Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Emmanuelle Loyer
Emmanuelle Loyer se propose de restituer l’événement mai 68 dans toute sa singularité. La méthode est simple : premièrement, retour aux sources, nombre de documents d’époque étant ici largement reproduits ; deuxièmement, exposé chronologique. Enfin, pour ce qui est de l’interprétation, elle laisse humblement la parole à de grands intellectuels, de Certeau en premier lieu, mais aussi Vidal-Naquet, Maurice Clavel et Roland Barthes.
La thèse d’Emmanuelle Loyer, c’est que Mai 68 fut avant tout une prise de la parole : celle-ci, embastillée par le pouvoir gaulliste dans la forteresse de l’ORTF, inféodée au pouvoir capitaliste dont le général est la garantie, soudain se libère. On parle.
Ainsi, après avoir rappelé la scansion des événements, de l’appel du 22 mars au retour au calme de juin, l’ouvrage fait la part belle aux propos des tous les acteurs, ceux du pouvoir et, surtout, ceux de la contestation. Au commencement est le verbe situationniste, celui de Debord et celui de Castoriadis, tout entier dressé contre la société de consommation. Il travaillait le corps social et les couloirs de la Sorbonne depuis des années. Voici qu’il trouve à s’exercer librement, exprimant principalement le rejet de la modernisation assumée par De Gaulle au nom des impératifs de l’indépendance nationale.
Paris se couvre d’affiches situationnistes, trotskistes et maoïstes s’organisent en Comités d’action qui sont autant d’agoras où le verbe de chacun, où les angoisses de tous peuvent enfin trouver un exutoire. Chaque groupe professionnel y va de son comité, de son occupation, de ses revendications, qu’il s’agisse des gens de télévision, des gens de théâtre, des écrivains ou des ouvriers. Tous exigent l’organisation démocratique de leur profession et de la société en général.
À la suite des étudiants, chacun, et même ceux qu’on ne pense généralement pas à associer à Mai 68, semble s’éveiller comme d’un lourd sommeil : les chrétiens, que l’égoïsme érigé en dogme révulse, les ouvriers, les syndicats, les communistes de parti, les travailleurs étrangers, etc. Jusqu’à la reprise en main par le pouvoir. Reste alors cette question, dont Emmanuelle Loyer laisse l’interprétation à des maîtres qui furent des témoins de l’événement (Barthes, Vidal-Naquet, Certeau) : que reste-t-il de ce mai ? Qu’a-t-il signifié ?
Emmanuelle Loyer le rappelle très justement : la France de 1968 n’est pas, comme l’idéologie économiciste des « Trente Glorieuses » pourrait le laisser accroire, une France harmonieuse. C’est une France qui accouche au forceps de sa modernisation. Si de Gaulle s’oppose à l’américanisation, c’est uniquement dans le domaine de la politique étrangère. À l’intérieur, on construit des autoroutes, on encourage l’industrie automobile, on développe le nucléaire, on encage les travailleurs dans des cités-dortoirs. On réforme. On bâtit la société de consommation, tandis que la télévision, déjà introduite dans 61 % des foyers, substitue à la parole libre de chacun, la parole imposée du pouvoir. On se tait. On travaille, on achète.
Mais cette société de consommation, qui est aussi une société de grande production industrielle, a besoin de main d’œuvre. Elle a aussi besoin de cadres, et en masse, puisque c’est une société massifiée. Ces cadres, le pouvoir charge l’université de les lui fournir. C’est là toute la contradiction qui va exploser en Mai.
En effet, les étudiants prennent conscience, en ces années, du rôle qu’on entend leur assigner, et beaucoup y renâclent, se tournant alors vers les figures de la gauche alternative. En 1968, à la Sorbonne, on lit Castoriadis et Debord. On est trotskiste ou maoïste. On est partisan de la révolution permanente. On récuse les bureaucrates. On rêve de la République des Conseils.
Or, le campus universitaire de Nanterre, créé pour répondre aux besoins de la massification de l’enseignement supérieur, connaît de graves agitations. La police est venue arrêter chez eux des étudiants qui avaient manifesté contre la guerre du Vietnam. On est à la veille de l’arrivée à Paris des négociateurs vietnamiens et américains. La police a outrepassé ses prérogatives normales. C’était un détonateur.
Dès le 22 mars, commence l’occupation de l’université. Les étudiants entendent faire face à « une offensive du capitalisme en mal de modernisation et de rationalisation ». Celle-ci, selon eux, se manifesterait par une « remise en cause du droit d’association des travailleurs » par, « l’intégration de la sécurité sociale » à l’État bourgeois, par « l’automation et cybernétisation » de la société française et par l’« introduction des techniques psychosociologiques dans les entreprises pour aplanir les conflits de classes » (Tract du 22 mars 1968, Nanterre, p. 60).
