Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Enzo Traverso
L'usage traditionnel de l'histoire semble dépassé devant la violence inouïe du XXe siècle ; la discipline de l'histoire n’arrive plus à expliquer comment les démocraties occidentales modernes ont pu faire naître au sein de leurs propres sociétés le colonialisme, le fascisme, la Shoah. L'étude approfondie de la mémoire, dans sa complexité bouleversante et son caractère subjectif, permettrait-elle de mieux comprendre le passé que ne le fait l'histoire traditionnelle ? C'est l'approche que suit Enzo Traverso dans Le passé, modes d'emploi..., où il analyse les événements les plus marquants du siècle à travers le fil rouge des rapports entre la mémoire collective, le passé et l'histoire.
Enzo Traverso, l’un des plus intéressants intellectuels contemporains, parvient à développer dans ses écrits les enjeux spécifiques des barbaries du XXe siècle, un siècle de feu et de sang, selon les mots de l'historien. Proposant un nouvel angle de réflexion, soucieux de la mémoire, du social, du politique et de la production culturelle, ses travaux traitent principalement de l'antisémitisme, du nazisme, ainsi que du passé colonial de l'Europe.
On peut les rapprocher des écrits des intellectuels antifascistes judéo-allemands partis aux États-Unis, tel que Franz Neumann, Herbert Marcuse et Hannah Arendt. Enzo Traverso revendique aussi sa proximité avec les travaux de Walter Benjamin et cite fréquemment Theodor Adorno ainsi que Reinhart Koselleck. Sa pensée est aussi liée à la tradition française développée par l'École des Annales, ranimée par les travaux de Pierre Nora ou de Carlo Ginzburg. Ses ouvrages interrogent aussi la relation existante entre l’Holocauste et le totalitarisme, celui-ci étant défini par l'historien comme un « concept extrêmement ambigu qui se prête à plusieurs malentendus ». Dans ce contexte, l'historien analyse la figure du paria exilé (terme emprunté à Hannah Arendt), s'empare de l’histoire de la question juive, et analyse les différences et les similitudes entre le nazisme, le fascisme et même le stalinisme. Une des problématiques que l'historien soulève régulièrement dans ses écrits concerne le rapport entre les régimes démocratiques et l'émergence du totalitarisme. Pour formuler la question autrement : comment les génocides, tels que la Shoah, ont-ils pu naître au sein d'une Europe démocratique ? Le passé, mode d'emploi..., publié en 2005, est justement un ouvrage qui pose ces questions complexes et tente d'y répondre, de manière convaincante. Rédigés dans une écriture limpide et élégante, les six chapitres de cet ouvrage offrent une analyse de la relation existante entre la mémoire collective et une histoire sensible à ces mémoires, qui incorpore aussi « une pensée de l’Histoire du point de vue des vaincus » (Ibid.).
Dès le début de son étude, Traverso propose de tracer l'évolution de la notion de « mémoire » et de repenser son importance dans le discours politique d'aujourd’hui, parce que « tout désormais revient à faire mémoire » (p. 11). À ce titre, on peut évoquer l’industrie culturelle, les musées, les commémorations, les archives, les sites historiques et leurs boutiques de souvenirs, les programmes en éducation, certaines créations artistiques, etc., qui ont pour but de réifier le passé.
Selon Traverso, la mémoire est « subjective », « qualitative, singulière, peu soucieuse des comparaisons, de la contextualisation, des généralisations » (p. 19). Or, tel que l'historien le rappelle, le concept même de « mémoire » est relativement récent dans le langage historiographique, puisqu’il date seulement des années 1970. L'usage de la mémoire est lié en partie au tournant linguistique (linguistic turn), compris ici en tant que démarche historienne profondément concernée par le langage et le discours, appliqué à l'analyse sociétale. Deuxièmement, la mémoire surgit dans le discours contemporain comme un contrepoids de la crise de transmission et à l’ébranlement des valeurs au sein des sociétés occidentales. La mémoire et l'histoire semblent former un couple contradictoire ; la remise en cause de l'Histoire, celle écrite avec un grand H au sein du paradigme eurocentriste, a pour conséquence une opposition entre l'histoire officielle et le déploiement d'une écriture du passé qui a de plus en plus recours à la mémoire. S'appuyant sur les propos de Walter Benjamin, qui dénonce la prise en compte de la seule histoire des vainqueurs, en délivrant un récit unilatéral de l’historiographie traditionnelle, Enzo Traverso propose une compréhension du passé à travers des interactions, des échanges et des jeux d'échos entre ce qu'on pourrait nommer une histoire plurielle, multiple. Afin de mieux comprendre cette polyphonie, il ancre l'histoire dans la mémoire, car elle « essaie de répondre à des questions suscitées par la mémoire » (p. 18). Dans cette logique, il mentionne le cas de l'Algérie, dont l'histoire s'écrit sous la forme d’une « multiplicité des mémoires » : « la mémoire de la France coloniale, celle des pieds-noirs, des harkis, des immigrés algériens et de leurs enfants, et aussi celle du mouvement national algérien dont plusieurs représentants portent aujourd'hui l'héritage en exil » (p. 35). Selon l'historien, l'émergence du passé algérien dans l'espace public devrait se faire à partir des regards multiples, en étant attentif à l'emploi des mémoires parallèles et parfois concurrentes. Traverso évoque également le cas des guerres au Kosovo et en Afghanistan, commencées et disculpées au nom d'un « devoir de mémoire ». Une approche empathique focalisée sur une seule dimension de cette historiographie complexe aurait comme conséquence la distorsion du passé.
