Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Emmanuel Todd
De l’émergence d’homo sapiens il y a 200 000 ans à nos jours, cette brève histoire de l’humanité est tournée vers la compréhension la plus profonde possible du monde tel qu’il se recompose sous nos yeux. Or c’est dans les profondeurs les moins conscientes de la vie sociale que réside l’explication ultime de ce qui nous apparaît aujourd’hui comme le grand désordre du monde.
Avec Où en sommes-nous ? Emmanuel Todd poursuit son œuvre d’anthropologie historique. Entamé dès 1990 avec L’Invention de l’Europe, ce projet à long terme s’est poursuivi en 2011 avec L’Origine des systèmes familiaux.
Dans cet ouvrage, l’auteur saisit la dynamique de longue durée des systèmes familiaux ainsi que l’articulation de ces systèmes avec la religion et l’idéologie. Chemin faisant, il explore également les ruptures induites par les progrès éducatifs plus ou moins marqués pour comprendre les divergences entre les pays avancés.
C’est ainsi que trouvent place dans l’ouvrage aussi bien le paradoxe d’homo americanus, à la fois innovateur et archaïque, que le phénomène Trump, le Brexit, le relèvement russe, le renoncement japonais, le suicide démographique allemand ou les faux-semblants du développement chinois.
Une histoire de l’humanité revisitée qui permet finalement d’avoir un aperçu à la fois lucide et fiable sur l’évolution la plus probable de notre planète dans les prochaines décennies.
« Anglosphère » est le terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner le monde anglo-saxon : Grande-Bretagne, États-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande. On pourrait y ajouter l’Afrique du Sud. Pour l’auteur, l’anglosphère est l’inventeur de la modernité, ni plus ni moins. L’Angleterre est à l’origine de la révolution scientifique du XVIIe siècle, avec Newton, aussi bien que de la révolution industrielle du XVIIIe siècle qui allait changer radicalement la face du monde.
Elle est également à l’origine du parlementarisme et du système politique représentatif : on l’oublie trop souvent, mais la Grande-Bretagne fut le premier pays à couper la tête à son roi, plus d’un siècle avant la France. Les États-Unis, eux, excroissance de la Grande-Bretagne, ont donné au monde la première démocratie politique moderne. Ainsi, la Grande-Bretagne et les États-Unis sont deux des pays qui ont inventé le système politique moderne, le troisième pour Emmanuel Todd étant la France avec la Révolution de 1789. L’auteur constate donc que le XVIIIe et plus encore le XIXe siècle furent des siècles britanniques, et que le XXe siècle fut un siècle américain.
Du point de vue de la prospective à présent, qu’en est-il de l’anglosphère ? Aux États-Unis, l’aliénation politique des classes populaires a pris fin, brutalement. Depuis les années 1970, timidement, et surtout depuis les années 1980, massivement, les « pauvres » blancs américains votaient en effet pour le Parti républicain, représentant patenté des « riches », au mépris de leurs intérêts économiques et sociaux les plus évidents. Mais, depuis 2016, ils votent pour Trump, le candidat anti-système et anti-establishment qui réclame l’instauration du protectionnisme et veut rompre avec le néolibéralisme qui s’est imposé à partir de l’élection de Ronald Reagan en 1980. Pour autant, les États-Unis demeurent la démocratie « ethnique » qu’elle a toujours été, depuis l’origine : le sentiment d’égalité entre Blancs y est d’autant plus fort qu’il est fondé sur l’exclusion des Noirs et des Indiens, ces derniers ayant été quasiment exterminés en quatre siècles de présence européenne en Amérique du Nord.
En Grande-Bretagne, l’évolution la plus récente montre que ce pays est fidèle à sa vocation d’inventeur du parlementarisme. Le vœu profond des électeurs, avec le Brexit, a en effet été pris en compte par les élites. On peut dire qu’en Grande-Bretagne le niveau de négociation entre classes populaires et élites est à son maximum, les États-Unis venant en seconde position dans ce domaine. Le respect de la volonté de la majorité du corps électoral, même si cette dernière brise les tabous néolibéraux et libre-échangistes des classes dirigeantes, semble donc une spécificité de l’anglosphère.
