Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Émilie Hache
Dans cet ouvrage qui compile plusieurs textes fondateurs de l’écoféminisme, la philosophe Émilie Hache démontre que l’exploitation de la nature est intrinsèquement liée à la domination masculine. Pour en finir avec la culture dominante, l’écoféminisme propose de se réapproprier nos représentations de la féminité. Cette nouvelle image de la femme pourrait transformer notre rapport à la planète et au politique.
L’écoféminisme nait dans les États-Unis de Ronald Reagan. Élu en 1980 sur le slogan va-t-en-guerre « America is back ! », le président conservateur annonce sa volonté de relancer la course à l’armement face à l’Union soviétique. Parallèlement, la prise de conscience de l’urgence écologique a débuté dès 1972, avec le rapport Meadows – intitulé Les limites à la croissance (dans un monde fini) – qui annonce l’implosion prochaine de l’écosystème terrestre... Et si ce n’était pas assez, le 28 mars 1979, l’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island en Pennsylvanie rappelle à la population américaine qu’elle est en sursis ! C’est dans ce contexte de crise que surgit le Women’s Pentagon Action (WPA). « Le 17 novembre 1980, [...] 2 000 femmes encerclent le Pentagone, bloquant les entrées, tissant les portes fermées avec [...] des réseaux de laine et de rubans incluant des objets issus de leur vie quotidienne » (p. 319). Ce mouvement activiste fait converger féminisme, écologie et pacifisme : la peur des femmes quant à l’avenir de la planète inonde l’espace public. À la suite de cette première action, le WPA rédige une Déclaration d’Unité qui pose les jalons de l’écoféminisme. Ce texte établit un lien entre l’oppression des femmes et celle de la nature ; « entre leur peur d’anéantissement devant l’arme nucléaire et la peur quotidienne des femmes d’être [...] agressées, violées » (p. 15). Selon Émilie Hache, le contexte qui prévalait à la naissance de l’écoféminisme présente de nombreuses analogies avec la situation actuelle. L’élection de Donald Trump en 2016, dans un climat de misogynie à peine dissimulé, va de pair avec la multiplication des catastrophes environnementales. Face à ces évènements menaçants, nous sommes comme frappés d’impuissance. Pour tenter de surmonter ces défis contemporains, Émilie Hache a rassemblé une série de textes écoféministes qui, dans leur grande diversité, dessinent les contours d’un nouvel imaginaire politique.
« La domination de la terre par la technologie et l’avènement [d’un monde sans Dieu] furent les grandes caractéristiques de la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles » (p. 129).
En effet, le rationalisme occidental se structure sur un dualisme qui irrigue nos représentations du monde : il y aurait d’un côté la volonté humaine, pleinement libre, et de l’autre le monde physique et biologique, entièrement déterminé. D’un côté, il y aurait la « pureté » de l’esprit et de l’autre, l’« impureté » de la matière – pour le dire autrement, il y aurait une séparation claire entre « culture » et « nature ». Comme le montre le philosophe Hans Jonas dans son ouvrage Une éthique pour la nature (1993), ce partage légitime la toute-puissance humaine. La nature devient un objet neutre que nous pouvons disséquer à travers la connaissance scientifique.
Mais ce « grand partage » organise aussi notre représentation des relations hommes-femmes. En effet, la philosophie occidentale porte en elle une vision patriarcale : tandis que l’homme est spontanément rangé du côté de la « culture », la femme, elle, est déclarée plus proche de la « nature ». Pendant très longtemps, la femme a été considérée comme un être impur et irresponsable. À l’instar du lopin de terre qu’on laboure, « il est décidé que la [...] femme est passive, qu’elle est un réceptacle attendant d’être rempli » (p. 60).
Cette « double dévalorisation » de la nature et de la femme est un système idéologique extrêmement puissant. Naturalité et féminité se trouvent rassemblées pour justifier toutes les formes d’exploitation. « Les femmes sont inférieures [...] parce qu’elles seraient plus proches de la nature et la désacralisation [...] de la nature s’appuie sur sa féminisation » (p.20). Dans un tel contexte, le combat de l’écoféminisme est une lutte pour la réhabilitation.
