Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Eric J. Hobsbawm
Le nationalisme est difficile à définir, étant donné la variété des mouvements et idéologies qu’il semble recouvrir. À travers cet ouvrage, Hobsbawm explore les évolutions de ce principe et du rapport à l’étranger, depuis la création des nations par les intellectuels libéraux et les gouvernants du milieu du XIXe siècle, jusqu’à la montée de la xénophobie populaire provoquée par les bouleversements socioéconomiques du capitalisme mondialisé au début des années 1990.
Le présent ouvrage est basé sur les Wiles Lectures, conférences données par Eric Hobsbawm en 1985 à la Queen University de Belfast, et qui suivent de quelques années un premier recueil codirigé avec Terence Ranger sur le thème de l’« invention de la tradition ». Dans ce dernier, il montrait déjà comment l’émergence des nations s’accompagnait de la recréation de traditions passant pour immémoriales, qui permettait de raffermir une appartenance commune et de légitimer la nouvelle forme de l’État.
Hobsbawm s’affirme ainsi, aux côtés d’auteurs comme Ernest Gellner, Miroslav Hroch ou Benedict Anderson, comme partisan de l’approche moderniste ou « constructiviste » du nationalisme, qui insiste sur la construction des nations et leur instrumentalisation successive par des acteurs politiques, à la suite de divers processus modernes comme l’industrialisation, l’urbanisation, le développement d’un capitalisme de l’imprimé et la démocratisation de la vie politique, tous donnant lieu à des sociétés de plus en plus homogénéisées – approche opposée à celle des primordialistes, qui mettent en avant un passé culturel plus ancien de la nation, lié à des caractéristiques inhérentes aux peuples.
Mais alors que tous observent et dissèquent cette construction de la nation par le haut, Hobsbawm choisit, en cohérence avec sa filiation marxiste, d’élargir son analyse à la « vision de la nation par en bas », qui repose sur « des espoirs, des besoins, des nostalgies et des intérêts […] des gens ordinaires » (p. 29). Se concentrant sur la période qui s’étend de la fin du XIXe siècle aux dernières décolonisations et à la chute de l’URSS, Hobsbawm étudie ainsi l’évolution et les transformations progressives du nationalisme, liées à son appropriation par des groupes sociaux très divers.
Il montre en particulier comment les gouvernements ont pu utiliser le sentiment national à leur profit, afin de renouveler leur légitimité, et comment celui-ci a pu devenir un thème et une stratégie autant prisés par la droite de la fin du XIXe siècle que par les mouvements de libération « socialistes » postérieurs à la Seconde Guerre mondiale.
En choisissant d’associer les deux termes de nations et de nationalisme dans le titre de son ouvrage, comme l’avait fait Gellner avant lui , Hobsbawm revendique une position moderniste : les nations ne peuvent être pensées hors du cadre du nationalisme apparu au XIXe siècle, né de la modernité et de la constitution des principaux États-nations, et érigé en idéologie politique.
Face à l’approximation des définitions tant objectives que subjectives qui s’y rapportent, il refuse de caractériser la « nation » a priori et adopte une position agnostique (p. 25).
Dans son ouvrage, il s’efforce ainsi de considérer davantage les diverses conceptions que les groupes sociaux se font de la nation (les différents nationalismes) que la réalité qu’elles recouvrent. Il rappelle d’ailleurs que la nation n’est pas une « identité sociale fondamentale [et] immuable », mais qu’elle appartient à une période historique récente et est intrinsèquement liée à un type d’État territorial moderne. Elle recèle ainsi une part d’artefact, d’invention et de « création délibérée appliquée au social » (p. 27).
Pour les penseurs libéraux, défenseurs du « principe des nationalités » en Europe de 1830 à 1880, la nation s’impose comme une nécessité afin de former des unités de développement viables. Elle est en même temps une étape du progrès de l’humanité, vers des sociétés de plus en plus vastes. Trois critères sont décisifs dans la constitution d’une nation : l’association historique d’un peuple à un État actuel ou passé, l’existence d’une élite culturelle établie de longue date avec une tradition littéraire (Allemagne, Italie) et la preuve d’une capacité de conquête.