À l’opposé de cette attitude, le cas français. Dans notre pays, le degré de négociation entre peuple et élites est égal à zéro. L’agenda économique et social du RN (ex-FN) est superbement ignoré par les classes dirigeantes, et devant la crise économique et sociale qui s’aggrave, les élites n’ont su (ou pu) qu’imposer l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 : toujours plus de néolibéralisme, toujours plus de libre-échangisme, toujours plus de mondialisation et de globalisation, toujours plus de décricotage du système de protection sociale du pays.
L’Allemagne est virtuellement en état de suicide démographique. Avec un taux de fécondité de 1,4 enfant par femme en effet, le renouvellement des générations n’est pas assuré. Il faut un taux de 2,1 enfants par femme pour seulement assurer le renouvellement des générations, sans qu’on assiste à une augmentation de la population. Le taux allemand est le même que celui de l’Italie et du Japon, et il est un peu supérieur aux taux espagnol et grec (1,3 enfant par femme dans un cas comme dans l’autre) ainsi qu’aux taux coréen du sud, taiwanais et portugais (1,2 pour ces trois pays).
Seulement, la baisse de la fécondité en Allemagne est beaucoup plus ancienne que dans tous les autres pays mentionnés, à l’exception du Japon. Elle remonte en effet aux années 1960, à une époque où les autres pays étaient encore en plein baby boom, et où les pays méditerranéens et méridionaux atlantiques (Espagne, Italie, Grèce, Portugal) présentaient encore des taux de fécondité extrêmement élevés : ces pays n’avaient pas encore « rattrapé » démographiquement les pays les plus développés de l’Europe du Nord-Ouest.
À quoi est due cette contre-performance démographique qui dure maintenant depuis plus d’un demi-siècle ? Sans doute au fait que l’Allemagne est une société souche. Parce que la société souche est patrilinéaire (c’est la lignée paternelle qui est déterminante) et qu’elle pratique la primogéniture masculine (il n’y a qu’un seul héritier à chaque génération, et idéalement c’est l’aîné des fils, du moins théoriquement et avant la « modernisation » de la société par le biais de l’industrialisation), elle a eu du mal à s’adapter au nouveau statut de la femme dans la société moderne. La société allemande a répondu à ce défi non pas en conciliant vie professionnelle et vie familiale pour les femmes, mais en demandant à ces dernières de choisir entre ces deux formes de socialisation : la vie professionnelle ou le statut de femme au foyer et mère de famille. Emmanuel Todd rappelle d’ailleurs qu’il existe un mot terrible en allemand pour les mères qui ne restent pas au foyer pour élever leurs enfants, mais travaillent : Rabenmutter, littéralement « mère corbeau ». Il est donc clair que le statut inférieur des femmes dans les sociétés souche par rapport au statut qui est le leur dans les sociétés nucléaires égalitaires (où le foyer familial est strictement nucléaire, sans cohabitation de plusieurs générations, où tous les enfants héritent, filles comme garçons, et où les deux lignages, paternel et maternel, sont considérés comme d’égale importance) est à l’origine de la spécificité allemande en matière démographique.
Au passage, lorsque l’on vante le souci du long terme des Allemands et de leurs dirigeants, on oublie trop vite que, démographiquement, le moins que l’on puisse dire est que l’Allemagne n’a pas fait le choix du long terme…
L’Allemagne cherche à combler son déficit démographique, qui augmente d’année en année, par une importation massive de main-d’œuvre étrangère : Europe centrale et orientale tout d’abord, avec la Pologne et la Roumanie comme plus gros pourvoyeurs d’immigrés, puis en provenance de pays de plus en plus lointains : Syrie, Afghanistan, Somalie, Éthiopie… C’est la fameuse « importation » massive de migrants par Angela Merkel en 2015/2016, plus d’un million en un peu plus d’un an. Cette politique est cependant une fuite en avant qui ne peut pas durer, elle non plus, sur le long terme. Sur le long terme, avec une démographie aussi déprimée, l’Allemagne devra se résoudre au déclin, qui semble inéluctable en dépit des succès économiques impressionnants de ce pays.
