Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Eric J. Hobsbawm
Rappeler aux jeunes générations que leur monde est tout entier issu des convulsions du tragique XXe siècle, tel est le pari d’Eric Hobsbawm dans cette fresque magistrale qui court de la Première Guerre mondiale à l’effondrement de l’Union soviétique, avec en toile de fond l’implosion du capitalisme classique et la Révolution. Et cette question : où allons-nous, maintenant que, libérées de la peur du bolchevisme, les élites conduisent à nouveau le monde selon les règles suicidaires de l’ultralibéralisme ?
Plongées en permanence dans l’instantanéité du désir, les jeunes générations ont tout oublié des tragiques événements à travers lesquels le XXe siècle a accouché du monde contemporain. Inconscientes, elles détruisent les unes après les autres toutes les digues que les hommes de l’après-guerre avaient dressées pour empêcher que le capitalisme ne s’effondre : État-providence, société de consommation.
Né en 1917, Eric Hobsbawm se souvient : la guerre de 14, stade suprême du capitalisme, avait débouché sur la révolution russe. Alors que la bourgeoisie apeurée suscitait partout des régimes forts, nationalistes et anticommunistes, le dernier bastion du capitalisme florissant, les États-Unis, plongea à son tour, en 1929, tandis que l’URSS affichait une santé économique insolente.
Fruit de la crise et de la peur du communisme, le nazisme prit le pouvoir en Allemagne et embrasa l’Europe, qui ne dut son salut qu’à l’Armée rouge. Après-guerre, le compromis historique entre toutes les forces de l’antifascisme (des communistes à la bourgeoisie libérale) déboucha sur un Âge d’or. Les hauts salaires et l’État providence achetèrent la paix sociale, engendrant la société de consommation, planche de salut du capitalisme ; mais la crise de ce modèle dans les années 1970, et la chute de l’URSS, débouchèrent sur un renouveau d’ultralibéralisme. Amnésique, le monde semblait à nouveau se diriger à l’abîme…
Pour Hobsbawm, Marx a eu raison sur toute la ligne. La Première Guerre mondiale et la révolution de 1917, cela ressemblait bien au fameux « Grand Soir » du philosophe allemand. Après la Russie, la Révolution se propageait en Allemagne, en Hongrie et en Italie, où seul Mussolini put l’arrêter. Tactique pour entraver la progression du bolchevisme : la constitution, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de petits États-nations faibles et manipulables, dominés par la bourgeoisie nationaliste locale : Pologne, Etats baltes, Finlande, Hongrie, Tchécoslovaquie, etc. ; toute la ribambelle, en somme, des Etats de souveraineté incertaine, qui se formèrent sur les décombres de l’empire des Habsbourg et de celui des Romanov.
Cependant, grâce à l’extraordinaire dynamisme économique américain, fouetté par l’afflux des réserves d’or du monde entier, la situation sembla se stabiliser au milieu des années 1920. L’Italie avait trouvé un nouveau départ, la France se reconstruisait, l’Allemagne de Weimar pansait lentement ses plaies, la Révolution, partout, avait été mâtée, et la Russie bolchevique même avait renoncé à la Révolution mondiale, du moins pour le moment.
Mais l’embellie ne dura pas. On avait trop prêté, trop investi, trop produit, trop misé sur l’avenir. Ce fut le krach boursier de Wall Street, puis la crise, énorme, colossale, sans précédent, qui ravagea les économies autant que la Première Guerre mondiale. Un chiffre : de 1929 à 1932, le commerce extérieur américain chuta de 70 %. On agonisait au pied des palaces. Aucune assistance sociale.
Or, à cette même époque, tandis qu’on ignorait ou qu’on voulait ignorer à peu près tout des horreurs du stalinisme, l’URSS affichait une santé économique et sociale fort enviée : tandis que la propriété privée avait été abolie (et les inégalités avec), la production industrielle montait en flèche et l’alphabétisation rattrapait les pays les plus avancés. Pour beaucoup, le soviétisme semblait l’avenir du monde ; pour ceux qui le haïssaient, c’était un ennemi extrêmement sérieux.
