Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Emmanuel Todd
Le « moment Sarkozy », qui correspond au quinquennat de l’ancien président de la République, a mis à nu les fractures cachées du pays. Devant l’évolution de plus en plus profondément antidémocratique de la France, il est désormais légitime de se demander si la démocratie a encore un sens, une signification et une réalité dans notre pays et, si ce n’est plus le cas, ce qui le peut la remplacer avec le plus de probabilité dans un avenir proche.
Ce livre est né d’une révolte : celle d’Emmanuel Todd devant les premiers mois de la présidence de Nicolas Sarkozy, en 2007/2008. Révolte devant le mépris, les insultes, l’inculture revendiquée du nouveau président, que l’auteur surnomme « le Provocateur ».
Mais dénoncer avec virulence ce qu’Emmanuel Todd nomme « le moment Sarkozy » n’est pas suffisant pour l’auteur. Pour ce dernier, il faut en effet d’abord et avant tout remettre à plat l’évolution qui a mené à cette catastrophe démocratique, qui a rendu possible la réalité politique du sarkozysme.
D’où une très longue étude sur « l’état de la France » politique des quarante ou cinquante dernières années, avec, comme autant de jalons, les moments-clés qui ont fait basculer le pays dans sa nouvelle réalité politique bien sûr, mais aussi et surtout économique et sociale : nouvelle stratification éducative qui brise l’homogénéité culturelle du pays, regain de l’élitisme, explosion des inégalités et envolée spectaculaire des revenus les plus élevés, pour ne citer que les évolutions les plus notables.
Replacé ainsi dans une perspective historique et sociologique longue, « le moment Sarkozy » renvoie aussi bien au vide religieux qui s’est imposé dans la France de l’après-Seconde Guerre mondiale qu’à l’appauvrissement des classes moyennes, à la défaillance des élites qu’à l’impact destructeur du libre-échange.
Dans le domaine à la fois le plus conscient et le plus apparent de la vie sociale, il est clair pour Emmanuel Todd que la question dominante est la question économique. Et que, pour l’instant, cette dernière est sans issue aucune.
En effet, d’une part, les élites de la pensée, de l’administration, de la politique, des médias et de l’économie considèrent le libre-échange et son corollaire, le néo-libéralisme, soit comme une nécessité, soit comme une fatalité. Mais à l’inverse la grande majorité de la population française perçoit le libre-échange et le néo-libéralisme comme une machine à broyer, qui casse la société, détruit les emplois par millions et comprime les salaires, entraînant l’ensemble de la société dans un processus apparemment sans fin de régression, de contraction, de désintégration et de déstructuration.
D’où pour la démocratie française une situation vraiment dramatique. Le drame ne résidant d’ailleurs pas tant dans l’opposition entre peuple et élites, que dans la lucidité du peuple et dans l’aveuglement des élites. Car les salaires baissent effectivement, sous la pression de pays comme la Chine et l’Inde, et vont continuer de s’aligner progressivement sur les niveaux des nations où le coût de la main-d’œuvre est beaucoup plus bas que dans les pays développés.
Il s’ensuit que la démocratie est pour ainsi dire déjà morte en France, si l’on nomme démocratie la participation active de tous à la prise de décision politique et économique. La fracture créée entre la masse et l’élite par le libre-échange et le néo-libéralisme a en effet fait de la démocratie française une enveloppe vide, un corps sans âme.
L’équation à résoudre pour la démocratie française contemporaine est la suivante : comment éviter de faire en sorte que les consultations électorales fassent apparaître en pleine lumière ce qui préoccupe réellement les électeurs, c’est-à-dire la gestion économique, et que soient remis en cause le libre-échange et le néo-libéralisme ?
Jusqu’à l’élection de Nicolas Sarkozy, des facteurs spontanés ou des constructions délibérées concouraient tous à ce résultat. Facteurs spontanés : par une sorte d’auto-éviction du système, les plus vulnérables, les plus en marge, s’excluaient eux-mêmes du jeu politique, soit par l’abstention, soit par le vote en faveur du FN (Front national, actuel RN, Rassemblement national). Constructions délibérées : boniments de foire de Jacques Chirac sur la « fracture sociale », ou promesses socialistes, bien entendu non tenues, de défendre l’État social.L’équilibre précaire atteint par le système comporte cependant un coût extrêmement élevé : l’électeur reste, comme dans toute démocratie « normale », le souci constant des hommes politiques. Mais c’est pour être manipulé, non pour être servi et écouté. Cette « démocratie de manipulation », qui n’est pas une démocratie d’opinion, mais une démocratie de manipulation de l’opinion, de la même manière que sont manipulés les électeurs, oblige les gouvernants à se concentrer uniquement sur l’analyse des sondages, la séduction des journalistes et le contrôle des médias audiovisuels.
