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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Après la société

de Éric Macé

récension rédigée parCéline MorinMaître de conférences à l'Université Paris-Nanterre, spécialiste de la communication et des médias.

Synopsis

Société

Que reste-t-il aujourd’hui du projet intellectuel de la sociologie ? Dans sa forme moderne, la discipline s’est instituée au XIXe siècle, mais peut-elle aujourd’hui résister à l’effondrement de ses postulats historiques ? Le voudra-t-elle seulement, si la condition en est la révision de ses principes fondateurs devenus largement caducs ? Le « manuel de sociologie augmenté » proposé ici est bien celui de la survie d’une science qui, au bord du précipice, n’a d’autre choix que de sauter vers de nouveaux territoires conceptuels.

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1. Introduction

Pour quelles raisons faudrait-il, comme le titre de cet ouvrage le propose, penser « après la société » ? Parce que l’objet « société » et son observatrice la sociologie, dans une relation duale, sont tous deux à un moment charnière de leur histoire.

L’objet d’étude de la sociologie n’est plus la société. L’idée peut sembler surprenante, elle est pourtant cruciale pour une discipline en crise à une époque où, d’un côté, les communautés familiales et sociales ne régissent plus les individus et où, de l’autre, les espaces transnationaux remettent en cause les grandes narrations des États-nations occidentaux.

La société ne doit plus être le concept centralisateur de la sociologie car elle doit être rendue à ses acteurs : Éric Macé propose de confier à la sociologie l’étude des rapports sociaux qui construisent et stabilisent la société comme une réalité communément partagée et vécue.

2. Crises conjointes de la société et de la sociologie

Quelles grandes transformations des sociétés occidentales motivent la volonté, la nécessité même, de faire renaître aujourd’hui la sociologie ? La proposition du sociologue Éric Macé se situe à l’intersection de deux crises, dont l’inventaire constitue le postulat de l’ouvrage : la crise de la « société » d’abord, jusqu’ici définie comme un système dont il faut comprendre les logiques de reproduction permanente ; la crise de la modernité ensuite, dans la remise en cause à la fois de ses idéaux de progrès (et des risques industriels et environnementaux que produit ce « progrès ») et des États-nations, dont les frontières sont submergées par les flux de mondialisation.

Ces deux premières crises sociales sont surmontées, et ainsi rendues plus complexes encore, par une autre crise : celle de la sociologie elle-même, pourtant censée les éclairer, les comprendre et les critiquer. La crise de la sociologie est initiée par les mouvements postcoloniaux et décoloniaux, qui ont révélé combien la discipline fut, dans sa construction historique et dans ses applications encore contemporaines, « occidentalocentrée », tant dans sa composition interne (ses membres) que dans sa description manichéenne d’un monde qui se partagerait entre « Occident » et « Orient ».

De fait, si le concept de « société » a justifié la nécessité d’une nouvelle science qu’était la sociologie, il handicape aujourd’hui considérablement la discipline. Pour Éric Macé, la sociologie se trouve dépassée sur son propre terrain par des sciences qui avancent des modèles autrement plus efficaces pour l’analyse contemporaine. La psychologie, la géographie ou encore l’économie s’attachent, plus que la sociologie, à comprendre tant les niveaux macro de la société (mondialisation économique, enjeux environnementaux, santé publique) que les niveaux micro (neurosciences, cognition, comportements humains).

3. Abandonner le concept central de « société »

Le premier chantier pour penser le renouveau de la sociologie est bien de dépasser la société comme objet d’étude central de la discipline. La société est un concept historiquement riche mais aujourd’hui encombrant : il décrivait une « sorte d’intégration sociale supérieure ayant ses propres lois », une forme de structure sous-jacente induisant mécaniquement des idéologies, des comportements et des représentations parmi les individus qui la composent. En retour, ceux-ci n’avaient, dans cet espace conceptuel, que peu de capacités d’agir : ils étaient bien plutôt les reproducteurs des idées sociales préexistantes.

Plutôt que de regarder comment la société produit ses individus, la sociologie doit aujourd’hui inverser la question et se demander comment les individus font et défont la société, c’est-à-dire comment ils se lient ou se délient, s’allient ou s’opposent, se reconnaissent ou se méprisent les uns les autres. Ce renversement renvoie à celui, historique, de la trajectoire des individus eux-mêmes : nous ne sommes plus définis et contrôlés comme auparavant par nos groupes d’appartenance mais avons gagné une mobilité économique, sociale et géographique. Bref, nous nous sommes individualisés, au sens où nous sommes des individus avant d’être des membres de notre communauté.

