Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Eric Branca
Récit chronologique de la lutte menée par l’État américain contre les velléités d’indépendance de la France, tel est le programme de ce livre dont le titre, par antiphrase, nous donne la thèse : l’État “profond” qui règne à Washington au-dessus des successives présidences serait l’ennemi de la France. Et pourquoi ? Parce que de Gaulle, en érigeant la Résistance en Etat, nia toute légitimité à Vichy, détruisant par voie de conséquence les prétentions américaines à vassaliser la France en prenant appui sur la faiblesse inhérente à ce régime fondé sur la trahison.
S’il pourra lasser les amateurs d’histoire scientifique, de matérialisme historique ou de consensus, le livre d’Eric Branca ravira au contraire les amateurs de « politiquement incorrect » et des sensations qui y sont associées.
Emporté par son sujet, il en oublie, en effet, les précautions d’usage. De Gaulle est son héros (et, après tout, qui est suffisamment scientifique pour ne pas en avoir ?) et il ne néglige rien pour trouver à l’aide de quoi ou de qui le défendre. Par conséquent, il a lu une masse impressionnante de documents, y compris les dossiers déclassifiés de la CIA, les mémoires des diplomates et des hommes politiques, ainsi que des études qui, comme l’on dit, font autorité, et ne craignant pas d’utiliser les ouvrages de la très controversée Annie Lacroix-Riz .
Résultat, on a là un livre bien renseigné, original et dont le parti pris est clairement revendiqué, si bien que le lecteur n’est pas l’otage, comme il peut arriver, d’une fausse objectivité. Ayant décelé dans l’amitié américaine pour Vichy la racine de l’opposition de de Gaulle à l’Amérique et de celle-ci à celui-là, Eric Branca interprète le gaullisme comme une longue opposition aux ennemis de la liberté française, fussent-il amis, comme l’américain ; et comme une lutte acharnée, s’achevant sur une défaite, contre l’esprit d’abandon. Mais une défaite, pour Branca, grosse d’espérances.
Les spécialistes n’y verront pas de nouveauté, mais, tout de même, il est bon de le lire de temps à autre noir sur blanc : au commencement de l’inimitié de de Gaulle pour une certaine Amérique (nous verrons laquelle), il n’y a aucun sentiment, aucune phobie d’aucune sorte. Quand éclate la guerre de 1940, de Gaulle n’était qu’un officier français brillant, donc lettré, et jeune, donc moderniste.
Son affaire, on le sait, c’était les chars, et nullement l’Amérique. Et son ennemi était l’Allemand, pas l’Américain. Celui-ci ne devint un problème pour de Gaulle que du fait de la politique menée par Roosevelt au sujet de la France pendant la guerre. A la tête, jusqu’à ce qu’Hitler ne lui déclare la guerre, en 1942, d’une puissance neutre, celui-ci ne connut ni l’urgence, ni l’importance, ni même l’intérêt de reconnaître la France libre du général de Gaulle. Comme il n’était pas en guerre, et voulait continuer à faire des affaires, le gouvernement américain reconnut non pas de Gaulle, mais Pétain : l’État français de celui-ci contrôlait, en effet une bonne partie du territoire.
Et, du reste, puisque le gouvernement américain traitait avec l’Allemagne d’Hitler, on ne voit pas de quelle logique il aurait pu se réclamer pour ne pas traiter avec le vassal de celui-ci. Mais d’autres choses entrèrent en jeu : l’attitude d’une certaine bourgeoisie française, celle des Français de New-York, le « réalisme » de Roosevelt et les projets des Etats-Unis pour la domination de l’Europe, toutes choses qui convergèrent dans la conception et l’acceptation d’un projet terrifiant, l’AMGOT ou Gouvernement militaire des territoires occupés.
De quoi s’agit-il ? Ni plus ni moins (et parfois plus que moins) que de la substitution de l’Amérique à l’Allemagne pour l’administration et la gestion de ces territoires européens que les Américains ne qualifiaient encore que d’occupés, et non de libérés : la nécessité, née de la guerre froide, de substituer le rêve à la réalité (la libération à l’occupation) n’existait pas encore.