Les rebelles innovent. Laissant tomber les « techniques de contestation qui ne peuvent plus rien », ils occupent les universités. Ravivant l’imaginaire révolutionnaire, les étudiants fondent, à l’exemple des Soviets de la révolution russe, des Comités d’action. Là, ils libèrent la parole et s’organisent pour résister aux tentatives de reprise des lieux occupés par la force policière. On discute, on bâtit des châteaux en Espagne sur les ruines du capitalisme et, quand la police charge, on lui jette dessus force pavés et slogans qui font mouche : CRS-SS.
Seulement, les marxistes du Quartier latin le savent bien : point de révolution sans classe ouvrière. Problème : le Parti et les syndicats voient ces jeunes « gauchistes » d’un très mauvais œil : ce sont des fils de bourgeois. Quand les ouvriers demandent une augmentation de salaire, l’étudiant hausse les épaules : il voit cela comme une méprisable entreprise d’insertion dans la société de consommation.
D’où un malentendu colossal. Le Parti reproche aux étudiants leur idéalisme gauchiste et pour finir bourgeois. Les étudiants, eux, reprochent au Parti de ne pas vouloir la révolution et de pactiser avec De Gaulle et le patronat.
Conséquence de ce malentendu : nulle union entre étudiants et ouvriers. Libre à De Gaulle et Pompidou de reprendre la main, par le moyen du discours télévisé et sans craindre d’agiter l’opinion en affirmant que le mouvement serait manipulé par des puissances étrangères. Du point de vue pratique, la révolution n’accouchera que des accords de Grenelle. Aucun changement de régime, même seulement politique. Les révolutionnaires n’en voulaient surtout pas : « Les travailleurs savent à présent que les syndicats forment une minorité dirigeante et oppressive […] Quant au PC, il a prouvé qu’il soutenait le pouvoir gaulliste, et n’était prêt à le renverser que pour y substituer une démocratie pourrie du genre IVe République, avec un quelconque Mitterrand à la tête. Les ouvriers ne veulent pas d’une ordure comme Mitterrand » (Déclaration faite à la tribune de l’Odéon, 5 juin 1968, p. 255).
Juin : réouverture des pompes à essence. Juillet : on part en vacances. Rideau.
Selon Emmanuelle Loyer, il est tout de même une conquête indubitable de Mai 1968 : la prise de la parole. Jusque là prisonnière du pouvoir, voici qu’elle est libre, pour quelques semaines, pour un printemps inoubliable. Symbole : les étudiants ne prennent pas l’Assemblée nationale. Si l’assemblée du peuple est devenue théâtre bourgeois, disent-ils, alors tout théâtre bourgeois devient assemblée nationale. Ils prennent, ainsi, l’Odéon, qu’ils ouvrent à tous, et qui deviendra une sorte d’agora renouvelée de l’antiquité, où la censure n’existe pas, du moins apparemment, car la psychologie des foules a ses lois : les pensées minoritaires s’y trouvent en butte à une violente opposition qui annonce les affres du « politiquement correct » des années 1980 et suivantes.
La télévision, qui ne connaît pas le black-out qu’on a dit, est délégitimée. Par ailleurs, les milieux culturels, c’est-à-dire les dispensateurs de la parole publique, se révoltent. Outre la télévision, les musées, les écoles d’architecture et les festivals, le cinéma entre en dissidence. Il convoque ses propres états généraux. On ne craint pas d’affirmer : « Faite pour la contestation permanente, pour une critique et une prise de conscience, la vie culturelle, en fait, ne répond pas, dans ses formes actuelles, à l’exigence profonde du corps social. L’imagination est descendue dans la rue. De ce phénomène, qui est une révolution, est née l’idée que la vie culturelle doit devenir un service public. Elle est un besoin, comme la liberté, l’eau ou le pain » (Projet de nouvelles structures, Etats généraux du cinéma, 5 juin 1968, p. 268).
En guise de conclusion, Emmanuelle Loyer livre au lecteur les réflexions de trois grands intellectuels qui ont connu et vu Mai 1968 : Michel de Certeau, Roland Barthes et Pierre Vidal-Naquet.
Roland Barthes fut déçu : la révolution n’a pas renversé le système symbolique ; et elle est donc nulle puisque, définit-il, une révolution ne saurait être que la remise en cause du système symbolique. On se battait pour des drapeaux, on ne remettait pas en cause les drapeaux eux-mêmes. Vidal-Naquet, qui s’est fait le chroniqueur sur le vif des événements, n’est pas tellement plus positif. Pour lui, ce Mai fut autant le reflet que la contestation de la société de consommation.
