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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Ce à quoi nous tenons

de Émilie Hache

récension rédigée parColine GuérinDiplômée d'un master 2 en sociologie (EHESS).

Synopsis

Société

Depuis les années 1970, les questions écologiques prennent davantage de place au sein des discussions dans l’espace public. Celles-ci peuvent être politiques, scientifiques ou bien morales. Émilie Hache s’intéresse à l’articulation de ces trois champs, ce qui soulève une interrogation primordiale : à quoi tenons-nous ? À la suite des philosophes pragmatistes John Dewey et William James, Hache ne cherche pas à prescrire des solutions morales face à la crise écologique. Son objectif est de rendre compte des expérimentations d’individus articulant morale, politique et science. Sa pensée s’ancre dans notre régime de controverse, car elle souhaite « laisser les portes et les fenêtres grandes ouvertes ». Autrement dit, pratiquer une philosophie morale, mais pas moralisatrice.

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1. Introduction

Depuis plusieurs décennies maintenant, la notion de crise écologique s’est immiscée au cœur des discussions publiques. À la différence des années 1970, ces discussions s’accompagnent aujourd’hui de rapports scientifiques prouvant la disparition de la biodiversité et des ressources limitées. Ces nouvelles prises de conscience amènent à une multiplication des demandes morales face à la situation de crise.

En effet, de plus en plus d’individus craignent pour les générations futures de l’héritage qu’ils leur laisseront. La crise climatique accentue, voire engendre déjà de nouvelles et multiples autres crises : sanitaire, alimentaire, humanitaire...

Pour répondre à ces craintes, les gouvernements et les citoyens adoptent des stratégies diverses et variées. Les individus sont mus par différents sentiments tels que la culpabilité, la paralysie ou le déni. Ils tentent alors de moraliser leurs choix économiques et politiques. Selon Émilie Hache, ces stratégies peuvent nous faire oublier l’émergence d’autres expérimentations morales et politiques qu’une petite partie de la population met en place pour vivre dignement dans ces temps de crises.

L’enjeu ici est de redéfinir notre responsabilité morale. Comment bien traiter humains et non-humains ? Comment être à la hauteur de ces changements ?

Dans cet ouvrage issu de sa thèse, Émilie Hache s’inscrit dans le courant de philosophie pragmatique porté par John Dewey et William James. Également inspirée des travaux de Bruno Latour, Hache ne prescrit pas de solutions pour répondre aux crises actuelles. Elle s’intéresse aux conséquences de nos actions. Elle invite le lecteur à adopter, à son tour, une responsabilité pragmatique (mêlant politique et morale).

2. Répondre aux appels de la crise écologique – un constat

Hache emprunte l’idée fondamentale de la science de l’écologie qui pense les êtres (humains et non humains) en relation avec un contexte donné. Elle justifie cette articulation par l’idée que la crise écologique n’est pas seulement une crise de la nature. C’est aussi une crise de notre (les êtres humains) relation avec celle-ci. En cela, l’écologie (morale et politique) apparaît quand les relations sont en crises, « quand l’environnement « ne nous environne plus » (p.17).

Hache invite le lecteur à penser une écologisation de la morale pour sortir du rapport dualiste que nous entretenons avec « la nature » c’est-à-dire une manière de penser la nature comme un état des choses naturel, sans prise avec l’Homme opposée à « la culture » synonyme de progrès. En effet, cet héritage des Modernes ne répond pas aux problématiques contemporaines. Pour Hache, il nous faut différencier proposition morale et position moraliste.

Pour faire cette différence, l’auteure s’inspire de la définition de Levinas : devenir responsable c’est répondre à un appel. Une responsabilité écologique est ainsi toujours tournée vers l’extérieur : « elle répond à ». Il nous faut pratiquer une responsabilité morale en situation, avec l’Autre. Il est ainsi essentiel d’insister sur cet aspect relationnel qui marque la différence avec le moralisme qui, lui, se contente de prescrire de l’extérieur ce qu’il faudrait faire.

Pratiquer cette responsabilité morale revient à se poser la question kantienne des fins et des moyens : comment ne plus traiter personne seulement comme un moyen ? Si nous pensons l’écologie en relation, comment bien traiter les humains et les non humains ? Il faut transformer alors une morale « du répondre de » à une morale du « répondre à », car ce n’est plus une question de responsabilité, mais de relation. En d’autres termes, Hache propose de ne plus seulement considérer les humains comme des fins, mais aussi les non-humains pour répondre à la démultiplication des appels moraux dans un contexte de crises écologiques.

3. Pour une morale pragmatique

Inspirée par James, l’objectif d’Hache est d’accompagner et de rendre compte des événements moraux, en se positionnant parmi les non philosophes. Problématiser les réponses morales relève alors d’une pratique morale et non d’un positionnement moraliste.