Des succès qui se font d’ailleurs d’abord aux dépens des partenaires de l’Allemagne au sein de l’Union européenne : quand le patronat de ce pays négocie avec les syndicats des baisses de charges et de salaires, les concurrents visés sont bien évidemment la France ou l’Italie, et pas la Chine ou l’Inde.
Le Japon peut se présenter comme une sorte d’anti-Allemagne. Comme l’Allemagne, c’est une société souche. Comme l’Allemagne, le Japon est l’un des perdants du second conflit mondial, et a « sublimé » sa défaite militaire par des succès économiques impressionnants. Comme l’Allemagne, le Japon est en déficit démographique important depuis une baisse de fécondité brutale qui remonte aux années 1960.
Et, comme l’Allemagne toujours, le Japon a une prédilection pour la démocratie sans alternance : si outre-Rhin les grandes coalitions réunissant démocrates-chrétiens et socialistes sont courantes, au Japon c’est le même parti qui gouverne depuis 1945, le débat d’idées n’intervenant qu’au sein des différentes factions de cette formation politique.
Pourtant, en dépit de tous ces points communs, le Japon a fait des choix radicalement différents de ceux de l’Allemagne. Le Japon est ainsi l’une des sociétés industrialisées les moins ouvertes aux étrangers, demeurant une société profondément homogène, « ethnique », qui se veut telle et entend le rester.
L’Allemagne pille les cerveaux un peu partout sur la planète, un peu comme les États-Unis, pour pallier, encore et toujours, à une main d’œuvre qualifiée locale insuffisante : le Japon ne compte que sur ses propres forces, déposant à lui tout seul chaque année plus de brevets scientifiques que les États-Unis et le Royaume-Uni combinés. L’Allemagne est à la traîne dans l’éducation supérieure de ses jeunes générations (c’est la lanterne rouge des grands pays industrialisés dans ce domaine avec l’Italie) : le Japon n’est dépassé dans le taux d’éducation tertiaire, comme on dit maintenant, que par la Corée du Sud, et il précède tous les autres pays développés.
Enfin, l’Allemagne, depuis sa réunification, mène une politique étrangère autonome, que certains jugent d’ailleurs agressive : c’en est fini de l’alignement inconditionnel sur les États-Unis, et le temps de la mise sous tutelle par l’Oncle Sam est bel et bien terminé. Bien que géant économique (c’est la deuxième ou troisième puissance économique mondiale, les deux autres puissances étant les États-Unis et la Chine), le Japon fait figure de nain diplomatique : il n’a aucune politique étrangère digne de ce nom, s’abrite toujours derrière le parapluie militaire, nucléaire notamment, américain et conserve sa force d’autodéfense dérisoire, alors que le peuple japonais est un peuple guerrier d’une immense valeur, comme l’histoire l’a prouvé à maintes reprises. Il est vrai que le Japon continue à inspirer beaucoup de méfiance à ses voisins asiatiques, à la Chine en particulier, ce qui n’incite pas à une politique étrangère très active.
En définitive, le Japon a fait le choix du repli conscient et assumé, d’une sorte de renonciation. Il a renoncé à peser sur l’avenir de la planète, se contentant de gérer son insolente richesse. Le traumatisme des deux bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945 semble l’avoir détourné à tout jamais de prendre part de manière active aux affaires du monde, un choix qu’une démographie alarmante ne peut que confirmer.
Si le Japon peut passer pour l’anti-Allemagne, la Chine dans les médias occidentaux fait figure d’anti-Russie. En effet, si aucune critique n’est épargnée à la démocratie autoritaire russe de Vladimir Poutine, pas un mot ne s’élève dans la presse européenne ou américaine sur le totalitarisme ultralibéral chinois.
Pourtant, pour Emmanuel Todd, l’exemple chinois n’est pas à suivre. Son modèle économique, fondé non pas majoritairement mais exclusivement sur les exportations, n’est pas viable à long terme. La situation écologique du pays est catastrophique, ne permettant pas un développement durable à long terme là encore. La situation politique est complètement bloquée, source d’instabilité à venir, seule des « campagnes anticorruption » régulières permettant de gérer les conflits au sein du Parti communiste chinois. Le taux d’investissement du pays est digne de l’URSS stalinienne (43 % en 2016), étouffant la consommation qui ne peut pas prendre le relai des exportations comme moteur de la croissance chinoise.
