Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Éric Macé
L’apparente facilité de la culture de masse ne signifie pas qu’elle se laisse facilement saisir par le sociologue. Les médias de masse, en vue de toucher le plus large public possible, abordent des sujets hétérogènes et sensibles. Comment appréhender les imaginaires médiatiques qui peuplent le monde contemporain et participent à lier les individus entre eux par la force de références communes ? Au cœur de l’ouvrage est menée une triple étude, trop souvent survolée, et ici croisée : étude des genres télévisuels, étude des logiques industrielles et étude des mouvements sociaux.
Télé-réalité, talk-shows ou encore feuilletons télévisés ne sont pas, c’est peu de le dire, considérés comme des participants actifs de la délibération politique.
À l’inverse, ils sont le plus souvent envisagés comme des espaces pervertissant les citoyens, les détournant des « véritables » problèmes sociaux. Éric Macé défend une tout autre thèse : il propose d’élargir notre conception de la démocratie pour englober des discussions plus intimes, plus sentimentales, plus narratives, mais tout aussi porteuses de sens que les discours « sérieux » du parlement ou des journaux légitimes comme Le Monde.
L’entreprise n’est pas aisée, tant le champ de la sociologie est historiquement marqué par une approche critique, souvent dénonciatrice et parfois méprisante, de ces objets jugés vulgaires. Revisitant cette histoire scientifique, le sociologue en déconstruit les présupposés et les préjugés, pour mieux poser les jalons d’une sociologie postcritique des industries culturelles, de leurs contenus et de leurs réceptions.
De Karl Marx à Pierre Bourdieu en passant par Theodor Adorno, les médias de masse ont longtemps été abordés au regard d’une critique dénonciatrice, teintée de dédain à l’égard de la culture populaire. Les milieux populaires seraient écrasés économiquement par les milieux supérieurs, mais de surcroît ils ne s’en rendraient pas compte : ils seraient aliénés, rendus étrangers à leurs propres conditions d’existence.
Au fil de l’histoire, les médias de masse deviennent les boucs émissaires de la théorie critique. Si, pour Marx, la religion était l’opium du peuple, pour Adorno et Bourdieu, les médias de masse sont les agents mystificateurs de la population. C’est là que les théoriciens critiques peinent à convaincre et tombent, soutient Éric Macé, dans une dénonciation bourgeoise des milieux populaires.
Contre l’idée que les dominés n’ont aucune résistance à opposer aux déterminismes sociaux, Éric Macé défend l’intégration, puis le nécessaire dépassement de cette position critique historique. Cependant, il reconnaît à cette tradition des apports majeurs : c’est bien grâce à elle que les sciences humaines et sociales ont pu saisir combien les rapports sociaux (sur lesquels se fondent les asymétries sociales) dépendent des intérêts divergents, voire opposés, que les individus et les groupes défendent en société. Le problème est que les théoriciens critiques vont plus loin, en déduisant que les intérêts des groupes dominants sont imposés à tous grâce à la mystification générale de la société.
Éric Macé pose un regard plus généreux sur les pratiques culturelles populaires, tourné vers la compréhension des rapports de production complexes qui les produisent, des rapports de pouvoir qui s’y jouent et des intérêts qu’y trouvent les individus. Ce passage de la critique à la compréhension ne peut se faire qu’à condition de repenser profondément les outils classiques de la sociologie.
Certes, les rapports sociaux sont inégaux et les structures sociales agissent pour la reproduction de ces inégalités, mais le jeu social reste toujours complexe. Éric Macé plaide ainsi pour un « constructivisme conflictualiste » : « constructivisme », parce que les rapports sociaux sont à la fois pré-donnés aux individus et sans cesse reconfigurés par eux ; « conflictualiste », parce que cette reconfiguration par les individus est source de tensions sociales, de luttes de définition, de mouvements sociaux.
