Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Emmanuel Levinas
En quoi l’existence d’autrui nous transforme-t-elle ? Et la concevons-nous nécessairement à partir de notre propre existence ? Comment véritablement rencontrer l’Autre ? Dans cette série de dix entretiens accordés à Philippe Némo et diffusés sur France Culture en 1981, Emmanuel Levinas revient sur son œuvre et sur les renversements qu’il a choisi d’opérer avec les thèses classiques de philosophie. La morale n’est plus application de connaissances mais au contraire discipline première précédant toute connaissance. Et autrui n’est plus pensé à partir de soi, mais c’est au contraire sa rencontre qui permet de se penser soi-même. Ces renversements lui permettent de penser les événements du XXe siècle.
Traditionnellement, on conçoit la morale soit comme manière de bien vivre, en étant vertueux (c’était le cas chez les philosophes antiques) ; soit comme un ensemble de règles, de commandements, réunis sous ce qu’on appelle la loi morale (c’est notamment le cas chez Kant). Mais pour Levinas, les événements tragiques de la Seconde Guerre mondiale ont montré que ces deux manières de concevoir la morale n’étaient ni pertinentes ni fructueuses.
La guerre détruit immédiatement le maintien d’une vie bonne et dans les règles de la morale, si bien que plus aucune humanité ne peut subsister. Le cœur de l’œuvre de Levinas, qu’il synthétise et explique au cours de ses entretiens avec Philippe Némo, est ainsi consacré à la pensée d’une morale d’un genre nouveau. Elle devrait être pour lui une expérience, qui nous élève et nous dépasse. La thèse principale sur laquelle il revient dans ses entretiens est que ce type d’expérience ne peut surgir que dans la rencontre avec autrui.
En effet, seul autrui n’est pas réductible à un objet du monde à connaître, et seul lui peut m’ouvrir à la condition humaine et à ses nécessités morales. Mais comment la simple rencontre avec l’Autre peut nous élever ainsi à la morale ? Et si c’est le cas, comment expliquer que les comportements immoraux subsistent ?
La plupart des philosophes conçoivent autrui comme un alter ego, littéralement l’autre moi. Cela revient à élaborer notre rapport au monde à partir de notre moi, pour concevoir l’autre dans un second temps. C’est notamment la démarche de la tradition cartésienne. En effet, comme le montre Descartes dans les Méditations métaphysiques, pour lui le fondement de toutes nos connaissances à venir réside dans le cogito (à savoir « Je pense donc je suis »).
À partir de cette certitude première, on peut alors construire les sciences et, parmi elles, développer la morale, qui doit régir nos relations avec autrui. D’une part, cette approche rend autrui et la morale secondaires. Et d’autre part, elle ne permet de concevoir l’Autre que dans la comparaison avec soi.
Levinas renverse ce raisonnement. Pour lui, c’est la rencontre avec l’Autre qui est première. C’est elle qui nous élève à notre propre existence et c’est celle qui nous permet d’éveiller en nous la morale. Cette expérience première d’autrui se fait pour lui par l’intermédiaire de son visage. Lorsqu’on pense au visage, on pense spontanément à la figure d’une personne, que l’on perçoit par nos sens : son nez, sa bouche, la couleur de ses yeux ou de ses cheveux, etc. Mais pour Levinas, le visage n’est précisément pas un ensemble d’éléments perçus. Ce qu’il appelle « visage » ne se réduit pas à des traits physiques, que l’on pourrait énumérer ou catégoriser. Mais on pourrait aller plus loin et dire que le visage ne se réduit pas non plus à l’ensemble de traits psychologiques qu’il exprime parfois.
Le propos de Levinas n’est donc pas d’opposer l’apparence physique à la personnalité. Ce qu’il veut dire, c’est que ce que l’on perçoit d’autrui n’est pas réductible à un ensemble de caractéristiques. Seuls les objets peuvent être ainsi réduits. Or l’Autre n’en est pas un. C’est un sujet (c’est-à-dire un être qui possède une conscience) et son visage fait signe vers une intériorité insondable (sa conscience) et vers une altérité insaisissable (la singularité, car chacun est toujours unique en son genre).
Mais le visage est aussi utilisé par Levinas comme une métaphore. Celle-ci exprime d’abord l’identité singulière de chacun. Mais s’il ne s’agissait que de cela, le philosophe pourrait tout aussi bien parler de l’écriture (notre écriture nous est propre, elle est d’ailleurs très difficile à imiter) ou encore de la démarche. Mais le visage a une caractéristique supplémentaire : il est nu. Il exhibe ainsi notre fragilité fondamentale, notre vulnérabilité. Nous avons toujours la capacité à faire du mal à autrui, mais son visage dénudé est ce qui nous commande de ne pas le faire. Levinas renverse ici en quelque sorte le concept de « pitié naturelle » chez Rousseau : pour ce dernier, nous étions naturellement dotés d’une répugnance à voir souffrir autrui. Pour Levinas, c’est plutôt autrui qui est naturellement doté de la capacité à nous commander de ne pas le faire souffrir.