Cette théorie libérale de la nation, qui n’est encore portée que par une élite économique et culturelle, s’appuie sur les symboles et les sentiments d’un protonationalisme populaire déjà existant : plusieurs idiomes, à partir desquels les intellectuels bourgeois forgent une langue nationale codifiée, des traditions culturelles et des rituels religieux, dont ils s’inspirent pour bâtir leur « religion civile » (hymne, drapeau), et enfin des formes locales ou régionales d’appartenance collective, qu’ils étendent. Ce protonationalisme, s’il rend plus facile la tâche du nationalisme en lui offrant une base solide et le prestige du passé, reste cependant insuffisant pour former une nation : c’est le rôle de l’État.
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la démocratisation de la vie politique impose aux États de s’occuper de la « question nationale » (p. 159). Non seulement les gouvernements doivent gagner la loyauté de leurs citoyens, mais l’identification à l’État est nécessaire à sa modernisation : le développement technique et économique impose une instruction universelle et une homogénéisation de la culture « nationale » par le biais d’une langue partagée ; et le système administratif étatique auquel désormais le citoyen est confronté directement doit être uniformisé.
Le patriotisme d’État, auparavant centré sur une dynastie et maintenant lié à ses institutions, est forcé d’intégrer le nationalisme afin de revitaliser l’attachement émotionnel à l’État dans le contexte des nouvelles guerres modernes, et d’empêcher que celui-ci ne devienne une force autonome, opposée aux élites dirigeantes. Il s’agit donc de projeter sur le grand pays le sentiment authentique d’identification à son village, sa région d’origine, et de faire des héros et des évènements locaux un héritage commun de la nation toute entière.
Hobsbawm adopte la classification de Miroslav Hroch, qui distingue trois phases dans le développement des mouvements nationaux : une première phase, purement culturelle, de redécouverte du folklore ; une phase libérale, au milieu du siècle, dans laquelle une « minorité agissante » se saisit de l’idée nationale et revendique des changements politiques ; enfin la troisième phase, où le nationalisme acquiert un soutien de masse, celui du peuple qu’il est censé représenter. La période postérieure à 1870 est celle qui intéresse le plus directement Hobsbawm, dans la mesure où les masses populaires s’approprient alors le nationalisme, et où celui-ci dépasse le but initial que lui avait fixé l’État.
Ce nationalisme populaire est le fruit de deux dynamiques : celle, politique, de la réception des arguments nationalistes de l’État, qui se diffusent dans toute la société ; et celle, économique, de la réaction des groupes traditionnels de la petite bourgeoisie face aux conséquences de la modernité, à savoir la naissance de nouvelles couches sociales liées à l’industrialisation et à des mouvements massifs de migrations, sur fond de Grande Dépression. Par peur du déclassement, alors que l’État choisit une langue nationale unique et développe l’instruction – menaçant ainsi leur capital culturel et social –, ces couches moyennes transforment le nationalisme en insistant sur ses caractères ethnolinguistiques.
Chaque groupe défend sa langue vernaculaire, exige sa reconnaissance sur le plan national, et l’apparition dans les sciences sociales des théories raciales (Vacher de Lapouge, Houston Chamberlain) et de la génétique lui permet de se distinguer et de dénigrer les autres. Des mouvements nationalistes fleurissent au sein même des États existant : Arméniens, Lituaniens, Juifs, Ruthènes, Croates, Basques, Catalans, etc.
D’une idéologie liée à la gauche, révolutionnaire et associée au libéralisme, le nationalisme évolue vers des positions d’extrême-droite, devenant un mouvement chauvin, xénophobe, donnant naissance à des sous-variétés comme l’antisémitisme, qui se développe en France au moment de l’affaire Dreyfus. Il s’oppose aux mouvements ouvriers émergents, socialistes et internationalistes. Mais l’acquisition d’une conscience nationale n’est pas opposée dans cette période à l’acquisition d’autres formes de conscience sociales ou politiques, telle la conscience de classe.