Les enthousiastes liront avec plus de joie Michel de Certeau. Pour lui, Mai 68 fut une fête, car c’était une libération. Et, si le mouvement n’a rien donné, si l’on peut dire qu’il fut sans lendemain, c’est que l’on en reste au prosaïque, à l’utilitaire. En fait, un peuple s’était réveillé au baiser de la liberté : « Une fois abandonnée la carapace métallique de l’auto et rompu le charme solitaire de la télé à domicile, avec la circulation brisée, les mass-médias coupés, la consommation menacée, dans Paris défait et rassemblé dans ses rues, sauvage et stupéfait de se voir découvrir un visage lavé de ses fards, une vie insoupçonnée surgissait. » Un peuple vivait, enfin. Et, plus que cela, un peuple s’animait de la vie de l’esprit : « C’est un fait dont nous sommes témoins pour l’avoir vu et y avoir participé : une foule est devenue poétique, […] on s’est mis à discuter enfin de choses essentielles, de la société, du bonheur, du savoir, de l’art, de la politique ».
L’ouvrage porte bien son titre. Sous la plume d’Emmanuelle Loyer, Mai 68 apparaît d’abord comme un événement, non comme une révolte ou une révolution.
On peut le regretter, si l’on aime l’histoire des causes et des conséquences bien enchaînées. C’est son présupposé méthodologique : refus de répondre aux « sempiternels débats sur les héritages de 1968 » (p. 7), revenir à l’événement en tant que tel, dans sa singularité, en passant essentiellement par une chronologie précise de la révolte et la retranscription d’un choix très intéressant de sources primaires généralement contemporaines : discours politiques, tracts, articles, mémoires.
En somme : laisser la parole à ces jeunes révoltés qui l’avaient prise comme, croyaient-ils, on prend une Bastille.
Pour soucieuse qu’elle soit d’objectivité, et notamment de ne tomber ni dans l’hagiographie ni dans la condamnation sans nuances, Emmanuelle Loyer reste tributaire des sources et de leur déséquilibre. Si les intellectuels, de gauche ou de droite, ont énormément écrit sur cet événement, les ouvriers et les provinciaux, eux se sont largement tus. On ne saura donc pas ce que les ouvriers ont dit, entendu, pensé. Et cela est fort dommage, notamment parce qu’il existe, assurément, des sources précieuses parmi les militants gauchistes qui, dans la foulée de l’échec de la révolution, se sont fait embaucher dans les usines.
Par ailleurs, à force de neutralité axiomatique, Emmanuelle Loyer ne discute pas de l’interprétation de Mai 68. On sait que Cornélius Castoriadis, qu’elle reconnaît comme le grand inspirateur du mouvement, s’est élevé avec force contre l’idée très répandue selon laquelle la french theory de Deleuze et le structuralisme constitueraient l’esprit de 68. Mais elle n’en dit mot.
Selon le sociologue du travail Christophe Dejours, Mai 68 serait essentiellement une révolte contre l’automation et le taylorisme, qui devenaient franchement intolérables aux ouvriers. Pourquoi ? Comment cela se passait-il à l’usine ? Comment se passèrent les occupations, les séquestrations de patrons ? Autant de questions qui resteront sans réponses.
De même, on ne saura pas ce qu’il faut penser de la thèse pompidolienne de mai 68 comme complot pour torpiller les accords de paix sur le Vietnam. Ni de l’affirmation de Louis Vallon selon qui l’événement aurait été instrumentalisé par Pompidou pour mettre en échec le grand projet de De Gaulle pour résoudre le problème de la condition ouvrière : la participation ouvrière aux bénéfices.
Ouvrage recensé– L’événement 68, Flammarion, coll. « Camps histoire », 2018.
De la même auteur– Une brève histoire culturelle de l'Europe, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Champs histoire », 2017.– Claude Lévi-Strauss, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2015.– Paris à New York. Intellectuels et artistes français en exil, 1940-1947, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2005.
Autres pistes– Pierre Vidal-Naquet et Alain Schnapp, Journal de la Commune étudiante. Textes et documents (novembre 1967-juin 1968), Seuil, Coll. « Esprit. La Cité prochaine », 1969 [rééd. Seuil, 2018].– Michel De Certeau, La Prise de parole. Pour une nouvelle culture, Desclée de Brouwer, 1968.– Maurice Clavel, Combat de franc-tireur pour une libération, Pauvert, 1968.– Louis Vallon, L'anti-de Gaulle, Paris, Seuil, coll. « L'Histoire immédiate », 1969.– Edgar Morin, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mai 68. La brèche. Suivi de Vingt ans après, Paris, Fayard, 2008.