En d’autres termes, devenir chef de l’exécutif en « démocratie de manipulation » implique pour chaque candidat de se concentrer uniquement sur les moyens de parvenir au pouvoir, au détriment des fins : le programme politique et l’action, c’est-à-dire ce pour quoi justement on élit des hommes politiques à la magistrature suprême. Les politiciens de profession doivent donc continuer à faire preuve d’un degré exceptionnel d’attention, mais uniquement à des fins tactiques et en vue de finalités qui, dans l’absolu, sont dérisoires et très secondaires.
Mais l’élection de Nicolas Sarkozy a profondément modifié ce statu quo : ce président a en effet eu la malchance d’être élu au moment même où les Français ont pris conscience qu’ils s’appauvrissaient et que le bout du tunnel n’était pas à portée de main. Du coup, l’omniprésence médiatique et les rodomontades du nouveau président lui ont valu de battre un record : celui de la cote de popularité la plus basse de tous les présidents de la Ve République un an après son élection.
Désormais le roi est nu. La manipulation ne prend plus, qu’elle soit le fait de Nicolas Sarkozy ou d’un autre homme politique : pour Emmanuel Todd, les Français ont appris à voir clair dans le jeu de leurs dirigeants.
Il est donc clair que la démocratie française est gravement altérée, et qu’elle ne peut plus être qualifiée de saine. Les problèmes économiques qu’elle doit affronter sont gravissimes et, sur le plan économique, la catastrophe est certaine : simplement, nous sommes encore dans l’incertitude quant à son ampleur et au moment précis de son déclenchement.
Or, quand une société ne parvient pas à affronter ni, surtout, à surmonter ses problèmes économiques, l’une des issues les plus évidentes qui s’offrent à elle est la fuite dans l’irrationnel. Le plus souvent, cette solution passe par la désignation d’un bouc émissaire, qu’il soit ethnique, religieux ou racial.
Et le moins que l’on puisse dire est que le sarkozysme a constitué dans ce domaine une avancée majeure : l’islam, les immigrés, les jeunes des banlieues, ont tous été désignés à la vindicte publique, à un titre ou à un autre, à un moment ou à un autre. On peut en dire de même de l’intitulé de l’un des ministères du gouvernement : ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire. En d’autres termes, le sarkozysme peut en grande partie s’analyser comme une tentative de ressourcement ethnique de la démocratie française. Les Français deviendraient ainsi le groupe dominant d’une République perpétuellement menacée par une « invasion » étrangère.
Dans le contexte actuel, il est clair que le ressort qui jouerait ne pourrait être que l’islamophobie. Sentiment extrêmement bien porté par les élites politico-médiatiques, comme par une partie des tenants des thèses populistes, l’unité nationale retrouvée se réaliserait donc sur le dos des musulmans.Car la République ethnique, blanche bien évidemment, serait également post-chrétienne : elle se réclamerait de l’identité religieuse et culturelle du christianisme, même si la plupart de ceux qui nourrissent ce type de sentiments et qui tiennent ce type de discours ne croient pas en Dieu.En effet, le vide religieux qui a submergé la France dans l’après-guerre, parallèlement à l’émergence de la société de consommation, non seulement déclenche une peur des religions qui existent encore et structurent toujours mentalement et socialement leurs fidèles, mais entraîne également une conséquence particulièrement perverse : il active un véritable besoin de combattre les religions encore en vie, un peu comme aux XIXe et XXe siècles lorsque les tenants de la laïcité éprouvaient le besoin quasiment compulsif de combattre le catholicisme.
En conclusion, l’échec de Nicolas Sarkozy ne signifie pas nécessairement que cette tentative d’ethniciser la démocratie française ne sera pas reprise après lui, dans le cadre d’un « occidentalisme » désignant l’islam comme une menace à la fois interne (l’immigration) et externe (le terrorisme).
Bien que cette hypothèse soit hautement improbable, dans un pays qui entretient un rapport religieux avec le suffrage universel, Emmanuel Todd pense cependant que l’on ne doit pas totalement l’exclure.