C’est alors que l’Allemagne, en proie au chômage, à la misère et à l’hyperinflation, trouva dans le nazisme un substitut à la révolution, qui canalisa la haine des masses sur le Juif, étouffa le mouvement communiste, pourtant très puissant mais lâché par Staline, et parvint à redresser l’économie sur un modèle autarcique qui devait beaucoup à l’URSS.
Vint la Deuxième Guerre mondiale. Cataclysme sans aucun équivalent dans l’histoire, troisième grande catastrophe du siècle, le conflit sembla sonner le glas, à nouveau, du capitalisme occidental et libéral.
S’ensuivit une deuxième vague de révolutions, parfois appuyées par les Soviétiques, parfois non, parfois stoppées par Staline lui-même. L’Europe de l’Est tout entière fut submergée, et la Yougoslavie, et la Grèce, et la Chine, et la Corée, et l’Indochine. En Occident même, la France et l’Italie avaient des partis communistes en position de prendre le pouvoir par les urnes.
Partout, la bourgeoisie libérale fit alliance avec les sociaux-démocrates hostiles au Kremlin, et adopta des politiques keynésiennes de relance de l’économie par la demande, de protection sociale forte et de planification. Le but était d’empêcher l’effondrement social et la révolution. La conséquence fut une ère de prospérité totalement inattendue : les « Trente Glorieuses ».
C’est un des points les plus marquants du livre d’Hobsbawm : la croissance économique d’après-guerre fut une conséquence, non pas du capitalisme, mais de la peur du communisme et de l’anarchie sociale, qui poussa les élites occidentales à faire des concessions énormes au mouvement ouvrier.Ebranlée par les médias de masse, la faillite de la science classique, le prométhéisme technicien et l’art moderne, la culture classique ou bourgeoise s’effondra. Apparut une culture jeune, rock, pop, vivant dans le temps présent et complètement appareillée au capitalisme. Le roman et le théâtre disparurent comme expression de l’époque, au profit du cinéma. Le peuple déserta les salles de concert. Les églises se vidèrent.
On acheta des walkmans, on se mit à regarder la télévision, on cessa d’écrire. Révolutionnaire au sens où le capitalisme bouleverse sans cesse les modes de production, la nouvelle génération, avec son goût pour la violence, le sexe, les voyages et les jeans, adopta une posture révolutionnaire, car elle ne voulait ni du vieux général De Gaulle, ni de la guerre du Vietnam. Mais ce n’était que pour mieux oublier la véritable révolution, sacrificielle, sérieuse, où la condition ouvrière comptait davantage que les préférences sexuelles.
Dans les années 1960-1970, la situation était paradoxale. Alors que l’URSS de Brejnev réalisait l’idéal anti-léniniste du « droit à la paresse » de Paul Lafargue, le monde connaissait une nouvelle vague de révolutions, que l’URSS ne soutint qu’à contre-cœur (selon Hobsbawm). Après Cuba et l’Algérie, voici la Somalie, l’Angola, le Mozambique, le Vietnam, le Cambodge. L’Europe de l’est, quant à elle, semblait ne devoir jamais sortir du coma politique.
Quand, en 1979, le Shah d’Iran fut renversé par une coalition comptant des communistes aussi bien que l’ayatollah Khomeini, et que l’armée soviétique pénétra en Afghanistan, ce fut la panique à Washington. Les rouges semblaient devoir l’emporter.
En outre, la crise des années 1970 s’approfondissait, au lieu de se résorber. On la pensait due à la flambée des cours du pétrole, qui avait eu pour effet, comble d’infortune, de faire affluer les devises à Moscou, laquelle parut d’autant plus forte. Il fallait faire quelque chose. C’est alors que commença la deuxième guerre froide, menée par les « théologiens ultralibéraux » qui entouraient Reagan et Thatcher, espèces d’économistes qui raisonnaient comme si le Grand Soir n’avait pas eu lieu et opposaient, comme en miroir, leur utopie du marché omniprésent et omnipotent à l’utopie d’un monde sans marché des communistes. Folie noire contre noire folie.