Deux critiques sont portées à cette idée que la sociologie devrait encore étudier « la société ». D’un côté, le concept de « société » suggère qu’une structure autonome gouverne l’organisation sociale par la mise en place de normes et de règles qui contraignent les acteurs sociaux. Cette énorme machine de reproduction sociale est une idée séduisante mais elle ne résiste pas à l’analyse : les évolutions sociales existent bel et bien, et elles transcendent les pures déterminations sociales. D’un autre côté, la défense de « la société » comme productrice d’États-nations est ethnocentrée, valorisant les sociétés occidentales par rapport à toutes les autres, injustement agglomérées.

4. La domination, un concept encombrant

Pour se renouveler, la sociologie n’a d’autre choix que d’abandonner son paradigme historique de la domination au profit d’un nouveau, celui du pouvoir. Le premier, surplombant, défend une vision de la société comme structurellement organisée au profit de la reproduction des rapports de pouvoir. Ces derniers ne sont pas une force créatrice du vivre-ensemble mais une simple expression d’agencements préexistants. Éric Macé plaide pour basculer entièrement vers une conception de la société (et une pratique de la sociologie) articulée autour du concept de pouvoir. Les individus n’obéissent pas mécaniquement ni sagement aux principes dominants.

Pourtant, trois grandes traditions de la domination nourrissent aujourd’hui encore la sociologie contemporaine, sans être aussi fertile qu’au XIXe siècle. Émile Durkheim, Karl Marx et Max Weber en sont les grandes figures. Chez Durkheim, la domination prenait la forme d’une nécessité salutaire à la collectivité : elle permettait, par l’intégration au niveau individuel des codes de conduite, la bonne fonction sociale. Pour Karl Marx, plus critique, la domination était celle des classes dominantes sur les classes ouvrières et opérait grâce à l’idéologie qui naturalise cet ordre des choses. Enfin, dans les travaux de Weber, elle décrivait la mise en place d’une rationalité instrumentale, c’est-à-dire réduisant l’individu à sa seule utilité.

On le voit, ces fondements sociologiques peinent à considérer l’organisation sociale autrement que par un prisme particulièrement pessimiste. Si des efforts de domination sont évidemment produits en permanence par les populations les plus favorisées, la question qui se pose reste celle de l’autonomie des subalternes devant ces tentatives. Si la domination est si totale que la décrivaient ces auteurs, comment expliquer que des dominés parviennent à bousculer l’ordre des choses, à s’imposer comme légitimes, à obtenir une reconnaissance culturelle et même des droits juridiques ? Le pouvoir est le concept qui permet de mettre en lumière ce que les fondateurs de la sociologie ont laissé dans l’ombre.

5. Plongée dans le pouvoir

Pour plonger dans le pouvoir social, Éric Macé se dote des outils de deux courants de pensée : la sociologie de l’action héritée d’Alain Touraine et le courant anglo-saxon des cultural studies. Dire que la société est organisée selon les pouvoirs en circulation ne signifie pas qu’elle est soumise à de purs rapports de force, à des violences entre les groupes. Au contraire, la violence apparaît plutôt lorsque le pouvoir ne parvient pas à trouver une réalisation par la production de compromis entre les différents acteurs sociaux. Il est donc ici entendu comme le ciment des relations sociales : nous nous soumettons à une vie collective avec plus ou moins de bonne volonté.

En ce sens, le concept de domination est réducteur : il ne considère qu’une seule partie des relations sociales, là où le concept de pouvoir intègre à la fois la contestation et la domination (entendue non plus comme un destin auquel ne peuvent échapper les individus, mais comme une volonté stratégique de la part de certains acteurs sociaux). L’objectif est d’abandonner une vision de la société par opposition (société versus individu, holisme versus individualisme…) au profit d’une compréhension des interdépendances entre les individus. Nous ne faisons société que parce que nous sommes en relation permanente avec les autres, avec les institutions, avec les techniques, avec les symboles, etc.

Le pouvoir ne se possède pas, comme le pense le paradigme de la domination, « il s’exerce », pour reprendre la formule de Michel Foucault. Et il s’exerce dans des cadres qu’Éric Macé décrit comme simultanément « robustes et vulnérables » (p.81). La notion de « cadre » est empruntée au sociologue Erving Goffman et décrit la définition de la réalité socialement partagée. L’auteur prend pour exemple les défenseurs de la cause animale, dans leur réussite à recadrer comme mortifères, cruelles et inutiles les conditions d’élevage/abattage ou de spectacularisation des animaux, initialement cadrées comme plaisir (de manger ou de s’amuser).