Concrètement, le projet de l’AMGOT, appliqué à la France comme aux puissances de l’Axe malgré de Gaulle et la Résistance, et malgré que Pétain n’ait jamais déclaré la guerre aux anglo-saxons, signifiait que l’administration toute entière, et le gouvernement même de la France auraient passé aux mains des Américains, que ceux-ci auraient imposé leur monnaie d’occupation, une Constitution à leur convenance, exigé que les colonies françaises passassent sous autorité mondiale (c’est-à-dire américaine) et, cerise sur le gâteau, que la France perde, et cette fois-ci définitivement, l’Alsace, la Lorraine et le Nord, qui auraient passé à un conglomérat wallon, tout à fait dans l’esprit pan-germaniste, tandis que la rive gauche du Rhône et la Corse auraient passé à l’Italie pour prix de son ralliement opportuniste. Bref, la France dépecée !
Roosevelt avait ses raisons : c’était un réaliste, un partisan du compromis politique pour qui l’idéalisme national d’un de Gaulle n’était qu’une dangereuse mégalomanie. Badoglio me donne l’Italie, disait-il ? Je traite avec Badoglio. Laval et Pétain me livrent la France ? Je traite avec les collaborateurs. C’est ainsi que les Américains, débarquant en Afrique du Nord (sans prévenir de Gaulle) traitèrent avec Darlan et n’abolirent pas le Statut des Juifs. C’est ainsi qu’ils débarquèrent en Normandie (toujours sans prévenir de Gaulle), s’apprêtant à entrer dans les combinaisons des politiciens de Vichy pour se ménager leur bon vouloir, évincer de Gaulle, et imposer leur mise en coupe réglée de le France et de son Empire.
Mis au courant par les Anglais, qui avaient besoin d’un allié puissant pour s’opposer aux vues hégémoniques des Américains, de Gaulle prit cependant ces derniers de cours. Et il avait une carte maîtresse dans son jeu : son immense popularité, reposant sur le fait qu’il avait unifié, et donc qu’il incarnait, la Résistance. Carte qui devait aussi s’avérer son plus lourd handicap : comme la Résistance comportait une indéniable dimension communiste et qu’elle était foncièrement révolutionnaire, elle dressait contre elle, naturellement, tout ce qui en France craignait le communisme et la révolution.
Et ces gens, qui ne plaçaient pas leur sens de l’honneur dans la patrie, s’empressèrent tous aux pieds des Américains comme jadis à ceux des Allemands. Telle fut la base humaine, opportuniste jusqu’au déshonneur, sur laquelle, selon Branca, les Américains firent reposer leur politique française et européenne durant tout la guerre froide, et même après.
Mais n’anticipons pas. En 1945, le nom de de Gaulle soulève partout l’enthousiasme. Politique, usant des réseaux de la Résistance, le général envoie partout des Commissaires de la République, résistants qui lui sont dévoués. Ils remplacent les préfets de Vichy. Les Américains n’ont pas le temps de déployer leur Administration militaire. Ils sont joués ; ils sont furieux, et leur furie ne connaîtra plus de borne quand de Gaulle, qu’on ne ne peut soupçonner d’amitiés communistes, fit, pour la première fois, entrer au gouvernement de la France des partisans de Lénine et de Staline. Mais il n’y avait rien à faire.
De Gaulle avait organisé (ou bâti l’illusion) de la libération de la France par les Français, la prise de Paris par la 2e DB, le débarquement de Provence et, malgré l’opposition de Roosevelt, la libération de Strasbourg, puis, ultime acte de la France libre, l’invasion d’une partie du territoire allemand, ce qui valut à la France d’être comptée parmi les cinq vainqueurs de la deuxième guerre mondiale.
