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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Une brève histoire culturelle de l’Europe

de Emmanuelle Loyer

récension rédigée parRaluca LestradeDocteure en science politique. ATER en Science Politique à l’IEP de Toulouse.

Synopsis

Histoire

Le livre, riche de « vingt-cinq ans de lectures », comme le confesse l’auteure dans la préface, est bâti sur un cours qu’elle a donné à Sciences po. Il se présente comme un éloge de la diversité culturelle européenne. L’on traverse plus d’un siècle d’histoire afin de découvrir ce qu’est réellement la culture européenne : une dynamique permanente rythmée par la construction identitaire continue des Européens. Peut-on parler d’une culture européenne ? Y-a-t-il un modèle d’intellectuel européen ? Existe-t-il des « Européens »? Ces interrogations trouvent réponse dans une fresque de près d’un siècle d’histoire de notre continent – « après 1914 et jusqu’à nos jours » , que Loyer dessine d’un fin coup de pinceau. En questionnant un « hypothétique fonds culturel commun » , elle prend le soin d’inscrire « l’Europe au-delà de l’Europe ».

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1. Introduction

L’auteure considère la culture européenne dans sa diversité. Raconter l’histoire européenne implique de s’arrêter sur les éléments communs d’un douloureux passé partagé tout au long du XXe siècle.

Un tel projet implique aussi de mettre en relief des différences, notamment celles nées des conflits. La culture européenne semble naître et renaître en permanence des tensions identitaires qui traversent, au fur et à mesure des décennies, le continent européen.

Ainsi, les treize chapitres du livre portent trois grands axes de réflexion : d’abord la diversité des cultures européennes issues de la naissance des nations, puis les jalons d’une histoire commune marquée par les conflits du XXe siècle et la naissance des identités nouvelles, enfin, l’entrée de l’Europe dans le « nouveau régime des temps accélérés » , cette modernité « dite tardive » , qui modifie le temps, l’espace et par là, les identités.

2. La ou les cultures européennes ? La culture : vecteur de construction des identités européennes

De la naissance des nations à la fin du XIXe siècle jusqu’à l’intégration culturelle des nations, en passant par une urbanisation et un développement culturel, les pays européens ne suivent qu’en apparence un modèle commun dans la construction de leurs identités, malgré une « poussée éducative générale ».

À l’aube du XIXe siècle, des peuples nouveaux réclament leur identité nationale. Des légendes, des chansons, des poèmes, des langues sont ressuscités par des « bardes surgis des brumes » afin de construire, parfois de toutes pièces, un passé glorieux pour justifier la singularité et l’origine des nations. Tandis que certains poètes louent l’unicité des peuples, d’autres élites lettrées anoblissent ou inventent même des langues – c’est le cas du norvégien.

C’est le temps où naissent et sont renforcées des identités nationales nouvelles qui s’affronteront lors des guerres du XXe siècle. C’est l’époque des livres d’histoire et des spectacles de théâtre historique ou d’opéras, l’époque des Jeux olympiques: autant de vecteurs d’intégration nationale et de patriotisme(s).

Au sein des nations européennes émerge la « culture urbaine ». C’est avant tout une culture visuelle , une culture du spectacle : les villes invitent à la flânerie; des théâtres, de plus en plus nombreux ouvrent leurs portes, des étoiles artistiques naissent. On écrit - des romans d’apprentissage (Bildungsroman), puis des romans policiers – et on lit beaucoup - notamment les femmes. La presse quotidienne est fleurissante, d’abord en Grande Bretagne. Rome détrônée, Paris et Londres rayonnent culturellement tandis qu’à Vienne ou à Berlin l’on trouve de nouveaux lieux de sociabilité intellectuelle et politique: les cafés.

Les expositions universelles glorifient la civilisation et la technique. Dans ce paysage fleurissant, les intellectuels de tous les pays européens, inspirés par Paris ou Vienne, se mêlent des affaires politiques. La culture urbaine se transforme en « marché » et la « société du spectacle » se décline: théâtre pour les élites, café-concert pour les publics populaires.

3. Le choc de la guerre

La Première Guerre mondiale éclate. Bien que les régimes fassent la propagande de la vertu et de la discipline, sur le front, les Européens ne combattent pas pour les mêmes motifs. Les intellectuels alimentent des récits nationalistes différents, selon les pays.

D’ailleurs, le modèle de l’intellectuel « à la française» , qui tire son autorité du prestige hérité de l’homme d’église et dont le combat se polarise entre la gauche et la droite, n’est pas non plus unique.

Des dynamiques transnationales différentes modèlent le profil de ces individus mêlant idées et action. La « culture de guerre » est, elle aussi, multiple : ses déclinaisons dépendent des particularités nationales. Les pays européens, loin d’être d’une même « culture », se différencient. Tous, par exemple, n’ont pas le même désir d’expansionnisme : la France ou la Grande Bretagne s’engagent dans des entreprises coloniales.