Avec l’effondrement des empires et la proclamation du principe wilsonien d’« autodétermination des peuples », le nationalisme devient une force majeure dès 1918.
Mais l’application de ce principe se révèle rapidement problématique, car il exige de faire coïncider les frontières étatiques avec celles de nationalités et de langues, alors que la plupart des jeunes États (Tchécoslovaquie, Pologne, Roumanie, Yougoslavie) restent multinationaux ou pluriethniques. Mené à l’extrême, le programme d’une nation territoriale homogène pouvait déboucher sur des expulsions ou exterminations. Pour cette raison, les frontières issues du traité de Versailles sont devenues immuables, ce qui a consacré le nationalisme des États-nations existants et imposé la mue des autres mouvements nationalistes en séparatismes (gallois, catalan, basque).
Durant cette période, les nouveaux médias (presse, cinéma, radio) et les compétitions sportives (football, J.O.) deviennent de nouveaux vecteurs du nationalisme, qui s’étend jusqu’aux populations les moins politisées, et on assiste au retour d’un sentiment national porté par la gauche, laquelle mène le combat antifasciste selon une ligne nationaliste.
À partir de l’entre-deux-guerres, les mouvements de libération dans le tiers-monde utilisent la rhétorique nationaliste de manière opportuniste afin d’obtenir leur indépendance. Hobsbawm rechigne à employer le terme de « nationaliste » pour caractériser ces mouvements, car les unités territoriales qu’ils revendiquaient n’avaient rien d’historique, leurs frontières étaient artificielles et il n’existait pas alors de symboles culturels communs à si grande échelle. La situation interne des États décolonisés était donc très instable, le pouvoir revenant souvent à un groupe ethnique qui imposait son hégémonie.
Plusieurs mouvements indigènes se sont ensuite élevés contre l’« irréalité nationale » de leurs propres États, ce qui a donné lieu à des rivalités communautaires, ethniques et tribales comme au Soudan, à Chypre, au Nigéria, etc. Dans ces frictions, divers groupes ethniques se sont eux-mêmes conformés au modèle nationaliste afin d’accéder à certains postes de pouvoir et à un meilleur partage des ressources. S’appuyant sur les travaux de l’ethnologue Fredrik Barth, Hobsbawm montre comme le nationalisme postcolonial permet à ces groupes d’éviter l’exclusion et d’adopter une position compétitive dans la « mêlée intercommunautaire » au sein de l’État (p. 294).
Pour Hobsbawm, les questions nationales de l’après 1989 en Europe ne sont que les « affaires en suspens de 1918-1921 », l’URSS ayant retardé l’effondrement de l’Empire russe. Dans la phase contemporaine, le nationalisme n’incarne plus un projet positif de construction d’États-nations, de mouvements unificateurs ou émancipateurs, mais plutôt une volonté de séparation ou de division portée par des groupes ethniques.
Face aux transformations socioéconomiques rapides de la fin du XXe siècle et à la mobilité massive des populations, il a pu être considéré comme un « substitut de facteurs d’intégration dans une société qui se désintègre » (p. 319, d’après Hroch). Les mouvements nationalistes ont ainsi été réduits à des réactions de faiblesse et de peur vis-à-vis de boucs-émissaires étrangers, transcrivant une volonté d’ériger des barrières face aux tendances modernes.
D’après l’auteur, l’idée selon laquelle nations et nationalismes sont des forces montantes et irrésistibles du XXIe siècle repose sur une illusion sémantique : tous les États aujourd’hui sont dits officiellement des « nations » alors qu’ils n’en sont pas (homogénéité impossible) et tous les mouvements recherchant une autonomie territoriale ou opposant un intérêt régional à la centralisation étatique auront tendance à développer une forme de nationalisme ethnolinguistique. La montée de l’agitation ethnique et séparatiste serait en outre liée au fait que les États postérieurs à la Seconde Guerre mondiale sont dus à la décolonisation, à la révolution ou à l’intervention de puissances extérieures.