L’idéologie occidentale promeut l’infériorisation réciproque de la femme et de la nature. Dans un tel contexte, le féminisme a historiquement cherché à s’extraire de l’association entre femme et féminité. La féminité est perçue comme une représentation masculine qui assigne à la femme des « manières d’être » et une fonction sociale presque biologique. Ainsi, pour de nombreuses féministes, il est impératif de se démarquer de cette image traditionnelle qui cantonne la femme à son identité de mère aimante et discrète. L’écoféminisme prend le contre-pied de ce positionnement classique. En effet, le problème n’est pas tant la reconnaissance d’une nature féminine que l’infériorité qu’on lui assigne. « L’idée écoféministe, c’est que, pour libérer les femmes de la domination qui pèse sur elle, il ne suffit pas de déconstruire la naturalisation pour les rapatrier du côté des hommes – celui de la culture » (p. 373). Les écoféministes refusent le piège de la naturalisation, mais souhaitent réhabiliter la nature dont nous faisons partie. Parallèlement, l’écoféminisme revalorise donc le corps de la femme, son vieillissement et ses spécificités biologiques – comme les menstruations ou la grossesse. Le fait de « donner la vie » n’est pas anodin, car le pouvoir d’enfanter consacre « la préoccupation traditionnelle des femmes envers la préservation de la vie sur la planète » (p. 109). En effet, nous allons le voir, comment expliquer que les femmes sont toujours en première ligne lorsque survient une catastrophe environnementale ?
L’« activisme environnemental » des femmes est présent sur tous les continents. En Afrique ou en Amérique latine, elles s’opposent à l’installation de décharges industrielles ou d’usines de traitement des déchets toxiques. Aux États-Unis, des mères au foyer se battent contre les contaminations occasionnées par les centrales nucléaires voisines. En Inde, le mouvement Shipko voit des générations de femmes se succéder pour lutter contre l’exploitation commerciale des forêts.
Contrairement au féminisme radical dont les militantes sont généralement issues des catégories aisées, l’écoféminisme revendique sa nature populaire (grassroots). Il réhabilite les luttes de ces femmes, souvent mères issues de cultures « traditionnelles », dans une perspective internationaliste. Cette dimension « non élitiste » connecte l’écoféminisme aux catégories les plus marginalisées de la population. Cela lui permet d’articuler différentes luttes, en intégrant les questions de sexe, de classe et de race.
En effet, nous ne sommes pas égaux face aux catastrophes environnementales : les populations les plus pauvres sont toujours les premières touchées. En 2005, après le passage de l’ouragan Katrina, les femmes de la Nouvelle-Orléans se joignent à d’autres mouvements pour pallier les besoins de la population. En s’alliant aux groupes anarchistes, aux associations LGBT ou de défense des droits des afro-descendants, l’écoféminisme démontre sa capacité à « tisser du lien ». Ainsi, « l’écoféminisme montre qu’il est possible de s’unir politiquement sans adopter une position unifiée ou une épistémologie totalisante » (p. 341). Néanmoins, des divergences se font entendre au sein du mouvement. On distingue ainsi une tendance « sociale » – ou socialistes – et une « tendance » culturelle – ou essentialiste. La première s’inspire du matérialisme marxiste et s’attaque de front à la question des inégalités sociales. La seconde affirme une dimension spirituelle qui s’intéresse aux liens mystiques entre la femme et le monde naturel.
Pour les écoféministes sociales, cette essentialisation de la féminité présente un risque de reproduire les stéréotypes patriarcaux. Mais pour les écoféministes culturelles, l’« essentialisme » est stratégique : il permet de se réapproprier une image positive de la femme.
L’écoféminisme est un mouvement pragmatique – c’est-à-dire qu’il cherche à transformer le monde en promouvant de nouvelles pratiques. Il s’agit donc de contribuer, quotidiennement, à l’émergence d’une culture non patriarcale.
Pour cela, il faut se créer de nouveaux mythes et de nouveaux récits. La stratégie du mouvement s’entend dans le mot « reclaim », qui recouvre en français plusieurs significations : autant « réparer » que « réhabiliter », ou « se réapproprier » quelque chose dont on a été dépossédé. Ainsi, « la force de l’écoféminisme est d’avoir réussi à retourner cette association négative des femmes avec la nature propre à notre culture patriarcale [...] en objet de revendication et de lutte politique » (p. 24). Dans ce contexte, la redécouverte du culte de la Grande Déesse fournit une représentation positive, qui s’oppose au Dieu masculin des religions monothéistes. En effet, comme l’affirme Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe (1949), « l’Homme a tout intérêt à faire endosser par un Dieu les codes qu’il fabrique ». Le symbole de la Déesse permet de reconnaître « la légitimité du pouvoir des femmes comme pouvoir bienfaisant et indépendant » (p. 89).