Une croissance qui fait plus que s’essouffler, puisqu’elle sera bientôt nulle, même si en 2016 elle a presque atteint le taux encore élevé de 7 %. Enfin le taux de formation des jeunes générations est très en retard sur celui des pays développés. Si le pourcentage des diplômés « complets » de 30-34 ans de niveau tertiaire dans la génération qui a eu 25 ans en 2000 atteignait 36 % au Japon, pour 35 % aux États-Unis, 27 % en Suède, 26 % au Royaume-Uni, 20 % en Allemagne et en France, en Chine cette proportion ne dépassait pas 4 %. Il est impossible avec une main d’œuvre aussi peu qualifiée de pratiquer le « grand bond en avant » économique qu’ambitionne la Chine.
La dépendance économique vis-à-vis des États-Unis par ailleurs en fait une nation cliente, captive, dont le développement n’est pas autocentré. La spécialisation économique mondiale des États-Unis, en effet, est la consommation. Ce pays peut se le permettre parce que sa monnaie est la monnaie d’échange internationale, l’unité de compte de référence mondiale, la seule acceptée pour certaines marchandises comme le pétrole. Ainsi, la Chine, en achetant par centaines de milliards de dollars des bons du Trésor américain, finance le déficit extérieur des États-Unis, comme le faisait le Japon dans les années 1980.
Mais l’épée de Damoclès qui menace le plus sûrement la Chine est d’ordre démographique. En effet, la politique de l’enfant unique menée depuis plusieurs décennies a profondément déséquilibré la pyramide des âges. Bientôt, des actifs moins nombreux devront prendre en charge des retraités très nombreux, ceux des classes d’âge encore étoffées d’avant le « miracle économique » chinois. C’est ici qu’il est indispensable de rappeler que la Chine est bel et bien un pays ultralibéral, à côté de laquelle les États-Unis font figure de démocratie sociale scandinave.
Ainsi, de la même manière qu’il n’existe pas de sécurité sociale ou d’assurance chômage en Chine, il n’existe pas non plus de système de retraite. Chacun finance sa retraite par anticipation au moyen d’une très importante épargne de précaution qui, soit dit en passant, déprime encore plus la consommation. Les jeunes générations seront donc d’ici 20 ou 30 ans, confrontées à un séisme social que l’on peine à imaginer.
Pour Emmanuel Todd, l’histoire récente suit son cours, sur une trajectoire qui n’est pas tout à fait inconnue. Ainsi, les États-Unis devraient-ils bientôt suivre la voie initiée par la Grande-Bretagne et donner satisfaction aux couches populaires du pays en adoptant, enfin, un régime plus protectionniste.
Le destin de la France, en revanche, semble beaucoup plus obscur. Déjà largement soudé à l’Allemagne, notre pays est à l’heure de graves décisions qui engagent l’avenir. Des décisions qui devront, de manière prioritaire, redéfinir le rapport entre le peuple et les élites.
Le principal reproche adressé à l’auteur tient à sa partialité. Ainsi, l’auteur éprouve une sympathie aussi forte pour la Russie, la Grande-Bretagne ou les États-Unis qu’il éprouve une antipathie marquée pour la Chine, le Japon et surtout l’Allemagne.
Certes, Emmanuel Todd justifie ses choix, ou en tout cas tente de les justifier. Pour autant, son discours n’est pas toujours très convaincant, et transparaît de manière manifeste dans les choix de l’auteur des préférences d’ordre personnel, certes tout à fait respectables mais qu’il n’est pas forcément utile de vouloir recouvrir du manteau de la scientificité.
Ouvrage recensé– Où en sommes-nous ?, Paris, Le Seuil, 2017.
Ouvrages du même auteur– L’Origine des systèmes familiaux, Paris, Gallimard, 2011.– Qui est Charlie ?, Paris, Le Seuil, 2015. – Avec Hervé Le Bras, Le Mystère français, Paris, Le Seuil, 2013.