Hobsbawm en conclut que, malgré sa visibilité, le nationalisme est « historiquement moins important » (p. 351). Il n’est plus qu’un facteur de complication ou le catalyseur d’autre phénomènes, tandis que les nations ou groupes ethnolinguistiques sont des « forces en régression ».
Alors que le supranational et l’infranational prennent de plus en plus d’importance, l’État-nation est de moins en moins une entité opérationnelle : l’ancien objectif d’une « économie nationale » n’a plus de sens avec l’émergence d’une nouvelle division internationale du travail et de réseaux économiques internationaux échappant au contrôle gouvernemental. Au sein des plus anciennes nations, on peut même détecter une crise de la conscience nationale dans l’inadéquation des termes qui constituaient préalablement le quadrilatère sacré du nationalisme : Peuple-État-Nation-Gouvernement.
À l’issue de cette lecture, on comprend mieux la position agnostique que prônait Hobsbawm : il est en effet difficile de connaître la nation a priori et de la définir de manière abstraite, étant donné que le nationalisme a été porté par des groupes et a fait naître des entités historiques qui étaient aux antipodes les uns des autres.
En bon historien, Hobsbawm dresse ici l’évolution de ce concept qui retrace en même temps différentes époques et difficultés qu’a traversées l’État-nation, tout en donnant des exemples nombreux et variés, issus de toutes les régions du monde – dépassant ainsi le seul cadre européen et occidental auxquelles se réduisent souvent les études sur le nationalisme. S’il adopte une approche moderniste du nationalisme, il ne se défait pas pour autant de son intérêt pour les sentiments et passions du peuple ou des dominés, qui ont considérablement renouvelé la forme et le contenu des « communautés imaginées » contemporaines.
Nations et nationalismes présente une synthèse très complète des travaux des penseurs de l’approche moderniste des années 1970-1980 sur le nationalisme : E. Gellner, M. Hroch, B. Anderson, J. Breuilly, etc. Dans la filiation de Gellner, Hobsbawm considère que l’État est le principal agent du nationalisme au XIXe siècle, à travers l’homogénéisation culturelle de la société par l’école et l’imposition d’une langue nationale, qui répondent en même temps à des exigences économiques.
C’est peut-être dans la surévaluation des facteurs économiques et de l’efficacité des stratégies étatiques, due à son engagement marxiste, que l’analyse d’Hobsbawm pêche par moments. Le chapitre dédié au protonationalisme semble ainsi un peu léger, et tend à négliger l’importance des symboles ou facteurs culturels préexistant qui ont pu servir à forger l’identité nationale, sur lesquels d’autres auteurs, comme Anne-Marie Thiesse ou Anthony D. Smith, ont davantage insisté.
De plus, en se concentrant sur une forme de nationalisme populaire ethnolinguistique plus répandue, et en pointant du doigt la non-homogénéité des États-nations, Hobsbawm semble déconsidérer une autre conception de la nation, plus politique : celle du nationalisme civique, du « plébiscite de tous les jours » de Renan.
Néanmoins, son analyse des nationalismes « vu d’en bas » est très révélatrice. Il montre ainsi les inadéquations entre l’identité forgée par les gouvernements et le désir d’appartenance des populations, l’articulation entre positions sociales et investissement dans les mouvements nationalistes, et surtout la possible coexistence d’une conscience nationale et d’autres prises de conscience sociales et politiques, notamment lors des guerres du début du XXe siècle.
Ouvrage recensé– Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2014 [1990].
Du même auteur– Avec Terence Ranger, L’Invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.– L’Âge des extrêmes. Le court vingtième siècle (1914-1991), Bruxelles, Éditions Complexe, 2003.
Autres pistes– Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002.– Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989.