Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Emmanuel Kant
Kant n’est pas qu’un « philosophe de l’individu ». Avec Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), sa réflexion s’étend au champ politique. Comme Machiavel, il sait que « tout n’est pas politique, mais la politique s’intéresse à tout ». C’est à l’automne 1795, pendant les « guerres de la Révolution », que paraît son premier texte sur « la paix perpétuelle ». Le 5 avril 1795, France et Prusse signent la paix de Bâle, mais cette trêve est précaire. L’histoire en atteste : les « guerres de la Révolution et de l’Empire » se succéderont jusqu’en 1815. Kant se munit alors du glaive de la raison et du bouclier du droit pour œuvrer à la conceptualisation de la forme politique idéale.
Kant entame la rédaction de « la paix perpétuelle » à un âge avancé (71 ans). Le contexte politique international n’y est pas étranger : la Révolution française bouillonne dès 1789, et les « guerres de la Révolution » essaiment à partir de 1792.
Néanmoins, par-delà les circonstances et le contexte d’élaboration du texte, sa démarche s’inscrit dans la continuité de ses nombreux arguments en faveur d’un droit découlant de la raison et devant constituer le fondement de toute société civile.
Outre l’actualité de la guerre qui n’épargne pas la Prusse, l’idée de « paix perpétuelle » lui est soufflée par la devise qu’un cimetière avait choisi d’orner : « Pax perpetua ; car les morts ne se battent point ; mais les vivants sont d’une autre humeur, et les plus puissants ne respectent guère les tribunaux » (p. 188).
Ce faisant, Kant identifiait les termes majeurs de la vieille équation relative au fléau de la guerre : « l’insociable sociabilité des hommes », les montagnes de cadavres, et la question de l’élaboration d’un droit susceptible de s’imposer aux États et de les y soumettre.C’est ainsi que le « projet de paix perpétuelle » de Kant verra le jour en plusieurs étapes, donnant lieu à une réflexion formalisée à travers plusieurs textes successifs qui paraîtront entre l’automne 1795 et décembre 1796.
Dans son Manuel de relations internationales, Jean-Jacques Roche écrit que « la société internationale est la société des États », tandis que « la société-monde est la société des individus. » Il explique que « dans la première, les États sont associés par intérêt et se sont accordés sur les standards de comportement » (à partir du droit notamment), alors que « dans la seconde, les hommes sont unis par un destin partagé et par des valeurs communes. » Il en déduit que « la société internationale dérive des analyses réalistes », pendant que « la société-monde présente une vision idéalisée du devenir des relations internationales », « qui trouve son inspiration dans la pensée d’Emmanuel Kant. » Si Kant est effectivement associé à une certaine « tradition de l’optimisme » et considère que les relations internationales doivent s’apparenter à une « famille des nations » formant « un tout moral et culturel » astreint à « certaines obligations éthiques, psychologiques et mêmes légales », le point de départ de sa démarche n’en demeure pas moins fondamentalement réaliste.
De fait, à l’instar de Thomas Hobbes qui fait le postulat d’une nature humaine animée par le principe de « la guerre de tous contre tous », Kant dresse le constat selon lequel « l’état de paix parmi les hommes […] n’est pas un état de nature. » Autrement dit, l’état de paix n’est ni naturel ni consubstantiel à l’homme, mais doit être au contraire « institué », construit, c’est-à-dire façonné à partir des forces conjuguées de la raison, du droit et de la morale réunis. De même, si, paradoxalement, Kant tient en horreur la guerre, non seulement il estime qu’elle est « greffée à la nature humaine », mais il considère en outre qu’elle procède du « dessein » et « du plan caché de la nature », en ce que : 1) elle a permis aux hommes de « vivre dans toutes les contrées de la terre », 2) elle les a menés partout, « même dans les contrées les plus inhospitalières, pour les peupler », 3) elle les a contraints « à nouer des rapports plus ou moins légaux. En ce sens, la guerre serait donc le moyen employé par la nature, et par la « Raison » cachée derrière elle, pour : 1) pousser les États à sortir de cet état de guerre ; 2) les pousser à se soumettre à « un droit commun » réalisant, de ce fait, « la paix perpétuelle ».