Tout cela était pure paranoïa, selon Hobsbawm. Rien n’avait jamais été plus éloigné de l’esprit des dirigeants communistes russes que de s’étendre au-delà des territoires libérés par l’Armée rouge. À Cuba, comme en Chine, en Yougoslavie ou en France, ils avaient déconseillé aux communistes de prendre le pouvoir. Le pays, exsangue à cause de la guerre civile et de la Deuxième Guerre mondiale, n’avait jamais aspiré qu’à la coexistence pacifique, et c’est d’ailleurs – encore un paradoxe souligné par Hobsbawm – ce qui devait avoir la peau de l’économie soviétique, dès qu’elle se fut concrétisée, dans les années 1970, sous la forme de la détente.
Car, tant que l’URSS, du fait du blocus exercé contre elle par les puissances capitalistes, avait vécu en vase clos, le système économique, dirigé et socialisé, avait fonctionné à merveille, avec des taux de croissance supérieurs aux Occidentaux ; et il aurait pu continuer ainsi fort longtemps, vivant selon ses propres critères, si, à la faveur de la détente, il n’avait commencé à commercer avec l’Ouest et donc à entrer en concurrence avec des économies nécessairement beaucoup plus compétitives, étant donné que les travailleurs y étaient soumis aux exigences du capital ; ce qui devait entraîner sa perte. Les économistes et les dirigeants soviétiques, sans cesse amenés à se comparer aux Occidentaux, furent amenés à penser qu’ils accusaient un retard, et qu’il fallait le combler. En prenant l’ouest pour modèle. Il n’y en avait pas d’autre.
Tandis que Brejnev, conscient des dangers du changement, imposait la stagnation en se reposant sur la rente pétrolière, les Américains, se croyant attaqués, relancèrent la guerre froide. Concrètement, ils abreuvèrent les villageois afghans fondamentalistes d’armes contre le gouvernement communiste élu de Kaboul, soutenu par Moscou. Œil pour œil, dent pour dent, Moscou devait avoir son Vietnam.
On pense, en général, que les Américains remportèrent l’affrontement. Pour Hobsbawm, il n’en est rien. La vérité, c’est que la guerre froide a pris fin à l’initiative de Gorbatchev lui-même, alors que l’Union soviétique était dans un état social et économique certes inquiétant, mais très loin d’être catastrophique, et, à bien des égards, meilleur qu’en Occident. D’ailleurs, si la population de maint pays de l’est était hostile au soviétisme, celle de l’Union soviétique soutenait massivement un régime qui lui apportait une grande sécurité matérielle et sociale, et avait donné à la Russie un prestige inégalé, à la fois comme centre du communisme mondial, et comme vainqueur du germano-fascisme.
Le but de Gorbatchev, c’était de se débarrasser définitivement des dernières scories du stalinisme, d’établir un gouvernement constitutionnel et un parlement pluraliste qui l’aiderait à faire de l’URSS une énorme Suède social-démocrate pacifique alliant efficacité capitaliste, humanisme et conquêtes sociales du communisme. Au fond, l’homme était un pur idéaliste, le fruit idéal de l’éducation soviétique, mais son programme détruisit l’épine dorsale du pays, le Parti et le Gosplan , qui seuls assuraient l’harmonie de l’ensemble et sans lesquels la symphonie se transforma, sous les yeux du chef d’orchestre médusé, en une atroce cacophonie. Chaque directeur d’usine et chaque gouverneur de Province dut prendre les choses en main, les uns se transformant en oligarques, les autres en satrapes.
Or, la désintégration du l’URSS eut lieu alors que les États-Unis et le Royaume-Uni étaient dirigés par des tenants du libéralisme total, qui usèrent de l’effondrement inopiné de leur adversaire pour promouvoir une version infantile du capitalisme, la leur, qui était censée avoir vaincu le communisme et être parée de toutes les vertus, alors même que le capitalisme, en fait, était entré en agonie.