Au sein de ces nations, de nouveaux critères surgissent alors pour différencier les individus, comme l’altérité exotique. Les études post-coloniales qui militeront plus tard, dans les années 1980 pour une histoire « à parts égales », selon l’expression d’Aimé Césaire, ont mis en évidence les manières de penser les autres qui ont légitimé, à l’époque, les entreprises de colonisation.

Dans cette prétendue culture européenne il n’existe pas de modèle unique mais des passeurs, des brèches, des appropriations. Mais, en dépit des différences, la guerre contribue partout à renforcer les identités nationales pendant le conflit. Des repères communs marquent l’histoire récente du continent européen, façonnant des identités par-delà des frontières.

4. La « concordance des temps » en Europe : des identités culturelles européennes dans un espace intellectuel commun

En dépit des différences nationales, les conflits et les révoltes forgent un espace intellectuel commun en Europe, marqué par l’affirmation de nouvelles identités.

Les évolutions politiques du XXe siècle conduisent les intellectuels à s’engager, selon les pays et les patrimoines nationaux, en fonction des partis-pris politiques (gauchistes d’un côté, anti-totalitaires de l’autre). Ils échangent, se rencontrent, se professionnalisent et s’internationalisent. L’espace européen, à l’instar de la France, voit la naissance de la figure tutélaire de l’intellectuel, structurée par les « champs nationaux ».

Dans ce siècle rythmé par ces conflits, les femmes sont les grandes oubliées : bien que présentes sur le front comme dans le monde intellectuel et malgré la propagation du suffrage universel, le monde démocratique européen ne leur accorde que tardivement le droit de vote. La France représente, à elle seule, une situation particulière et paradoxale d’un républicanisme masculin et un tardif droit de vote donné aux femmes (1944). Le corps de la femme, mais aussi celui de l’homme, est partout en Europe objet de cultures vestimentaires et d’exigences comportementales. Le genre scinde les opinions, politise l’espace privé.

Dans l’intimité, l’homosexualité se cache dans des sociétés secrètes car elle ne correspond ni au modèle de virilité du guerrier, ni à l’image de la femme « mère-nourricière ». En assignant ces identités-type, la guerre impose aux Européens « un ordre politique des corps » . Elle fait peser sur tout le continent le même destin de brutalisation qui s’oppose à l’idée de « civilisation » que prônait Norbert Elias.

5. Le moment européen

Toutes les nations européennes avancent ensemble dans ce destin commun de confrontation et font les frais des conflits armés. Des régimes autoritaires, certes, différents idéologiquement, plongent des parties de l’Europe dans l’obscurité des totalitarismes : le nazisme, le fascisme, le communisme. Ce dernier tire sur une partie du continent un « Rideau de fer ».

Mais des espaces communs de contestation naissent dans les années 1960 de part et d’autre du « Rideau » : les nouvelles gauches – parisienne ou pragoise –, mènent des formes de lutte contre la guerre et l’oppression. Malgré des « styles nationaux » , des récits communs (contre la guerre au Vietnam par exemple) naissent. Du côté ouest-européen, règne un lyrisme révolutionnaire , sont véhiculés des slogans osés et imagés. De l’autre côté, à l’Est, la jeunesse est davantage marquée par le scepticisme.

L’année 1968, à l’aide de « passeurs » entre ces cultures (ex. D. Cohn-Bendit), constitue un « moment européen » qui cristallise l’identité européenne sur « un fond commun des révoltes » , malgré les appropriations locales. Mais, au-delà de cette tension entre les différences et les repères d’une histoire tragique commune, les Européennes et les Européens connaîtront un autre temps constitutif de leur identité culturelle : la modernité

6. L’effritement des identités dans la culture de masse et la modernité

Avec la « fée électricité », le cinéma, la radio arrivés, le pouvoir de l’image et du son se fait de plus en plus important au fur et à mesure du XXe siècle. Une société de loisir naît et gomme les identités nationales. Les Européennes et les Européens entrent dans une nouvelle phase de la modernité.

Progressivement, d’abord l’oreille collée à la radio qui s’installe dans toutes les maisons, dans l’obscurité de la salle de cinéma – « palais de la distraction » , devant le tube de la télévision, puis sur des écrans d’ordinateurs dont la taille et le nombre sont sans cesse démultipliés, les Européennes et les Européens connaîtront de nouvelles normes de goût. Progressivement étendues à tous les pays, ces évolutions technologiques – la radio, le cinéma, la télévision puis l’avènement de l’ère numérique – iront de pair avec la naissance d’une « culture de masse » , encouragée par des politiques de démocratisation . Cette transformation est permise par une évolution technique mais aussi sociale, vers davantage de temps de loisir, grâce aux congés payés et à l’accélération des communications. En effet, le développement du capitalisme et de la démocratie laissant du temps à la population pour jouir des progrès, la société européenne du « spectacle et de l’avant-garde » laisse la place à une société où les vacances se répandent, l’on gagne du temps libre : l’Europe plonge dans la « civilisation des loisirs » qui nourrit les nouvelles classes sociales de produits culturels visuels qu’elles « consomment » et que les intellectuels vilipendent. Les États, à travers des politiques publiques, notamment en France, encouragent l’accès à la « culture » en ouvrant au public les musées et les bibliothèques. En effet, dans la France des années 1980, les socialistes au pouvoir lui accordent des budgets inouïs tandis que à l’Est de l’Europe, sur le terreau existant, les régimes autoritaires font naître une exaltation culturelle patriotique encrée dans le folklore.

