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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

L’Invention de la tradition

de Eric Hobsbawm et Terence Ranger

récension rédigée parIoana AndreescuDocteure en sociologie de l’EHESS et ingénieure de recherche à l’université Paris-Sorbonne.

Synopsis

Histoire

Dans les sociétés modernes, il apparaît que la tradition – souvent perçue comme ancienne, originelle ou bien même sacrée – n’est plausiblement qu’une invention de constitution récente, censée légitimer certaines pratiques sociales et discours de l’État-nation ou des différents groupes sociaux. La période de formation des États nationaux est en particulier représentative de ce phénomène : le moment de gestation des nations est marqué par une requête de cohésion sociale, de domination et d’autorité qui se réalise à travers un lien fictif avec le passé. Néanmoins, la composante d’« invention » qui caractérise les traditions modernes ne les rend pas moins efficaces sur un plan opératoire.

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1. Introduction

L’Invention de la tradition est publié en 1983, fruit de la collaboration des six historiens et anthropologues réunis dans ce recueil, coordonné par Eric Hobsbawm et Terence Ranger. Il va constituer une riche source d’inspiration pour d’autres historiens, tels que Pierre Nora, qui publiera à partir de 1984 les trois volumes de l’ouvrage français Les Lieux de mémoire.

Dans cet ouvrage, Eric Hobsbawm et les historiens et anthropologues signataires de ce livre inédit se proposent de réaliser une analyse critique de la « tradition » dans les sociétés modernes, afin de saisir ses fonctions et son rapport à la vérité historique. Selon les arguments des auteurs, différentes traditions se sont montrées indispensables pendant l’émergence des États-nations, d’où leur caractère « inventé ». Selon l’expression de Terence Ranger, elles constituent les « néo-traditions ».

2. L’œuvre d’un franc-tireur

« Aristocrate communiste » et « franc-tireur », militant et auteur d’une œuvre mondialement reconnue, Eric Hobsbawm est un historien à la trajectoire hors norme, marquée par ses objets de recherche innovants et ses choix politiques, qui au sein de son parcours deviennent indissociables. Ses champs de prédilection sont l’histoire économique et sociale (la nation, le capitalisme industriel, la crise du XVIIe siècle), même si parfois ses sujets de recherche se montrent sensibles aux approches culturelles, comme c’est le cas de la figure sociale du « bandit » ou de ses analyses sur le jazz.

Marxiste convaincu et membre du parti communiste britannique pendant 50 ans, Hobsbawm s’inscrit au sein du Communist Party Historians’ Group à partir de la fin des années 1940, où il rencontre des penseurs comme Christopher Hill, Rodney Hilton, E. P. Thompson, George Rudé, John Saville, Victor Kiernan ou Leslie Morton. Ce groupe de réflexion fondera plus tard la revue Past & Present, inspirée par les travaux de Fernand Braudel sur la « longue durée » et plus généralement par les travaux de l’École française des Annales. À son tour, cette revue deviendra représentative du déploiement de l’histoire sociale au Royaume-Uni, ainsi qu’au niveau international.

Le tournant linguistique des années 1970 est mal vécu par Hobsbawm, qui ne trouve pas de réel intérêt dans les nouveaux objets de recherche, ses approches restant celles d’une histoire sociale et économique classique. Adepte d’une histoire globale, l’historien trouve les nouvelles tendances de l’histoire assez étroites, qu’on pense à l’histoire des mentalités de la Nouvelle Histoire française (représentée par des penseurs tels que Philippe Ariès, Georges Duby, Michel Vovelle, Robert Mandrou et Jacques Le Goff) ou à la micro-histoire déployé en Italie (notamment par Carlo Ginzburg et Carlo Poni).

Hobsbawm abandonne l’histoire sociale pour une histoire des sociétés et propose ainsi une tétralogie consacrée au capitalisme industriel et à la bourgeoisie européenne : L’Ère des révolutions (1789-1848) ; L’Ère du capital (1848-1875) ; L’Ère des empires (1875-1914). Le quatrième volume, L’Âge des extrêmes. Le court vingtième siècle (1914-1991), publié en 1994, prolonge ces recherches par une analyse du capitalisme et de la désintégration sociale après la fin du communisme en Europe. La polémique autour de cet ouvrage marxiste, actuellement traduit en 37 langues, retarde sa traduction en français (qui se fera seulement en 2003). Ce sont ces quatre volumes qui ont fait de Hobsbawm l’historien le plus renommé au monde.

3. Les « traditions inventées »

D’une manière générale, les traditions au sein des sociétés sont considérées comme partie d’un patrimoine partagé digne d’être connu, transmis et même vénéré. Elles représentent l’« autorité des ancêtres » et assurent une continuité entre le passé et le présent ; elles sont anciennes, originelles, fondatrices et se rattachent à un sentiment d’appartenance à une communauté, au sein de laquelle le passé représente « une dimension permanente de la conscience humaine, un composant inévitable des institutions, valeurs et autres formes d’organisation de la société humaine » (p. 11). Elles se rapprochent ainsi de ce qui est ordinairement considéré comme « coutume ».

Leur fonctionnement peut être comparé à celui de la « routine », cette dernière étant toutefois dépourvue de fonctions symboliques ou rituelles.

Or les mutations engendrées au sein des sociétés européennes par la révolution industrielle, le progrès technologique, l’urbanisation et la diminution du sentiment religieux ont rendu nécessaire un facteur de stabilité et de cohésion sociale ; au moment de la cristallisation des nationalismes européens, il fallait renforcer le sentiment d’appartenance à la même communauté et le statut des institutions. Ainsi, l’émergence de la nation pendant les XIXe et XXe siècles se caractérise par la création de cet « apparat » de traditions qui paraissent immémoriales, tout en ayant « une origine très récente » et en étant « parfois inventées » (p. 27.