On définit généralement l’Homme avant de définir la morale, qui viendrait normer son comportement. Mais Levinas renverse cette démarche : ce qui nous définit en tant qu’Homme serait de rencontrer et d’accueillir l’Autre.
Or, l’Autre nous éveille à la morale. On pourrait donc dire que pour Lévinas, on ne commence à être Homme que lorsque la rencontre avec autrui nous a ouvert à la morale. Plus précisément, pour Levinas, ce qu’on appelle la subjectivité (ce qui fait de nous des sujets, des êtres dotés d’une conscience) est formée par la responsabilité pour autrui. Car le visage nu de l’Autre me montre qu’il est vulnérable, que sa responsabilité m’incombe et que je dois le secourir. Alors qu’on restreint classiquement la responsabilité d’un individu à lui-même et à ses propres actions, Levinas propose ainsi de l’étendre à autrui.
L’Autre éveille également au respect. Lorsque je vois son visage, je vois une personne que je me dois de respecter en tant qu’il est bien plus qu’un simple objet du monde. Il fait naître immédiatement en moi l’interdiction morale : « Tu ne tueras point. » On reconnait ici le cinquième commandement biblique, dont le sens est pour Levinas humaniste davantage que religieux. Cet interdit moral n’est bien sûr pas une impossibilité, mais une interdiction. Si je ne peux pas tuer autrui, c’est au sens de la légitimité morale : je n’ai aucune légitimité à le faire.
Et non pas au sens de la capacité : j’ai bien sûr toujours la capacité de le heurter. C’est ainsi que Levinas explique la « mauvaise conscience » et les remords du tueur. Parce que même une fois que je me suis saisi de cette possibilité concrète, l’interdit transgressé demeure. Par ailleurs, je ne peux nier un visage ni ce qu’il symbolise, comme je détruirais un objet. Ce n’est pas pour rien que les témoignages d’anciens combattants rendent compte de la difficulté à tuer quelqu’un en le regardant en face.
Enfin, l’expérience de la rencontre avec l’Autre me sort de mon égoïsme et de mon individualisme, en m’éveillant à l’entière condition humaine. Ce qui peut me permettre d’acquérir des valeurs, applicables au genre humain, et de sortir des simples intérêts, applicables à ma personne ou à un groupe. C’est notamment le cas de la fraternité, que je ne peux apprendre seul. Car quand je regarde autrui, je rencontre quelque chose qui va au-delà de la personne qui me fait face : je fais face à la fois à un étranger, pour lequel je suis un étranger également, et en même temps face à notre condition universelle. Cette condition, c’est d’abord celle qui consiste à être sans défense.
Cette rencontre avec l’Autre, qui nous élève à la morale, implique-t-elle un échange de mots ? Levinas déclare dans ses entretiens : « Pour moi, le dit ne compte pas autant que le dire lui-même. Celui-ci m’importe moins par son contenu en informations que par le fait qu’il s’adresse à un interlocuteur » (p. 33).
Pour lui, le langage n’est donc pas un ensemble de signes permettant de communiquer une information, ce qui en est pourtant la définition classique. Mais il s’agirait avant tout de la parole de l’Autre, adressée à quelqu’un dans un face à face. Dans Totalité et infini, il écrit ainsi que le langage est « coextensif à la manifestation d’autrui dans le visage » Il renverse ici une fois encore le sens de la pensée qui le précède. Car le langage est traditionnellement conçu comme ce qui nous permet d’extérioriser des idées déjà présentes dans notre esprit.
Tandis que pour lui le langage ne vient pas de nous mais du visage de l’Autre, qui me fait face. Il faut d’abord considérer l’Autre et le rencontrer pour que la signification débute. Et cette signification ne consiste pas, comme on le pense généralement, à exprimer une idée déjà formée dans la conscience. Elle consiste justement en une mise en question de la conscience, une nouveauté venant perturber de l’extérieur ses catégories de pensée habituelles. Et autrui est le seul à pouvoir être cette source de signification nouvelle car il est notre seule source de réelle étrangeté. Tout ce que nous percevons du monde est perçu à travers notre conscience et se plie à ses croyances, connaissances et habitudes. Seul l’Autre a formé d’autres croyances et habitudes de pensée et peut venir mettre en question les nôtres. C’est dans cette rencontre et mise en question que débute la réelle signification. Pour autant, Levinas ne nie pas le lien intrinsèque entre pensée et langage. Il avance simplement l’idée selon laquelle le langage ne signifie rien et ne nous permet pas d’exprimer nos pensées si nous ne rencontrons pas autrui. On pourrait rapprocher cette thèse des analyses de la philosophe Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem. Assistant au procès d’Adolf Eichmann, criminel nazi responsable de la logistique de la « Solution finale », elle décrit un homme qui n’est pas monstrueux mais qui a cessé de penser. Et cet arrêt de la pensée se manifeste en premier lieu par l’usage d’un langage vide de sens. Eichmann utilise des expressions idiomatiques et des termes stéréotypés, qui donnent des informations mais ne témoignent d’aucune pensée.