Contrairement aux divinités masculines, dont le pouvoir autoritaire et hiérarchique se situe « là-haut » – hors du monde réel – la Déesse habite sur Terre. À travers les cycles féminins de la menstruation, de l’accouchement et de la vieillesse, elle incarne les processus de renaissance et de mort du monde naturel. Dans la cosmologie indienne, la « nature » (Prakriti) est ainsi un principe féminin qui promeut la diversité des formes de vie. Les cultes féminins de la nature, qu’il s’agisse de la Déesse ou de la sorcière, ont joué un rôle primordial au niveau écologique. En effet, « l’image de la terre comme organisme vivant et mère nourricière a tenu lieu de contrainte culturelle limitant l’action des êtres vivants » (p. 131). Jusque dans l’Antiquité, ces valeurs morales reléguaient des activités telles que l’exploitation minière à des actes crapuleux, comparables à l’inceste ou au matricide. Autrement dit, en réhabilitant la féminité, l’émancipation des femmes – au sens d’empowerment – permettrait de repenser notre rapport au monde.
L’écoféminisme insuffle un nouveau rapport à la chose publique. Contrairement aux pratiques masculines de la politique, fondée sur la coercition, la féminité propose une vision créative et joyeuse de l’engagement. Pour paraphraser l’anarchiste américaine Emma Goldman (1869-1940), « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution ». Le mouvement du Women’s Pentagon Action témoigne d’une inventivité et d’une audace qui dénotent avec les rapports de force masculins – qu’ils soient physiques ou rhétoriques.
Du fait de leur rôle traditionnel de mère, « les personnes socialisées en tant que femmes [...] ont plutôt tendance à négocier et à permettre à chaque individu de trouver son expression [...], ce qui aide à réancrer les mouvements politiques dans la réalité. » (p. 122) Les écoféministes promeuvent ainsi une éthique de l’appartenance au monde, permettant de penser différemment la démocratie. Il ne s’agit plus de promouvoir une vision verticale du pouvoir, mais de reconnaître que « les processus de vie sont profondément auto-organisationnels » (p.179). Pour les écoféministes, il existe une « capacité des femmes à penser intelligemment le monde et nous-mêmes inclus en lui » (p. 107). Le principe féminin implique donc une nouvelle conception de la politique. Dans ce contexte, il n’est plus question de conquérir l’État. Au contraire, à l’instar des communautés rurales lesbiennes qui se multiplièrent dans l’État de l’Oregon dans les années 1970, il s’agit de se tenir à l’écart du pouvoir organisé. L’écoféminisme se revendique donc d’une tradition anarchiste où les expériences d’autogouvernement sont essentielles. « [Ces mouvements] n’entrent pas dans la compétition pour le pouvoir. Ils s’emploient à montrer qu’une autre forme de vie politique est possible. » (p. 389)
Dans cet ouvrage profondément interdisciplinaire, on découvre que le dualisme occidental se fonde sur une « double dévalorisation » : les femmes sont jugées inférieures, car plus proches de la nature, quand la nature est jugée impure, car trop proche de la féminité. Dans ce contexte, l’écoféminisme s’attache à réaffirmer le lien entre féminité et préservation de la vie sur Terre. En s’éloignant des codes hiérarchiques de la masculinité, l’écoféminisme permet de repenser notre relation à l’environnement et à la démocratie. Le terme « écoféministe », quasiment inconnu il y a quelques années, est de plus en plus employé. Alors que nous affrontons une crise écologique sans précédent et que, en France, 150 femmes meurent tous les ans sous les coups de leur conjoint, reconnaître les interrelations entre destruction environnementale et domination masculine est devenu une nécessité.
L’écoféminisme n’a pas manqué de susciter l’intérêt du monde universitaire. Rapidement, des travaux philosophiques ont essayé de séparer un « bon » et un « mauvais » écoféminisme : d’un côté une tendance sérieuse, se prêtant à la rigueur académique et, de l’autre, un versant « ésotérisant » dont la configuration religieuse conviendrait mieux à une secte qu’à un mouvement politique. Néanmoins, en prescrivant ce que devait être l’écoféminisme, la posture critique des universitaires risque de mettre en péril sa diversité d’approches – ce qui, précisément, faisait sa force... Il est certain que la perspective religieuse et traditionnaliste des écrits écoféministes peut nourrir un certain scepticisme. Mais cette dimension ne peut être comprise sans être reliée à son ancrage philosophique pragmatique. Pour William James (1842-1910), l’un des fondateurs du pragmatisme américain, les croyances religieuses ont un avantage pratique : en nous offrant un horizon moral, ces dernières nous permettent de croire en notre capacité de transformer le monde.
Ouvrage recensé– Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Éditions Cambourakis, coll. « Sorcières », 2016.
De la même auteure– Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2011. – De l’univers clos au monde infini, Paris, Dehors, 2014.
Autres pistes– Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Éditions des Femmes-Antoinette Fouque, 2018 [1981].– William James, Le Pragmatisme, Le Monde Flammarion, Coll. « Les Livres qui ont changé le monde », 2010 [1907].