Mais les Américains n’avaient pas dit leur dernier mot. S’étant posés en fédérateurs mondiaux de l’anticommunisme (ou chefs du monde libre), ils disposaient de nombreux et puissants relais qui entrèrent en action dès avant que de Gaulle ait dû quitter le gouvernement du fait de la résurrection des partis politiques d’avant guerre (qu’il avait dû reconnaître pour ne pas passer pour un apprenti dictateur).
Le principal était Jean Monnet, homme d’affaires puissant et fondateur, avec ses amis de la Pilgrim Society, de ce que l’on appelle aujourd’hui le mondialisme, soit l’organisation du monde en structures supranationales dépassant et chapeautant des Etats réduits aux tâches de simple administration. Mais Monnet n’eût rien pu faire sans, d’une part, la peur du communisme, et, d’autre part, l’immense puissance financière des Etats-Unis après guerre : non seulement les Américains détenaient la plus grande partie, et de loin, des réserves d’or du monde, mais encore ils étaient parvenus, grâce aux accords de Bretton Woods, à substituer en quelque sorte leur monnaie à l’or, s’arrogeant le droit de fabriquer de l’argent à discrétion.
Disposant de cette intarissable manne, les Américains imposèrent donc à la France et à l’Europe le marché suivant : nous finançons votre reconstruction, mais vous, Européens, ne serez plus qu’un Marché commun voué à l’absorption de l’immense production américaine, tandis que vos armées et vos services de renseignement nous seront soumis dans la lutte contre le communisme, que nous sommes les seuls à pouvoir mener. Politique que la IVe République devait fidèlement appliquer, avec d’autant plus de facilité que ce régime avait été fondé sur l’ostracisme des gaullistes et des communistes.
Revenu aux affaires en 1958, devenu président et doté de pouvoirs confinant à la royauté, de Gaulle s’engagea sur la voie de la souveraineté. Après avoir quitté l’Algérie, il dota la France de la bombe atomique, chassa les militaires américains, rapatria l’or français de Fort Knox, octroya aux colonies noires une indépendance toute relative pour éviter une mainmise américaine, mit un frein à l’intégration européenne et tenta (mais en vain, malgré la bonne volonté du chancelier Adenauer) de faire entrer l’Allemagne dans le jeu français.
Tout cela était déjà difficile à avaler pour l’ami américain et ses affidés européistes. Mais de Gaulle voulut aller plus loin : souhaitant résoudre le grand problème des hommes de sa génération, le drame de la condition ouvrière et salariée, il imagina (avec une « bande de gauchistes », affirmait alors Pompidou), une solution conforme au socialisme français et au catholicisme social : la participation des salariés aux bénéfices des entreprises.
Après dix ans de pouvoir, de Gaulle avait donc réussi à liguer contre lui : les Américains, leurs partenaires européens et la bourgeoisie d’affaire. Non content d’avoir repris son indépendance, il faisait la leçon aux anglo-saxons au sujet du Québec ou du Vietnam. Il avait 78 ans. Un peu partout sur terre, en Tchécoslovaquie comme aux USA, la jeunesse se révoltait. Et c’est alors qu’éclata la révolte de mai 68. Provoquée par les Américains ? Non, Branca ne le pense pas, quoiqu’il rende compte des campagnes de désinformation que ceux-ci orchestrèrent pour décrédibiliser le général de Gaulle aux yeux de l’opinion publique. Mais de Gaulle s’était ménagé trop de haines. Chinois, Russes, Américains, ex de l’OAS, ne furent que trop heureux de le mettre en difficulté, finançant et aidant, de toutes les manières, les étudiants révoltés, mais n’allant pas jusqu’à s’opposer à la reprise en main du pouvoir par le général.