Avant d’en venir à l’exposé des lois qu’il considère comme présidant définitivement à « la paix perpétuelle entre États », Kant envisage six principes préliminaires scindés en deux catégories : d’une part, ceux qui doivent être appliqués immédiatement, et en tout temps et en tout lieu ; d’autre part, ceux pour lesquels l’application peut être envisagée au cas par cas. Le premier de ces principes relatifs a trait à la souveraineté, laquelle, consacrée par les traités de Westphalie qui mirent fin à la guerre de Trente Ans en 1648, est ainsi définie par Kant : « Aucun État indépendant (petit ou grand, cela est indifférent ici) ne doit être acquis par un autre État à la faveur d’un échange, d’un achat ou d’un don. » Kant justifie en effet qu’un État n’est ni une chose ni un avoir (au sens patrimonial du terme) pouvant être annexé à loisir, mais « une société d’hommes ». Le deuxième de ces principes relatifs renvoie au risque objectif et subjectif (autrement dit inhérent à la perception réciproque que les États peuvent avoir les uns des autres) représenté par le maintien voire par le développement continu de la force armée et des hommes en armes : « Avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître totalement. »Kant explique en ce sens qu’ « en les encourageant à se surpasser par une quantité illimitée d’hommes armés », les armées permanentes rendent « la paix encore plus pesante qu’une courte guerre. » Or, comme il le rappelle un peu plus loin, le « projet de paix perpétuelle » n’a pas vocation à mettre fin à une guerre en particulier, mais à annihiler le principe même de la guerre dans son historicité à venir, à partir d’« un contrat mutuel des peuples ». Enfin, le troisième de ces principes contingents se rapporte à la dimension financière de la guerre et à la notion d’usure qui, mise en œuvre par un État, est de nature à œuvrer à l’affaiblissement, à l’accablement voire à l’aliénation complète d’un ou des États qui en serai(en)t sujet(s) : « On ne doit pas faire de dettes touchant des querelles extérieures de l’État. »
Le premier de ces principes absolus est relatif au jeu diplomatique et à l’interdiction des clauses secrètes : « Aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future. »En cela, force est de constater que cette prescription obéit à une considération foncièrement réaliste de la part de Kant. Celui-ci se révéla même visionnaire puisque, au bas mot jusqu’au XXe siècle, cette pratique diplomatique eut encore régulièrement cours : nous nous souviendrons, en ce sens, des efforts déployés, en 1917-1918, par les bolcheviks – Lénine et Trotski en tête –, puis par Woodrow Wilson, pour l’abolir et gagner la faveur des populations transnationales. Le second de ces principes absolus a trait à l’interdiction de toute ingérence dans les affaires intérieures d’un État : « Aucun État ne doit s’immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre État. »Corollaire de la reconnaissance de la souveraineté d’un État sur son territoire et sur sa population – et corollaire du respect dû à cette souveraineté –, ce principe de non-ingérence est un principe coutumier du droit international qui a été intégré à la Charte des Nations-Unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945, à l’article 2 paragraphe 7. En pratique – et très régulièrement sous couvert de droit ou de devoir d’ingérence humanitaire –, ce principe est encore, à ce jour, très régulièrement violé.
Enfin, le troisième de ces principes absolus est relatif aux règles de conduite dont les États ne doivent pas se départir même au cas où le conflit armé aurait éclaté.
Relatif au droit de la guerre, ces règles visent à proscrire les « stratagèmes malhonnêtes » que Kant décèle, à raison, comme étant propices à transformer l’hostilité initiale en « guerre d’extermination ». Faisant précisément suite à la guerre d’extermination que les nazis ont menée en URSS entre 1941 et 1945, ces règles sont contenues dans les conventions de Genève de 1949 et dans leurs protocoles additionnels de 1977. Malheureusement, à ce jour – et compte tenu des mutations encore à l’œuvre des formes de guerre –, rien n’indique pourtant que ces règles soient effectives, opérationnelles et scrupuleusement observées.
Pour qu’avec le temps et durablement, l’état de paix puisse être institué, Kant pose trois conditions cumulatives. Le premier énonce que « la constitution civique de chaque État doit être républicaine. » En ce sens, à partir d’une nuance qu’il effectue entre « forme de gouvernement » (républicaine ou despotique) et « forme de souveraineté » (autocratique, aristocratique, ou démocratique), il est à relever que Kant en vient à établir une nette distinction entre « constitution républicaine » et « constitution démocratique ». Il préconise alors la première car elle repose sur la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. En revanche, il rejette la seconde car elle tend à un despotisme particulier : le despotisme de tous. Or, explique-t-il, « quand on exige l’assentiment des citoyens pour décider si une guerre doit avoir lieu ou non, il n’y a rien de plus naturel qu’ « ils réfléchissent beaucoup avant de commencer un jeu aussi néfaste », puisqu’ « il leur faudrait décider de supporter toutes les horreurs de la[dite] guerre ». D’où, selon lui, la nécessité que la constitution de chaque État soit républicaine. Le second pose que « le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États ». Par « droit des gens », Kant entend ce que nous connaissons davantage sous l’appellation de « droit international ». Plus exactement évoqué comme le « droit des gens des États dans leurs rapports mutuels » et, plus largement, comme « le droit réciproque des peuples », ce droit se doit de favoriser la survivance d’ « une confiance réciproque dans la paix future ». Nous noterons que le « droit des gens » diffère sensiblement du « droit coercitif » auquel Kant ne se réfère nullement, alors que cette dernière notion évoque un « droit contraignant » et une « norme impérative » censés contraindre les États au respect d’un certain nombre de règles générales de droit international réputées inviolables. C’est en ce sens que, encore très réaliste, Kant ne jure que par le « droit des gens », avec, à son sommet concret, « une fédération des États, dont le simple dessein est d’éloigner la guerre », et qui « est le seul état de droit conciliable avec la liberté des Etats. » Enfin, le troisième avance la notion de « droit cosmopolitique », lequel « doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité universelle. » Entendu dans une perspective de paix entre les individus et entre les peuples, ce « droit cosmopolitique » s’accompagne d’un « droit d’hospitalité », dont celui « de ne pas être traité en ennemi ». En revanche, il ne s’agit pas d’ « un droit de résidence », mais d’ « un droit de visite » et d’une « autorisation [temporaire] accordée aux arrivants étrangers. » En ce sens, le parallèle avec les grandes migrations économiques, postcoloniales et contemporaines des XXe et XXIe siècles, apparaît saisissant.