Afin de savoir comment ces interactions doivent être perçues et interprétées dans toute leur complexité par l'historien, Traverso a recours à la notion de conscience historique proposée par Amos Funkenstein, et qui doit se concevoir comme une troisième catégorie complétant l'histoire et la mémoire. Dans le cas de l'Algérie, les reconstitutions historiographiques récentes s'appuient justement sur l'agissement des acteurs pourvus d’une remarquable conscience historique : une contribution importante vient de la part d'une minorité d'archivistes, qui ont su s'opposer à « la hiérarchie de leur corporation depuis toujours au service de la raison d'État » (p. 65) pour placer au centre de leur démarche la vérité et la justice historiques.
Au-delà des différentes interactions émergeant entre l'histoire et la mémoire, ces deux notions peuvent également avoir d’autres temporalités, « qui se croisent, se télescopent et s'enchevêtrent constamment sans pour autant coïncider » (p. 42). On l'a déjà dit, sous ces influences complexes, l'emploi de l'histoire est remis en question et repensé, et de nouveaux épisodes peuvent être ainsi ajoutés au récit historiographique, tels que l'histoire des femmes, celle des vaincus, celles des anciennes colonies. Or, pour pouvoir prétendre à l'objectivité, l'historiographie exige une distance du passé, une séparation de celui-ci. Au contraire, la mémoire, qui se définit par sa subjectivité, peut surgir dans le présent et réclamer ce que Pierre Nora définit comme un « lieu de mémoire » à tout moment. De plus, il est possible d'opérer une catégorisation de la mémoire par rapport à son impact et à sa présence dans le discours politique contemporain. Enzo Traverso étaye ainsi l'existence de deux typologies de mémoires : les mémoires « fortes », c’est-à-dire celles qui sont « officielles, entretenues par des institutions, voire des États », et des mémoires « faibles », celles qui sont « souterraines, cachées ou interdites », comme l'histoire du communisme aujourd'hui. Pour l'Occident, une mémoire semble avoir une place tout particulière et en tant que « religion civile » : « en ce tournant de siècle, Auschwitz devient le socle de la mémoire collective du monde occidental » (p. 15). Malgré l'universalisme d'aujourd'hui,
Enzo Traverso attire l'attention sur le fait que la mémoire de la Shoah n'a pas toujours été une « mémoire forte », car, après la guerre, l'extermination des juifs n’était « jamais l'objet d'une attention particulière » (p. 55). L’Holocauste n’attire l'attention du public qu’à partir des années 1960, avec la médiatisation du procès d’Adolf Eichmann, haut fonctionnaire du Troisième Reich, criminel de guerre nazi jugé à Nuremberg. En lien direct avec ce procès, Traverso revient sur l'ouvrage d'Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, qui interroge entre autres la responsabilité humaine face aux crimes contre l'humanité. Dans cette même période, on peut aussi observer une « américanisation de l'Holocauste », ainsi qu'une « sacralisation », et même un « culte du souvenir ». Si la Shoah constitue sans doute un lieu de mémoire extrêmement fort pour l'histoire européenne, même mondiale, ce génocide doit-il avoir une place spéciale par rapport à d'autres exterminations de masse ? La réponse d'Enzo Traverso, qui s’appuie sur les travaux de Koselleck, est négative. L'historien refuse une approche historique judéocentrée et apologétique, qui exclurait un travail historique critique, car accepter une démarche historique « exclusivement pour les juifs signifie légitimer une hiérarchie fondée sur le nombre des victimes et sur l'influence des survivants, en acceptant finalement de les mettre […] à la place de « mêmes » catégories [...] adoptées par les nazis » (p. 62).