1969. Malgré la victoire aux législatives, causée par la peur de la « chientlit » gauchiste, malgré que le président américain Nixon le tînt en grande estime, allant jusqu’à chercher auprès de lui conseil et assistance, le gaullisme avait les reins cassés. Il était décrédibilisé, assimilé par la jeunesse et les intellectuels au fascisme et à la réaction. Il n’était plus qu’un nationalisme hors d’âge, condamné par l’évolution du monde. Et, ultime grandeur du gaullisme, l’ayant compris, de Gaulle décida de partir, mais par le haut. Selon ce que nous en rapporte Branca, mais sa source est ici un propos du général postérieur à l’événement, le référendum de 1969, portant sur une réorganisation administrative ayant pour finalité la mise en œuvre de cette fameuse participation que le patronat assimilait à du communisme, De Gaulle n’aurait jamais cru que les Français l’approuveraient. Il n’aurait voulu, ce faisant, que leur offrir l’occasion de choisir eux-mêmes leur destin : la liberté ou la servitude.
On sait le choix qu’ils firent, ouvrant la voie aux présidences de Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac et Sarkozy, au fil desquelles, malgré quelques retours de flamme, comme le refus d’envahir l’Irak en 2003, la France abandonna tous les acquis du gaullisme, réalisant le vœu secret de la bourgeoisie : tout sacrifier à la tranquillité du commerce, et en finir avec l’impérialisme de la nation pour mieux pouvoir embrasser celui du Capital : la mondialisation.
Fasciné par son personnage, Eric Branca se ferme aux interprétations de l’histoire qui n’en confirmeraient pas le grandeur. Ici, les thèses européistes d’un Monnet, les idées coloniales d’un Soustelle ne sont pas discutées, rapportées aux intérêts, aux valeurs ou aux groupes sociaux dont elles sont l’expression. Elles n’apparaissent que comme des trahisons.
La disparition de l’esprit national dans l’élite ne fait l’objet d’aucune analyse, seulement d’une constatation indignée. Les raisons des collaborateurs, souvent inspirées par la volonté d’épargner aux Français le renouvellement des massacres de 14-18, ne sont pas prises en compte. Enfin, le phénomène impérial de la domination américaine ne fait pas non plus l’objet d’une mise en perspective, ni dans le cadre de l’histoire de France, ni dans celui de l’histoire du monde.
Pourtant, il y aurait eu beaucoup à dire : le choix de la collaboration avec l’Amérique qui fut celui des élites françaises, aurait pu être rapproché, non seulement du choix de la collaboration avec l’Allemagne nazie (ce que Branca fait très bien, en s’inspirant de Lacroix-Riz), mais encore du choix de la cour en 1790, de celui de l’évêque Cauchon pendant la guerre de Cent Ans, de celui de Thiers en 1871, de celui des Grecs à l’époque de la ligue de Délos ou, enfin, du choix de l’ensemble des patriciats des cités méditerranéennes sous Rome. Car, au fond, c’est toujours de la même tentation qu’il s’agit : celle de préférer à son propre peuple, à sa plèbe, l’étranger qui garantit l’ordre et la stabilité. Ce que de Gaulle appelait l’esprit d’abandon et Péguy le réalisme.
Bref : beaucoup de faits révélés, une saine indignation devant la lâcheté, mais peu de mises en perspective et aucune discussion des présupposés idéologiques du gaullisme, de sa substance sociologique ou de ses contradictions internes, par exemple celle que symbolise l’opposition Pompidou-de Gaulle, entre la nécessité, dans la perspective d’une politique de puissance mondiale, de la modernisation industrielle et capitaliste, et l’exigence morale d’un patriotisme anhistorique, dont les tendances autarciques ne peuvent que heurter les impératifs de la libre circulation des capitaux.
Ouvrage recensé– Eric Branca, L’ami américain. Washington contre de Gaulle, 1940-1969, Paris, Perrin, 2017.
Du même auteur– Histoire secrète de la droite, 1958-2008, Paris, Plon, 2008.
Autres pistes– Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Paris, Plon, 1970.– Julian Jackson, De Gaulle, une certaine idée de la France, Paris, Éditions du Seuil, 2019.– Annie Lacroix-Riz, Les élites françaises entre 1940 et 1944. De la collaboration avec l'Allemagne à l'alliance américaine, Paris, Armand Colin, 2016.