Au final, le « projet de paix perpétuelle » de Kant s’est rapidement heurté à la réalité des « guerres de la Révolution et de l’Empire », avec, dès la fin des années 1790, la marche en avant napoléonienne qui ne sera définitivement stoppée qu’en 1815.
Plus tard, la succession des guerres, tout au long du XIXe siècle, puis le point d’orgue cataclysmique du XXe siècle, aura certainement eu raison de cette réflexion que les événements et que les hommes ont vite fait de reléguer au rang d’utopie et de doux rêve idéaliste. Entre-temps, certes, la Société des Nations vit le jour en 1919. Malheureusement, celle-ci échoua à préserver le monde d’une Deuxième Guerre mondiale encore plus destructrice que la Première, et ce n’est qu’après 1945, avec l’Organisation des Nations Unies, que le monde se donna une nouvelle chance de paix par le droit.
En tout état de cause, la relecture de ce texte de Kant nous rappelle que l’homme est « directement responsable des menaces qui pèsent sur lui du fait de ses tendances à enfreindre la loi morale. » Or, « l’homme, qui cherche toujours à imposer à autrui sa propre volonté, craint également qu’une volonté supérieure lui soit imposée. » Dans ces conditions, tôt ou tard, l’intérêt des hommes et des Etats devrait progressivement les conduire à se soumettre à la loi morale, facteur de paix.
Tout en étant conscient que « les États, comme tels, ne sont pas soumis à une contrainte commune extérieure » et que, de façon générale, historiquement, « le chef et le peuple […] refusent tout respect au concept de droit qui seul pourrait fonder la paix à perpétuité », il peut apparaître étonnant d’avoir à prendre acte du juridisme presque buté d’un esprit aussi brillant que celui de Kant. En effet, il ponctue encore son « Appendice I – De la discordance entre la morale et la politique, eu égard au dessein de la paix perpétuelle », en martelant qu’« il faut que toute politique plie le genou devant le droit », tout en se gardant d’expliquer comment concrètement acter pour ce faire . En outre, c’est omettre l’aspect fondamental qui, mis en évidence par l’un de ses contemporains prussiens, Carl von Clausewitz, veut que la guerre soit la perpétuation (naturelle et classique) de la politique, par d’autres moyens.
De fait, dans la mesure où le droit international n’est pas édicté par une autorité supérieure aux États, le caractère limité – et dramatiquement impotent – du droit international tient au fait que ce droit n’existe que parce que les États le veulent bien. Or, en règle générale, les États continuent – ou feignent de continuer – à y consentir tant que ce droit ne compromet pas leurs intérêts, lesquels constituent l’alpha et l’oméga de toute politique étrangère.
En ce sens, d’une part, pensons à la virulente critique de Raymond Aron pour qui le droit ne présente de réel intérêt que sous l’angle de ses lacunes. D’autre part, n’oublions pas la clairvoyance désenchantée d’un général de Gaulle rappelant à satiété que « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. »
Ouvrage recensé– Vers la paix perpétuelle, Paris, Flammarion, 2006 (1795).
Du même auteur– Critique de la raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wismann, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985.– Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. M. Foucault, Paris, Vrin, 1994.– Sur un prétendu droit de mentir par humanité, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 2000.– Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Vrin, 2015.
Autre pistes– Michèle Cohen-Halimi, Entendre raison : essai sur la philosophie pratique de Kant, Paris, Vrin, 2004.– Michaël Foessel, Kant et l’équivoque du monde, Paris, Editions du CNRS, 2015.– Jean-Jacques Roche, Manuel de relations internationales, 2ème, Paris, LGDJ, 2001– Dario Battistella, Théorie des relations internationales, Paris, Presses de la FNSP, 2003,