L’approche d’Éric Macé est directement inspirée de la sociologie des mouvements publics d’Alain Touraine. Elle applique aux médias de masse une analyse du social comme étant tiraillé entre des mouvements et des contre-mouvements culturels, c’est-à-dire entre des luttes sociales menées par des groupes antagonistes, qui visent à asseoir leur lecture du monde.
Les individus eux-mêmes négocient en permanence ces inégalités, en essayant de les perpétuer ou au contraire de les miner. Les médias de masse jouent un rôle majeur dans ces « guerres culturelles », dans la mesure où ils sont un des lieux d’expression des conflictualités que suscitent les inégalités. Abandonner la vision idéaliste d’un espace public qui reposerait sur la pure rationalité de ses acteurs permet de saisir pleinement les dimensions politiques de la culture de masse.
Éric Macé plaide ainsi pour le néologisme de « médiacultures », développé dans un ouvrage précédemment publié avec Éric Maigret, Penser les médiacultures. Le terme vise à dépasser la contradiction longtemps installée entre, d’un côté, une Culture légitime et, de l’autre, des médias vulgaires. Les médiacultures décrivent l’ensemble du champ culturel des démocraties occidentales. Elles comprennent des industries culturelles qui visent à parler au plus grand nombre, dans un espace mondialisé où des populations massives sont désormais en communication ; des représentations médiatiques sur les grands enjeux de la modernité (identités de genre, mondialisation, degrés de colonialisme…) ; enfin, des usages médiatiques souvent surprenants de la part de publics qui y cherchent la confirmation d’idées préexistantes.
Les médias agissent donc simultanément comme une scène et comme un acteur de la vie politique. Une scène, parce qu’ils représentent un espace où vient se tenir le débat public, qui ne se laisse plus restreindre aux seules sphères légitimes comme le parlement ou la presse écrite. Un acteur, parce qu’ils sont eux-mêmes produits par des individus qui vont plaider pour la mise en visibilité ou non de certains problèmes. Les secrétariats de rédaction sont connus pour être des points chauds, hautement conflictuels, de la démocratie. La conquête de la sphère médiatique est un processus historique classique pour la plupart des minorités exclues des sphères légitimes (de genre, d’ethnie, de sexualité, etc.). Elles tentent d’y trouver un point d’accès à la représentation sociale.
Les inspirations d’Éric Macé trouvent aussi leur source dans un courant sociologique nommé le constructivisme. L’idée principale, défendue notamment par Peter L. Berger et Thomas Luckmann en 1966, est que la réalité est socialement construite.
Autrement dit, s’il existe bien sûr des phénomènes naturels (biologiques, physiques, etc.), il n’existe pour les humains de réalité que socialement construite, passant par une somme de médiations sociales comme la religion, le droit, l’école, l’hôpital, l’État ou la science… mais aussi les médias de masse. Ces espaces sociaux consolidés servent à poser, ensemble, des définitions du monde que nous devons partager. Cela se fait en produisant beaucoup de conflits, qui sont autant de signes d’une démocratie qui s’engage à écouter des avis divergents.
Les imaginaires médiatiques ne sont donc pas opposés à la réalité sociale qu’ils viendraient pervertir ou tromper, mais ancrés en elle. L’humain est fait de rationalité tout autant que de symboles, de rêveries, de narrations. En conséquence, la réalité, qu’elle soit individuelle ou sociale, passe nécessairement par des imaginaires collectifs issus de toutes les déclinaisons des sciences, des arts et de la culture.
Comme le résume bien l’auteur, « la réalité n’est pas un donné, mais un obtenu intersubjectif » (p.107). Le réel tel qu’il est traditionnellement entendu est en fait une petite part d’une réalité plus large qui est faite d’actuel (l’ensemble des faits sociaux) et de virtuel (l’ensemble des imaginaires) . En ce sens, l’étude des sphères alternatives de la démocratie (talk-shows, fictions, télé-réalité, bande dessinée, dessins animés…) revient bel et bien à étudier la réalité sociale.