Pour Levinas, ce serait donc la véritable rencontre avec autrui qui, en introduisant une radicale nouveauté dans notre conscience, permettrait à la pensée de débuter. Sans l’Autre, nous parlons pour ne rien dire ou nous verbalisons des informations qui signifient finalement peu de choses et qui ne nous font pas penser. C’est la raison pour laquelle l’un des préceptes développés dans l’œuvre de Levinas est qu’autrui est un maître d’enseignement et que sa parole est toujours à écouter.
S’il suffit de voir le visage d’autrui pour se convertir à la morale, comment expliquer les événements tragiques du XXè siècle, et en général toutes les guerres et les conflits ? Levinas n'ignore pas cette question dans son œuvre. Il écrit ainsi dans Totalité et Infini : « La lucidité – ouverture de l’esprit, sur le vrai – ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre ? » Nous résisterions tous spontanément à l’éveil à autrui et à la morale.
D’abord parce que nous sommes tous dotés d’un égoïsme réfractaire à cet éveil. Ensuite parce que nous sommes dirigés spontanément par la volonté d’assimiler l’autre à soi, de le réduire à ce que nous sommes ou à ce que nous connaissons. Nous résistons ainsi à l’altérité.
Et nous résistons d’autant plus qu’autrui n’est pas seulement différent de nous, mais qu’il est infiniment loin de nous. La conscience d’autrui reste à jamais séparée de la nôtre et inaccessible à celle-ci. C’est ce que Lévinas nomme le « secret » de l’Autre, secret qui doit être respecté. Pour lui, l’extermination mise en œuvre par Hitler est l’aboutissement ultime de ce refus de l’altérité : soit l’Autre est assimilable à moi, soit je dois le détruire. Cela revient également à considérer l’Autre comme une forme de nourriture qui doit me remplir, me compléter et que mon organisme va entièrement assimiler. On retrouve également ce phénomène dans la jouissance.
Il y a ainsi trois manières pour Levinas de manquer la rencontre avec autrui et, corrélativement, l’éthique : le considérer comme un objet de connaissance, le considérer comme instrument de nos besoins et enfin ne le considérer que dans une relation de pouvoir. Connaître autrui peut sembler être une démarche bienveillante, mais cela réduit en réalité l’Autre à un ensemble de caractéristiques, et cela l’assimile à n’importe quel objet du monde.
Lévinas fait ainsi remarquer qu’en français, on entend « prendre » dans « comprendre ». « La connaissance la plus audacieuse et lointaine ne nous met pas en communion avec le véritablement autre » (p.53) C’est une négation de ce qu’il y a d’inatteignable, d’incompréhensible, de secret, en lui. En faire l’instrument de nos besoins le réduit non seulement à être un objet, mais un objet utilitaire. Et enfin, les rapports de pouvoir conduisent souvent à utiliser autrui, mais surtout à effacer sa singularité pour le modeler à notre image.
Ce qui est valable pour l’individu l’est également pour la société entière. Levinas s’élève ainsi contre les totalitarismes, qu’il définit comme tout projet politique visant le contrôle interne de la société. Il fait allusion à la pensée de Thomas Hobbes développée dans le Léviathan, et à sa célèbre conception de l’état de nature de l’homme comme état de guerre permanent de chacun contre chacun, l’homme étant « un loup pour l’homme ». Seule une politique contrôlée et critiquée à partir de l’éthique serait, selon lui, apte à considérer chacun dans sa singularité, ce qui conduirait les hommes s’ouvrir à autrui et à la morale.
Dans cette œuvre, Levinas parvient à synthétiser d’une manière claire et très accessibles sa pensée et son renouvellement de l’éthique.
Son renversement des traditions classiques de la philosophie morale en fait l’une des grandes références du XXe siècle.
Une objection que l’on peut toutefois faire à Levinas est la possibilité concrète d’appliquer sa vision de l’éthique à la société. Car si la morale ne jaillit pas des règles mais de l’ouverture à l’Autre dans des relations intersubjectives, est-elle réalisable en société ? Peut-on vraiment accorder à chacun une attention soutenue à sa singularité et s’élever ainsi à la condition humaine entière ? S’il rêve d’une société dirigée par l’éthique, cette conception de la politique est très abstraite.
Et une société ne pouvant se passer de lois universelles (donc identiques pour tous), on ne voit pas immédiatement quelle forme prendrait une telle organisation de la vie collective.
Ouvrage recensé– Emmanuel Levinas, Éthique et Infini [1961], Paris, Éditions Le Livre de Poche, coll. « biblio essais », 2014.
Du même auteur– Totalité et Infini, Paris, Éditions Livre de Poche, coll. « biblio essais », 2015.
Autres pistes– Dan Arbib, La lucidité de l’éthique. Études sur Lévinas, Paris, Éditions Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2014.– René Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF », 2009.– Corine Pelluchon, Pour comprendre Lévinas. Un philosophe pour notre temps, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2020.