C’est ce qu’invite à faire Isabelle Stengers (ne pas seulement reconnaître, mais mettre en acte cette pensée). Ainsi, les exigences dont une activité a besoin peuvent exister sans obligation vis-à-vis de celui ou celle qui la pratique. Lorsque les exigences ne mettent pas en péril la personne qui les énonce, cette dernière n’est pas confrontée aux conséquences de ses actes. Hache propose alors trois façons de pratiquer cette morale (en acceptant le risque du positionnement moraliste) à travers la philosophie qu’elle développe : relativiser, faire appel à l’expérience et faire des compromis.

Pour prendre en compte les êtres comme des fins et pas seulement des moyens, il faut relativiser. En d’autres termes, il faut mettre sur un même plan toutes les entités avec lesquelles nous avons des relations. Cela ne veut pas dire que tout se vaut, mais que rien ne se vaut. Il faut faire coexister des hétérogénéités, en partant du principe que tous les êtres doivent être bien traités.La deuxième contrainte pour éviter l’écueil moraliste réside dans la nécessité de recourir à l’expérience. Nous devons faire appel à notre expérience, en la considérant comme un savoir acquis à travers un apprentissage, qui nous permettrait de répondre à la question comment bien traiter l’autre.

Enfin, Hache décrit l’émergence d’une troisième contrainte : celle qu’elle désigne par le fait de faire des compromis moraux. Soit l’idée de revoir nos principes et d’accepter la complexité du monde. Par exemple, ne pas se contenter de refuser l’élevage par principe, car l’abolition de l’élevage n’annule pas la domestication que l’Homme a exercé pendant des siècles sur les animaux.

4. Nouvelles manières de faire des sciences

Dans un contexte de crises écologiques, les sciences jouent depuis quelques décennies un nouveau rôle. Elles ont en effet participé à sensibiliser nombre d’individus sur les dangers de la crise climatique. Par exemple, en publiant des rapports sur la fonte des glaciers. Un nombre toujours plus important de personnes sont ainsi sensibilisées aux enjeux écologiques contemporains, ce qui permet d’augmenter la base de ceux qui prendront soin de ces différents enjeux.

Dans l’ordre classique des choses, les sciences sont censées décrire les faits et les morales produire un jugement de valeur. Aujourd’hui, cette distinction est de plus en plus remise en question. Pour reprendre la question de l’élevage : face aux pressions des associations pour la protection des animaux, les scientifiques ont dû redéfinir le bien-être animal en s’appuyant sur des données scientifiques. La frontière entre valeur et fait est alors remise en question.

Par ailleurs, depuis quelques années, les sciences se complexifient. Hache souligne à ce propos que le quatrième rapport du GIEC sur l’évolution du climat insiste à chaque page sur le caractère « probable », « vraisemblable », « incertain » de ses conclusions. Les questions sont dès lors de plus en plus tournées vers les conséquences et ne portent plus seulement sur les faits. Alors, le travail des scientifiques n’est plus synonyme d’un établissement des faits, mais de tentatives de stabilisation des controverses.

5. Moraliser l’économie ?

Aujourd’hui, on ne peut pas séparer la morale de la sphère économique et scientifique. Par exemple, il semble douteux de caractériser la mort de milliers de petits paysans par la multinationale Monsanto que comme le résultat d’un fait économique. L’idée portée par l’économie que les échanges sur le marché influencent seulement la sphère économique et que ce qui reste en dehors du marché est « externalisé » n’est plus possible aujourd’hui.

Ainsi, il y a encore peu de temps, l’économie internalisait ses externalités (comme les catastrophes naturelles, les famines, les pollutions et pénuries d’énergie). Aujourd’hui si l’on veut prendre en compte « les générations futures », il nous faut insérer la morale dans nos calculs. En somme, Hache se demande : « est ce qu’internaliser l’écologie revient à moraliser l’économie ? ». Pour répondre à sa question, elle reprend le choix d’un taux d’actualisation faible dans le rapport Stern paru en 2006.

Ce rapport met en lumière le fait que certaines décisions économiques sont prises à partir de critères moraux. Ainsi, le taux d’actualisation (soit le calcul coûts-avantages appliqué à la crise écologique, l’idée est de comparer les coûts subis aujourd’hui aux avantages que les générations futures pourront en tirer) dans ce rapport a fait polémique, car il était bien plus faible que dans les autres rapports économiques sur les conséquences du réchauffement climatique sur l’économie.

Cela signifiait que les générations présentes devraient prendre en compte aujourd’hui les coûts à venir pour les générations futures. Un tel taux en économie oblige à ne pas récupérer son investissement dans le temps, il contraint donc à payer, réparer et ne pas transférer les coûts aux générations futures. Une question se pose alors : est-ce aux économistes de décider des coûts à léguer aux générations futures ? Pour Hache, cette question a des limites. Dès lors, elle s’interroge sur le rôle d’intervention politique dans l’articulation limitée entre morale et économie.