Pour Hobsbawm, loin d’être résorbée, la crise des années 1970 se prolonge . Sa cause réside dans la redistribution géographique des sites de production du capitalisme, et dans la destruction d’emplois engendrée par l’automation et l’informatique. La crise est grave et possiblement fatale au capitalisme dans son ensemble, voire à l’humanité. Or, aveuglés par l’idéologie du libre-échange, les gouvernements occidentaux ne font rien qui serait susceptible d’améliorer la situation
Circonstance aggravante, le capitalisme a miné les fondements anthropologiques de son développement. La société de consommation a fait émerger un type d’hommes ne vivant que dans le temps présent de la marchandise, incapable de politique. Partant, les masses ne votent plus, laissant le champ libre à toutes sortes de minorités et de lobbies qui pervertissent les institutions démocratiques : la démocratie formelle, si universellement revendiquée qu’elle soit, n’est plus qu’une coquille ville et un frein à toute prise de décision, obligeant les gouvernements qui souhaiteraient résoudre les deux problèmes de l’heure, le surpeuplement et le réchauffement climatique, à contourner l’institution du vote universel, voire à s’en remettre à une « démocratie plébiscitaire » à la Napoléon III.
Paradoxe ultime, par où Hobsbawm clôt sa réflexion sur le XXe siècle : les partisans, comme lui, du progrès social et de la préservation de l’environnement devraient se détourner de la démocratie, tant les peuples, aujourd’hui, sont séduits par les deux seules forces politiques que le marxisme a laissées face au capitalisme libéral : le nationalisme identitaire et le fondamentalisme religieux. Ici, Hobsbawm est fidèle aux idées léninistes de sa jeunesse : la démocratie formelle a des limites.
Le schéma de Hobsbawm est simple : effondrement du capitalisme au début du siècle, révolution, re-crise, re-guerre et re-révolution. 1945 : le capitalisme, dûment réformé pour éviter un nouvel effondrement ou une nouvelle et définitive vague révolutionnaire, aboutit à la société d’abondance, de consommation et de plein-emploi de l’après-guerre, qui se donne et se prend pour un triomphe du capitalisme là où il n’y avait triomphe que de sa réforme. 1985-1991 : l’URSS, attirée par ce modèle, s’ouvre à l’Occident et signe par là sa perte.
L’Occident, sûr de lui, retourne à ses errements passés, appelant réforme le processus d’élimination de la réforme qui l’avait sauvé de lui-même, savoir l’État-providence. La boucle est bouclée. On peut craindre que le pire ne recommence, à moins que des politiciens n’aient le courage de reconstruire ce que le capitalisme ruine partout : l’autorité de la puissance publique.
Fort critiqué pour minimiser ce que d’aucuns appellent le caractère criminel du communisme, Hobsbawm ne se livre en fait à aucun éloge du soviétisme. Il voudrait seulement retourner aux « Trente Glorieuses ». Mais – et c’est ici que le bât blesse – ce projet entre en contradiction avec une autre exigence formulée par notre auteur : celle d’une maîtrise du désastre écologique.
Par quelque bout que l’on prenne le problème, le progrès mécanique (sans lequel il ne saurait y avoir de croissance ni a fortiori, de plein-emploi et de stabilité sociale) suppose la combustion d’énergies fossiles et, d’une façon générale, la pollution. Il est impossible, à long terme, de concilier la préservation de la vie sur terre et le mode de vie capitaliste du citoyen automobiliste. Sauf à s’orienter, comme l’écrit Hobsbawm lui-même, vers un régime autoritaire, sorte de fascisme vert où l’accueil des migrants se ferait au prix de la disparition de l’unité culturelle des nations (fondement du consensus démocratique) ou de la relégation des étrangers au statut de métèque, perspectives peu conformes aux idéaux marxistes de notre auteur.
Ouvrage recensé– L'Age des extrêmes : Histoire du court XXe siècle (1914-1991), Paris, éditions Complexe, 1999.
Du même auteur– L’Ère des Révolutions. 1798-1848, Paris, éditions Complexe, 1988.– L’Ère des Empires. 1848-1875, Paris, Hachette, 1987.
Autre piste– Dobritsa Tchossitch, Racines, Le Temps de la mort, Le Temps du Mal, Le Temps du pouvoir, Le Temps de l'imposture, L’Âge d’Homme, 1990-1996 [où les problèmes