6. Internationaliser la sociologie

La sociologie est aujourd’hui confrontée au défi de son application à l’échelle mondiale tout en se détachant de ses prétentions initiales, ethnocentrées et universalistes. Si la sociologie est née comme science humaine et sociale au XIXe siècle, c’était bien pour comprendre les reconfigurations de la société au sortir de la révolution industrielle et de l’urbanisation phénoménale qui s’en est suivie. Quelles angoisses et quels espoirs soulevaient alors ces mutations socioéconomiques ? La sociologie classique a considérablement peiné à penser l’émergence de ces sociétés en dehors du seul cadre national et s’est plutôt attachée à analyser la construction des États-nations.

Le défi aujourd’hui est de penser l’internationalisation, ce qu’Éric Macé propose de faire par le concept de cosmopolitisation du sociologue allemand Ulrich Beck. La cosmopolitisation décrit des sociétés où l’autre (celui d’une autre nation) est toujours inclus et exclus, en même temps. Ce n’est pas le projet d’une frange politique, comme le cosmopolitisme, mais une réalité déjà actée de la modernité avancée.

Or, trop souvent, la sociologie a réduit la notion de « modernité » au seul « Occident », oubliant que l’interdépendance des relations sociales s’est toujours produite au niveau mondial. C’est la raison pour laquelle les études issues du postcolonialisme ont percuté les grands récits sociologiques des États-nations occidentaux. La « modernité » n’a pas été une mutation sociale propre aux nations occidentales, qui se serait ensuite propagée au reste du monde.

Les études postcoloniales ont précisément permis de sortir de ce cadre pour comprendre les relations de pouvoir transnationales, dans lesquelles les « Autres », orientalisés et racisés, ont été instrumentalisés pour produire une unité occidentale, moderne et blanche. Or la sociologie, au projet pourtant si critique, n’a pas seulement été aveugle à ces processus, elle y a considérablement participé en conceptualisant des constructions comme la sécularisation, l’invention du capitalisme, l’État, la démocratie ou encore l’individualisme… sans analyser comment ces constructions n’ont pu être produites que grâce aux empires coloniaux.

7. Conclusion

C’est une ambition triple qui anime cet ouvrage. D’abord, définir la société comme la somme des rapports sociaux, ce qui ne revient pas à produire une vision purement relationnelle, mais à placer au centre de l’analyse les rapports de pouvoir qui produisent ces rapports sociaux. Il faut, plaide Éric Macé, se défaire du paradigme encore puissant de la domination au profit d’un paradigme du pouvoir qui défend la dynamique des rapports sociaux dans leur construction du monde. Ensuite, dépasser les historiques œillères nationales, non pour penser un monde qui serait purement globalisé, mais pour comprendre les liens dynamiques entre des espaces géographiques qui sont autonomes mais interdépendants.

Enfin, désencastrer la sociologie de ses cadres fondateurs (la modernité, la société, l’État-nation, la domination) pour la rendre aux principales actrices de ces cadres : les relations sociales, dans leur pouvoir défendu, débattu et disputé à construire le monde social.

8. Zone critique

Comme le formule Éric Macé lui-même, l’idée de désolidariser la sociologie de l’étude de la « société » n’est pas nouvelle. D’autres auteurs avant lui ont formulé des ambitions similaires, à l’instar d’Alain Touraine, de Bruno Latour, de Danilo Martuccelli ou de François Dubet. La force de l’ouvrage, néanmoins, réside bien dans sa capacité à identifier les principaux points de bascule comme autant de tremplins potentiels pour un nouveau paradigme et une nouvelle pratique de la sociologie.

L’ouvrage se positionne comme un nouvel espace de dialogue, qui permet à la fois la remise à plat des concepts et des définitions sociologiques devenus doxa, et l’ouverture de nouveaux espaces de réflexion pour des acteurs sociaux à la fois individualisés et globalisés et dont les multiples radicalisations contemporaines montrent bien combien ils peinent à trouver des terrains d’entente.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Éric Macé, Après la société. Manuel de sociologie augmentée, Paris, Le Bord de l’Eau, 2020.

Du même auteur– Les Imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, éditions Amsterdam, 2006.

Autres pistes– Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001.– Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.– Anthony Giddens, Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 (1990).– Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.– Alain Touraine, La Fin des sociétés, Paris, Seuil, 2013.

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