6. Agir pour les générations futures

Faire intervenir le politique dans l’économie et reconnaître les rapports que ces deux sphères entretiennent avec la morale renvoie à une exigence pragmatique. Il s’agit de « tenir ensemble nos idées, nos actes et leurs conséquences » (p.153). Ici, le rapport au temps n’est plus court-termiste, le passé et le futur sont intégrés pour penser les choix présents dans les prises de décisions politiques, économiques et scientifiques.

Alors, une manière de lier morale et conséquences se trouve dans l’élaboration de la notion de « génération future ». Pour bien saisir cette notion – et ne pas tomber dans le moralisme – il faut la comprendre comme un faitiche (néologisme de Bruno Latour). Un faitiche rassemble un fait et un fétiche, en d’autres termes c’est une représentation subjective pour penser le futur. Par exemple, c’est dire : « Il y a des générations qui nous succéderont et ces générations ressembleront à X ».

Différents scénarios, allant du déni aux plus catastrophistes, existent pour penser l’avenir des générations futures. Hache préfère se concentrer sur les scénarios d’anticipations comme celui du rapport Stern. En effet, ces scénarios nous permettent davantage de penser nos actes au présent en faisant attention à leurs conséquences sur les générations futures.

7. Écologiser le politique, pour une morale pragmatique

À quoi ressemblerait une sortie de crise par le haut ? Comment rivaliser avec les promesses illimitées du capitalisme ? Hache propose de travailler à la démocratisation de la politique. Ainsi, elle défend l’idée que la politique est l’affaire de tous (res publica). Travailler à la démocratisation de la politique signifie que cette dernière doit être morale en se concentrant sur les moyens employés, mais aussi pragmatique dans le sens où elle fait attention aux conséquences de ses actions.

Hache reprend l’idée de Dewey que « le public » n’existe pas, mais qu’il existe des publics avec des intérêts restreints et spécialisés. Pour le philosophe, il faut travailler à cette incompétence sinon le processus de démocratisation de la société devient impossible. Hache affirme que ces publics existent déjà. Ainsi, elle rend compte des militants anti OGM qui sont constitués de nombreux non-scientifiques ayant participé aux débats. C’est un exemple de participation démocratique aux controverses scientifiques (mais aussi morales et politiques).

Pour résumer, il nous faut travailler l’intelligence collective, la responsabilité partagée (notion qu’Hache développe à partir de l’expérience des militants d’Act up face à la transmission de la maladie et contre sa pénalisation, c’est l’idée d’un partage de la responsabilité dans la transmission de la maladie, à différents degrés entre les personnes séropositives et séronégatives). Il nous faut réclamer « les communs » et « ralentir » afin d’adopter, ensemble une morale politique pragmatique.

8. Conclusion

Cet ouvrage amène à penser une nouvelle écologie. La penser et l’acter revient à (re)fonder la composition politique de notre société. Nous devons alors intégrer à nos choix économiques, politiques, morales et écologiques humains et non-humains afin de recomposer un monde désirable.

Le cœur de cet essai tient dans la tension entre le choix de politiques morales ou de positions moralistes pour (re)composer un monde dans lequel nous respectons ce à quoi nous tenons.

9. Zone critique

À la fin de son ouvrage, Hache illustre son propos par le film de Lars von Trier, Dogville. Ce film raconte l’accueil d’une jeune fille poursuivie par des chiens dans une communauté. Cet accueil sera court-circuité par le philosophe moraliste de la communauté. Dogville est un exemple de pratique politique moraliste au sens où la communauté manque de concertation et les principes démocratiques n’ont pas lieu d’être.

En d’autres termes, la politique est extérieure et verticale vis-à-vis de la population. Le choix de cette image illustre bien cet essai : il pose des questions fondamentales de manière dense et parfois ardue. Le lecteur doit rentrer dans un univers théorique pour comprendre le propos. Il devra alors s’armer de patience et de ressources théoriques et politiques pour en tirer sa richesse intellectuelle.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2011.

De la même auteure– Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux, Paris, Amsterdam Éditions, coll. « Hors collection », 2012.– Avec Bruno Latour. Christophe Bonneuil & Pierre de Jouvancourt. Dipesh Chakrabarty. Isabelle Stengers. Giovanna Di Chiro. Déborah Danowski & Eduardo Viveiros de Castro, De l’univers clos au monde infini, Éditions Dehors, 2014.– Reclaim, recueil de textes écoféministes, textes choisis et présentés par Émilie Hache, collection Sorcières, Cambourakis, 2016.

Autres pistes– Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil (collection "La couleur des idées"), 2001.– Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2006.– Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2013.

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