginaires, les envies, les pensées autour de l’enfant.
De la même manière, la reconnaissance de l’hétérosexualité comme unique sexualité légitime est une condition à la supposée complémentarité homme/femme. Au fond, ce sont ces cadrages préconfigurés qui déterminent ensuite le fait de dire d’un nouveau-né qu’il est un garçon ou une fille, et qui accompagne toute la vie durant nos pratiques amoureuses et sexuelles en les restreignant à quelques-unes socialement autorisées parmi une myriade de possibilités biologiques.
Pour déconstruire ces idéologies binaires du sexisme, les deux grands projets féministes ont été l’historicisation et la conscientisation. Ces deux modes opératoires visent à rendre compte du caractère collectif de l’expérience féminine : les insatisfactions vécues dans la sphère intime (du couple à la parentalité en passant par la domesticité) ne sont pas de simples soucis individuels, mais bien des problèmes politiques.
Le projet féministe vise, depuis ses débuts, à penser collectivement ce qui a été individualisé. Les violences conjugales ont par exemple longtemps été jugées comme de simples problèmes de couple ; le labeur domestique des femmes au foyer comme leur travail naturel (et à ce titre non rémunéré) ; les insatisfactions émotionnelles et relationnelles comme des caprices féminins.
D’un côté, l’historicisation entend montrer que les inégalités varient selon les époques : la supposée supériorité du masculin sur le féminin n’a bien sûr rien de naturel, mais renvoie à des idéologies. Or, si une inégalité varie historiquement, et ne prend pas la même forme partout, c’est bien qu’un long travail de construction est fait pour la maintenir, et surtout pour maintenir ses opprimées à leur place. La construction sociale de la domination masculine a été étudiée par de nombreux champs scientifiques (littérature, sociologie, anthropologie, philosophie, sciences politiques…), à partir desquels un lourd travail de politisation a été effectué. La première lutte des pensées féministes aura été de montrer les efforts d’invisibilisation des inégalités hommes/femmes et, en retour, d’éclairer le politique à l’œuvre dans la sphère privée. De l’autre, la conscientisation ouvre à la réappropriation de soi. Comme pour d’autres mouvements sociaux tels que les luttes ouvrières ou afro-américaines, l’idée est de transformer l’individu en sujet politique. Les femmes expérimentent une condition qui relève surtout d’une situation sociale et collective, avec des oppressions communes. La conscientisation vise à comprendre le cheminement par lequel un individu est devenu une femme. Elle repose sur des « groupes de conscience », où priment la solidarité et l’écoute et où peuvent être identifiées les différentes violences patriarcales, ainsi que sur des « expertises sauvages ».
Dans ces dernières, les femmes partagent leurs expériences en se situant comme premières expertes des inégalités vécues, en particulier dans des domaines comme la gynécologie, l’obstétrique et la sexologie où les dominations masculines ont longtemps étouffé les souffrances des femmes.
Comment façonner dès lors une tradition de pensée féministe dans un univers scientifique particulièrement masculin ? Les premières actions se sont attachées à repenser l’ensemble des cadres théoriques offerts par les sciences, qu’elles soient des sciences humaines, sociales ou biologiques. Il était nécessaire de changer la perspective globale, d'ouvrir les savoirs et de multiplier les terrains d’étude.
Ce furent autant de défis (et de pavés dans la mare !) lancés par les féministes à l’ensemble de la société. Il s’agissait, pour la première fois, de revendiquer le droit de parler des expériences féminines, alors même que celles-ci étaient laissées aux marges de la discussion publique.
Le travail s’est fait d’abord du côté de l’exploitation des femmes dans la sphère domestique. Le féminisme a des liens forts avec la philosophie marxiste, qui s’attachait depuis Le Capital publié en 1867 à comprendre la société comme organisée autour de classes sociales, elles-mêmes objets de rapports de production inégalitaires (patron/ouvrier, dans le système capitaliste).
La critique des féministes à l’égard de la pensée marxiste visa sa tendance à réduire au seul rapport de classe les luttes antisexistes : pour les marxistes, la sortie du capitalisme et l’entrée dans le communisme signaient la fin de toute autre inégalité. De fait, les conditions de vie des femmes étaient encore et toujours subordonnées à des problèmes historiquement plus masculins : conditions des travailleurs, exploitation patronale, redistribution économique.
L’« éthique du care » fut un premier pas en ce sens. Proposé par la philosophe Carol Gilligan, le concept de « care » désigne le soin, la compassion, l’empathie et l’attention aux autres qui seraient naturellement présents chez les femmes du fait de leur capacité à produire des grossesses. Le penser en termes d’éthique revient à le dénaturaliser, pour mieux en saisir sa dimension morale : il n’est pas une prédisposition génétique, mais un devoir déontologique imposé.