On fait place à la conscience de soi par des identifications spécifiques (origines étrangères, expériences communes, appartenances sexuelles) à des communautés différentes de celle nationale. Dans ce terme tellement chargé de sens – « culture » – certains voient un populisme, d’autres défendent un élitisme. Tout cela donnera naissance aux cultural studies, discipline qui s’intéresse à des formes ordinaires d’appropriation de la culture, devenues autant dignes d’intérêt que celles des élites. Le « nous » des nations ou des identités locales s’effrite peu à peu et laisse la place à d’innombrables « moi » qui vont se manifester dans l’espace numérique.

7. Le magma de la culture numérique

La culture numérique (et ses « appareils multifonctions » ) apparue à la fin du XXe siècle regroupe désormais les individus en groupes en fonction des goûts, des identités, des opinions politiques, parfois conjoncturelles. Elle déstabilise l’ordre des savoirs fondé sur l’imprimé et le rapport au temps et à l’espace. Les « hiérarchies des sens » sont modifiées, ses supports démultipliés. L’individu qui a gagné avec les siècles de modernité un espace à soi – l’histoire de la psychanalyse est d’abord européenne – le partage désormais, sur la Toile, avec d’autres.

L’encyclopédie en ligne Wikipédia – cette forme d’écriture « palimpseste » – ouvre de nouvelles possibilités de partage de contenu et constitue l’exemple par excellence d’un espace situé entre le public et le privé. La lecture et l’écriture numériques s’organisent sur le mode du partage. Dans les cités désormais numériques, un « déchaînement des temps (…) rend l’avenir incertain et imprévisible ».

Les Européennes et les Européens sont entrés, avec le reste du monde dans une phase tardive de la modernité que Zygmunt Bauman a nommée la « modernité liquide » : une période où les contraintes de l’espace sont supprimées et le temps est devenu constamment fluide. L’identité culturelle européenne se fond désormais dans le magma de cette nouvelle ère et de ses paradoxes.

8. Conclusion

Emmanuelle Loyer propose ici une vaste promenade dans le kaléidoscope des cultures européennes bâties sur des ressemblances, des particularités et des évolutions identitaires, au gré des conflits, des évolutions technologiques et sociales.

L’idée d’une culture européenne unique est déconstruite: l’appartenance au continent européen n’a pas gommé les particularités des nations : certaines rayonnent, d’autres s’enferment, les modèles circulent. Mais la technologie et la libération du temps de repos constituent les conditions d’une nouvelle culture. La modernité fera naître des pratiques culturelles à l’échelle planétaire.

9. Zone critique

L’auteure semble peindre, « depuis la France » , pour l’Europe entière, « la somme de ses oppositions historiques, de ses conflits, des quelques communautés (…) ou quelques grandes mobilisations historiques communes » . Si elle nous offre la fresque d’une Europe à « géométrie variable » , on peine à saisir sa propre définition de la culture. Le mot y figure la plupart du temps au pluriel.

L’idée de culture prend vie en mouvement, sous la forme d’une dynamique. Malgré l’étonnante absence de référence à l’Union européenne, qui contribue à la circulations des modèles culturels, et malgré un certain francocentrisme, avoué d’ailleurs, dès la préface, l’ouvrage constitue néanmoins un indicateur majeur de l’histoire de l’Europe au XXe et, en filigrane, de l’histoire des disciplines des sciences sociales : études post-coloniales, gender studies, cultural studies. Une brève histoire culturelle de l’Europe est aussi une fine et riche histoire intellectuelle de l’Europe.

10. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Emmanuelle Loyer, Une brève histoire culturelle de l’Europe, Paris, Flammarion, Paris, 2017.

De la même auteure– L’événement 68, Flammarion, coll. « Camps histoire », 2018.– Une brève histoire culturelle de l'Europe, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Champs histoire », 2017.– Paris à New York. Intellectuels et artistes français en exil, 1940-1947, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 2005.

Autres pistes– Zygmunt Bauman, Le Présent liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Paris, Seuil, 2007.– Christophe Charle, Les Intellectuels au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 2001.– Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Flammarion, 2008 (1982).– Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973

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