En effet, depuis maintenant une vingtaine d’années, le suffrage universel produit plus d’incertitudes que de choix rationnels : au premier tour de l’élection présidentielle de 2002, acte premier de cette évolution, l’extrême droite l’a en effet emporté sur une gauche divisée et fragmentée. Puis, au premier tour de l’élection présidentielle suivante, en 2007, on a assisté à un combat entre deux candidats du vide, Ségolène Royal et de Nicolas Sarkozy. Ils n’existaient que par les sondages et une sorte de société du spectacle permanente, s’imposant plus par leur image que par leur programme. Alors pourquoi pas, après tout, supprimer purement et simplement le suffrage universel, qui ne permet plus un fonctionnement optimal de la démocratie française ? L’hypothèse de l’auteur est la suivante. Dans un système où les hommes politiques ont de plus en plus de mal à se faire élire, pour ensuite ne pas pouvoir gouverner, puisque c’est le libre-échange et le capitalisme financier qui dictent leur loi, le refus « d’obéir » au peuple, en appliquant sa volonté clairement exprimée, pourrait prendre la forme claire d’une suppression du suffrage universel.
À la place de ce dernier, un régime politique autoritaire serait aux commandes du pays. Ce serait en quelque sorte une évolution « à la chinoise ». Car si beaucoup analysent et commentent le modèle économique chinois et ses conséquences sur les nations développées, peu s’intéressent à l’influence de son modèle politique : un totalitarisme tempéré et régulé par la corruption. La dictature du Parti communiste est plus puissante et plus effective que jamais en Chine. Ainsi, la Chine nous montrerait le chemin, dans ce domaine également…
Car la dictature, qui constitue le véritable modèle chinois, existe déjà dans les nations qui se veulent démocratiques : elle a pour nom « gouvernance ». Par ce très joli euphémisme, on désigne les pratiques qui soustraient au choix démocratique et donc à la volonté du peuple des décisions importantes sur le plan politique et économique. Ainsi de la plupart des décisions prises par les institutions de l’Union européenne.
Alors, sauter le pas, franchement et pour de bon, pourquoi pas ?
Pour Emmanuel Todd, la menace d’une suppression du suffrage universel est beaucoup plus sérieuse que celle d’une République ethnique. L’auteur rappelle en effet que la tradition politique française, ce n’est pas uniquement la révolution de 1789 et les droits de l’homme : c’est également la dictature des deux Bonaparte.
Dans l’éventualité d’une suppression des élections, se pose alors immédiatement une question d’ordre pratique : comment s’opérerait la sélection des gouvernants ? Cette sélection reposerait sur la cooptation, à tous les échelons. Cette solution a le mérite d’éviter la « fossilisation bureaucratique » du pouvoir, pour reprendre l’expression de Max Weber citée par l’auteur, et de maintenir l’entre-soi de la classe politique dirigeante.
Par ailleurs, la suppression du suffrage universel pourrait n’être que partielle : on pourrait continuer à laisser voter les Français aux élections locales. On assisterait ainsi à une sorte de dictature « tempérée », tant il est vrai pour Emanuel Todd que notre époque aspire inconsciemment à la dictature. En effet, pour lui, le fonctionnement anarchique de valeurs égalitaires, qui caractérise le système politique français actuel, mène le plus souvent à la dictature dans un contexte de crise économique.
Enfin, la démocratie politique ne représente qu’un très court laps de temps de l’histoire humaine. Sous tous les cieux et à toutes les époques, bien des régimes politiques ont parfaitement fonctionné sans avoir recours à l’organisation d’élections.
L’instauration d’une vaste zone de protectionnisme européen organisé à l’échelle de l’Union européenne, entre Royaume-Uni et Russie, permettrait à toutes les sociétés qui composent cet espace d’échapper à la compression des salaires qui entraîne une pression sur le suffrage universel et, in fine, une compression de la démocratie.
Pour Emmanuel Todd, pour qu’après la démocratie ce soit toujours la démocratie, la solution du protectionnisme européen institutionnalisé est la seule et unique qui soit à la fois réaliste et viable.
Le principal reproche adressé à l’auteur tient à son catastrophisme : il est peu probable en effet que la démocratie « formelle » cesse d’exister en France dans un avenir proche. Depuis trop longtemps, ce système politique est considéré comme l’horizon indépassable de l’humanité en matière de forme de gouvernement.
D’où un certain scepticisme devant les scenarii élaborés par Emanuel Todd. Ce qui est incontestable en revanche, c’est que la démocratie en France s’est, au cours des trente ou quarante dernières années, presque entièrement vidée de sa substance. Et si c’était avant tout cela, « après la démocratie » ?
Ouvrage recensé– Après la démocratie, Paris, Gallimard, 2008
Ouvrages du même auteur– L’Origine des systèmes familiaux, Paris, Gallimard, 2011– Qui est Charlie ?, Paris, Le Seuil, 2015 – Où en sommes-nous ?, Paris, Le Seuil, 2017– Le Mystère français, Paris, Le Seuil, 2013 (avec Hervé Le Bras)