Gilligan montre en effet que les adolescents et les adolescentes attachent une grande importance à la justice, mais que les premiers la défendent de façon abstraite et universelle quand les secondes défendent une justice quotidienne, empathique, tournée vers les autres. Elsa Dorlin souligne sur ce point la dimension fortement classiste et racialisée du concept : bon nombre de milieux intermédiaires délèguent ce travail à des populations populaires et/ou immigrées.
Sans surprise, l’étendue des problèmes soulevés par le féminisme produit une multitude de courants qui proposent des solutions diverses, parfois opposées. Elsa Dorlin s’attache à produire un panorama de ces mouvements.
Partant de la grande distinction historique entre le féminisme libéral et le féminisme radical qui s’attachaient à trouver des solutions dans l’organisation sociale, elle aborde les courants plus contemporains qui complètent la critique sociale par la revendication individuelle à disposer de son genre. Historiquement, le féminisme libéral plaidait pour une émancipation dans la sphère publique : les femmes étaient censées trouver l’égalité de genre en quittant la sphère privée et en devenant des femmes actives. Le féminisme radical visait au contraire à chambouler entièrement la distinction « sphère publique masculine versus sphère privée féminine ».
Aujourd’hui, les enjeux féministes s’articulent plutôt autour des problèmes de mondialisation et de genres non conformes à la binarité masculin-féminin. D’un côté, les tensions modernes entre mondialisation et nationalisme produisent une réappropriation toute stratégique des luttes antisexistes au profit d’intérêts nationalistes.
Ainsi, la construction d’un Autre étranger repose aujourd’hui sur la mise en opposition de deux patriarcats, dont l’un serait acceptable, car occidental, et l’autre intolérable, car oriental. Les enjeux postcoloniaux mènent à une valorisation d’une certaine catégorie de femmes (blanches, émancipées et éclairées) par rapport à une autre (non blanches, supposément opprimées et aveugles à leur domination). Or, la fragmentation des femmes et leur hiérarchisation en interne ne peuvent évidemment que mener à l’affaiblissement global du mouvement féministe.
D’un autre côté, le féminisme queer travaille depuis le début du XXe siècle à produire une reconnaissance des genres et sexualités non conformes. Le terme de queer est à l’origine une insulte à l’égard des gens « bizarres », « tordus », « étranges », que les milieux homosexuels se sont réappropriés avec fierté. Il a été retravaillé ensuite par des auteurs scientifiques, en particulier Judith Butler, qui ont montré combien le genre était performatif, c’est-à-dire combien il devait être réaffirmé en permanence par les corps en circulation, par les organisations familiales, par les institutions sociales.
En retour, des individus, en particulier queers, peuvent s’affirmer avec force pour ne pas correspondre aux attentes sociales. La déconstruction du genre s’opère finalement, non dans l’annulation du masculin et du féminin en vue d’une neutralité universelle, mais dans la prolifération des genres.
De la même manière que la « race » a naturalisé pendant des siècles des rapports de domination aux origines purement sociales, en se basant sur une supposée origine raciale différenciée entre les couleurs de peau, le « sexe » préside encore à l’asymétrie des rapports entre hommes et femmes. Inspirés des luttes antiracistes, les mouvements féministes ont mené depuis le XVIIe siècle des luttes antisexistes qui visent plusieurs objectifs.
D’abord, déconstruire cet objet « naturel » qu’est le sexe pour le comprendre comme une part de la biologie humaine. Ensuite, dissocier la « nature » supposément immuable et la biologie réelle, pour enfin voir dans cette dernière la pluralité et l’évolutivité de ses formes : les corps sont nombreux et ne répondent pas à des binarismes simples.
Enfin, reconnaître la prolifération des pratiques culturelles liées au sexe, au genre et aux sexualités, pour embrasser le potentiel expressif, créatif, mais aussi communicationnel et relationnel des corps humains.
Formidable texte d’initiation au féminisme, Elsa Dorlin livre avec Sexe, genre et sexualité une histoire du féminisme (de la consolidation de leurs théories et de leurs concepts) en même temps qu’une cartographie des féminismes (de leurs débats internes et de leurs éclatements). L’ouvrage impressionne par le foisonnement des références et l’abondance des thématiques abordées.
L’archéologie du concept de genre, la complexité de la biologie humaine, les interactions entre genre et race, la subversion des normes, les genres qui débordent le cadre social… voilà autant de points d’entrée dans la théorie féministe, qui témoignent de son importance politique. L’empreinte sociale du sexe sur les corps est puissante, mais elle produit aussi de nombreuses résistances, dans l’intimité du foyer familial comme dans l’espace public qui fut si difficile à conquérir pour les femmes et les individus non conformes au système binaire.
Ouvrage recensé– Sexe, genre et sexualités : introduction à la théorie féministe, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.
De la même auteure– La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2009. – Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2017.
Autres pistes– Simone De Beauvoir, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.– Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 1990.– Marie-Hélène Bourcier, Queer Zones, Paris, Balland, 2001.– Christine Delphy, L’Ennemi principal. Tome 1 : économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, Coll. Nouvelles questions féministes, 2013.