Afin d’appréhender les enjeux du métier d'écrire le passé, Enzo Traverso compare le travail de l'historien avec deux autres vocations : l’écrivain et le juge. L'auteur part de la définition qu'il donne de l'historiographie, comprise en tant que « pratique discursive qui incorpore toujours une part d'idéologie, de représentations et de codes littéraires hérités qui se réfractent dans l'itinéraire individuel de l'auteur » (p. 66). Ces nouvelles catégories, qui contribuent à la création toujours mouvante du passé, n'étaient pas identifiées auparavant : il s’agit des souvenirs individuels et des mémoires collectives, des codes littéraires et des discours, des témoignages, des paradigmes scientifiques, des propos et des enjeux politiques du présent. L’ouvrage explore les similitudes et les contradictions entre l'historien et l'écrivain à partir de plusieurs exemples concernant ce rapport. Si l'histoire est un discours, peut-elle être rapprochée de la fiction et être considérée, comme le propose Hayden White, seulement comme une fiction verbale ? Traverso rejette cette possibilité, car ce qui oppose le travail de l'historien et de l'écrivain est leur rapport à l'objectivité. Là où l'écrivain peut donner cours à son imagination, l'historien se tourne vers les données, les archives, les faits. Or, Traverso réaffirme l’existence objective de faits, contrairement à White, et leur compréhension via un travail de décodage et d'interprétation. D'ailleurs, selon l’auteur, la compréhension des ressemblances entre le travail historien et celui du juge peut se réaliser à travers les notions de justice et de vérité. Certes, sur un plan normatif le juge et l'historien aspirent à la justice et à dire la vérité, mais leurs finalités sont diverses : là où le juge doit trancher, juger et identifier des responsables, des innocents et des coupables, l'historien est censé comprendre, problématiser et expliquer, à travers un processus d'analyse conscient du « caractère instable et provisoire de la vérité historique » (p. 79). Par conséquent, le relativisme de l'histoire constitue en même temps sa capacité d’inclure à côté de l'histoire des idées une histoire sociale, une histoire intellectuelle, une micro-histoire, d'inclure des mémoires différentes dans le récit historiographique, d'admettre la complexité de certains cas d'analyse, comme celui des « dilemmes des historiens allemands ». Parmi les dilemmes allemands, un exemple utilisé par Traverso : l'exposition de 1995 sur les crimes de la Wehrmacht (l'armée du III Reich), qui montre que l'armée a été impliquée, à côté de la SS et de la Gestapo, dans les crimes du nazisme. Or, sans le caractère analytique de l'histoire, sans le recours à la notion de conscience historique, ces archives éclairantes auraient pu rester inconnues de l'opinion publique.
Le passé, mode d'emploi... est un ouvrage qui appréhende et saisit les multiples trames qui peuvent se tisser entre l'histoire européenne et la mémoire collective.
En analysant différents exemples, l'auteur souligne un phénomène contemporain qui se met en place à travers le projet historiographique, qu'il définit comme « usage politique du passé ». Or, cette utilisation politique peut avoir des conséquences graves, telles des conflits inter-ethniques et même des guerres. La dimension politique du maniement du passé peut avoir aussi comme conséquence le déplacement de l'opinion publique sur un certain aspect ou enjeu, afin de minimaliser l'importance d'autres.
À ce titre, l'auteur rappelle le cas des États-Unis concernant les commémorations contemporaines de l'Holocauste : les mêmes représentants des cérémonies pour les victimes du nazisme sont les responsables des centres de détention jugés illégaux, comme le camp de Guantánamo à Cuba ou la prison d'Abou Ghraib à Bagdad (p. 81). C'est pour ces raisons que l'auteur invoque la nécessité d’une distance critique et l'usage de la conscience dans l'écriture de l'histoire.
Après la lecture d'un essai aussi bouleversant, concis et dense que Le passé, mode d'emploi..., qui soulève des enjeux essentiels à l'écriture du passé européen, ainsi que de la légitimation de la pratique libérale contemporaine, le lecteur peut ressentir le besoin d’en savoir plus sur les trames complexes soulevées dans cet ouvrage. Une première question qui se dégage concerne le rôle de l'historien et sa capacité d'objectivité, car on a vu que les souvenirs, les histoires et les mémoires restent des notions fluctuantes, constituant une réalité historique, dont le caractère apparaît fallacieux et mouvant. Dans ce cas, le récit historique n'échapperait-il même à ceux qui l’engendrent ?
Par ailleurs, plusieurs critiques ont ressenti le besoin d'une meilleure définition de l'espace public , notion qui semble être dépourvue d'une explication convaincante dans l'ouvrage de Traverso. Pour certains lecteurs, il serait nécessaire de proposer une problématisation de ce concept utilisé de manière récurrente dans l'argumentation employée.
Ouvrage recensé– Le passé, modes d'emploi. Histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique éditions, 2005.
Ouvrages du même auteur – Les Juifs et l’Allemagne, Paris, La Découverte, 1992.– Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, Paris, La Découverte, 1994. – La Violence nazie, Paris, La Fabrique, 2002.– À feu et à sang. La guerre civile européenne 1914-1945, Paris, Stock, 2007.– Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011. – Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècles), Paris, La Découverte, 2016.
Autres pistes– Vox Poetica, « Entretien avec Enzo Traverso à propos de son livre L’Histoire comme champ de bataille », 2011, http://www.vox-poetica.org/entretiens/intTraverso.html. Consulté le 27 août 2019.– Pierre Nora, Lieux de Mémoire, Paris : Éditions Gallimard, 1984.