Cette nouvelle « religion civique » incarnée par les traditions inventées a pour but d’étayer des nouvelles fonctions politiques et sociales indispensable à la gestation étatique : il s’agit, d’un côté, de rendre légitime la nouvelle formation incarnée par l’État moderne et, de l’autre, de créer un sentiment d’appartenance au sein de la collectivité.

4. Des symboles inventés

Les différents chapitres de cet ouvrage abondent en exemples de la production massive des traditions, qui ont se donnent comme but la légitimation des États-nations et leur inscription dans la longue durée.

On peut rappeler l’invention du kilt comme costume national écossais, création vestimentaire de date plutôt récente (1745) et conçue par un industriel anglais, Thomas Rawlinson , pour des ordres pratiques tenant du travail dans les fabriques et en rien pour « contribuer à la préservation de leur mode de vie traditionnel » (p. 50).

D'autres exemples s'appuient sur les cérémonies de la monarchie britannique ou, en France, sur les symboles de la nation, tels que « le drapeau tricolore […], le monogramme de la République (RF) et sa devise (Liberté, Égalité, Fraternité), La Marseillaise, ainsi que la Marianne» (p. 295).

En effet, pendant la constitution de la nation française, trois inventions se remarquent par leur récurrence et force qui s'imposent au niveau national : premièrement, l’enseignement primaire est déployé aussi comme un contre-pouvoir laïque au pouvoir ecclésiastique ; deuxièmement, les commémorations publiques de la nation française sont mises en place à partir de 14 juillet 1880 afin d'évoquer la création d'une identité « française » qui évoque les acquis de 1789 ; troisièmement, un grand nombre de monuments publics émergent dans l'espace public, tel que la République elle-même, sous le visage de Marianne, ou les personnages patriotiques qui accompagnent souvent cette représentation.

5. Des traditions en mutations

À l’époque moderne et contemporaine, on peut remarquer l’abondance d’inventions et d’innovations concernant la création des traditions destinées à renforcer le projet « nation ». Elles ont pour but de déployer tout un projet étatique en extension, compris à travers des notions telles que l’État-nation, le nationalisme, les histoires nationales, les symboles nationaux.

Malgré leur richesse, elles deviennent toutefois plus vagues, dispersées et contingentes, rendant ainsi plus difficile l’identification des valeurs, des responsabilités civiques et des obligations à respecter. Il découle une première conclusion de ce constat : l’espace social moderne est moins formaté que celui des sociétés agraires, par exemple, où les traditions anciennes sont plus structurantes et beaucoup plus stables.

Les nouvelles traditions inventées ont moins d’influence sur le quotidien des hommes, sur les cycles d’événements qui réglaient les sociétés traditionnelles. Aussi, les nouvelles traditions sont elles-mêmes influencées par des nouveaux facteurs spécifiques au XXe siècle qui sont complètement extérieurs à l’usage de la tradition, tels que le développement de la technologie, l’emploi d'une économie globale ou le déploiement intense des appareils bureaucratiques.

Néanmoins, ces changements spécifiques de l'époque contemporaine ne dérobent pas les pratiques néo-traditionnelles de leur pouvoir d'agir dans la création d'une identité partagée.

6. Conclusion

Le métier d’historien est lui-même en mutation. Ces nouveaux objets que se donne l’histoire et qui entraînent une ouverture vers la mémoire collective, les cérémonies et les commémorations, le penser-ensemble du passé et de la culture (comme dans l’histoire culturelle ou celle des mentalités), permettent de réfléchir sur les évidences identitaires, souvent fictives.

7. Zone critique

L’invention de la tradition, et de manière plus générale, le parcours académique et l’engagement politique d’Eric Hobsbawm ont suscité des débats et connu de ferventes critiques. En premier lieu, la notion de « tradition inventée » a été critiquée d’un point de vue épistémologique, car les différences existant entre « tradition inventée », « tradition ancienne » et « coutume » restent assez floues. Ernerst Gellner, un autre théoricien du nationalisme, prolonge l’influence de l’État jusqu’au système éducatif, tandis que le sociologue Craig Calhoun voit l’État-nation comme une structure complexe, porteuse de dimensions positives et négatives à la fois.

À partir de 1965, Eric Hobsbawm est critiqué pour son appartenance et son soutien au parti communiste, quand la révolution hongroise est anéantie par l’armée soviétique. D’ailleurs, ses désapprobations du stalinisme – quand il en fait – restent formulées sur un ton plutôt cordial, ce qui attire sur lui les reproches des penseurs de son temps.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé : – L’Invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2012 [1983].

Du même auteur :– Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1966.– Les Bandits, Paris, Maspero, coll. « Petite collection Maspero », 1972.– L’Ère du capital, Paris, Fayard, 1977.– Nations et nationalisme depuis 1780.Programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001.– L’Âge des extrêmes. Le court vingtième siècle (1914-1991), Bruxelles, Complexe, 2003.– Marx et l’histoire. Textes inédits, Paris, Hachette, 2009.

Autres pistes : – Richard J. Evans, Eric Hobsbawm: A Life in History, New York, Oxford University Press, 2019.– Roger Scruton, L’Erreur et l’Orgueil. Penseurs de la gauche moderne, Paris, L’Artilleur, 2019.– John Callaghan, Ben Harker, British communism: a documentary history, Manchester, Manchester University Press, 2011.– Fabrice Bensimon, « Eric Hobsbawm (1917-2012), un historien dans le siècle », Revue d'histoire du XIXe siècle, n°46, 2013, p. 188.

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