Prenons l’exemple de la fiction. D’un côté, elle est tenue de posséder des traits factuels de notre monde social et d’être vraisemblable. De l’autre, elle est soumise au jugement social des spectateurs quant à son réalisme, c’est-à-dire quant à l’intelligence et l’à propos de ce qu’elle avance comme récit de notre monde. Même les contenus fictionnels qui semblent les plus déracinés de notre quotidien nous disent quelque chose de nos expériences idéologiques, politiques, relationnelles et individuelles. Les cyborgs de Terminator, les machines de Matrix ou les Na’vi d’Avatar agissent comme des incarnations fictionnelles de problèmes bien réels : progrès technique et intelligence artificielle dans un monde technicisé, ou écologie et rapport à l’Autre dans une société mondialisée.
Un des principaux reliquats des théories critiques réside dans l’image du consommateur de culture de masse. Considéré comme passif, peu enclin à la critique culturelle, le spectateur est appréhendé dans une relation asymétrique avec les industries culturelles : il serait dominé plutôt que susceptible de faire preuve de créativité dans ses interprétations. La supposée dictature de l’audimat dans l’industrie télévisuelle est le parangon de ces critiques, en particulier depuis sa dénonciation par Pierre Bourdieu dans Sur la télévision (1996). La mesure d’audiences serait ce « dieu caché qui règne sur les consciences », qui dicte les logiques de programmation et, en conséquence, les idées mises en circulation dans le social par les médias.
Pourtant, comme le montre Éric Macé, l’audimat n’est pas une donnée brute, qui guide pêle-mêle les industriels et les téléspectateurs. Il est une construction éphémère et instable, que tout industriel sait limitée, mais qui vise à saisir des pratiques culturelles difficiles à cerner et impossibles à prédire simplement. L’audimat ne dirige pas de façon simple la programmation ou la déprogrammation de certaines émissions, car la création et la production télévisuelle ne sont pas adossées aux zappings des téléspectateurs, ni à leur bien imparfaite mesure par Médiamétrie. Les raisons en sont multiples : l’audimat ne traduit pas la demande d’un public mais son choix parmi une offre limitée et, en cela, il est incapable de prévoir le succès.
Le problème redouble lorsqu’on considère, comme nous en informent les études de réception, que les publics de télévision sont de « mauvais publics » qui, télévision allumée, s’occupent en faisant bien d’autres choses que de regarder l’écran : discussions familiales, tâches ménagères, travail sur ordinateur, soins aux enfants… l’image du téléspectateur avachi sur son canapé relève bien plus du stéréotype que de la réalité des pratiques. D’autres logiques entrent enfin en jeu, comme le fameux « effet chaîne », qui désigne la fidélité des téléspectateurs envers leurs chaînes favorites, au-delà du contenu proposé. Un même programme, comme une allocution présidentielle, proposé par TF1 et M6 fera systématiquement plus d’audience sur la première chaîne, par effet d’habitude.
Rapports de pouvoir, identités, visions du monde, conflits de définition, agencements culturels… tous ces pans de la démocratie sont incrustés dans les médias de masse. Ils en forment la matière brute, que les industries médiatiques travaillent, remodèlent, mythologisent en permanence pour formuler des propositions culturelles à destination de publics très hétérogènes. Le projet de l’ouvrage est de cadrer les méthodes d’analyse des médias de masse.
D’entrée, il faut préciser l’impasse que représente la quête d’un unique langage médiatique. La télévision, le cinéma, la bande dessinée, la musique ou encore la presse magazine n’utilisent pas les mêmes outils de communication, même si la culture populaire recourt, en tendance, à des procédés de narration, de mise en récit, de symbolisme, d’imaginaire.
Pour faire le tri, Éric Macé propose d’envisager les imaginaires médiatiques comme recelant d’« avatars ». La notion vise à saisir les points d’accroche entre le réel de notre vie quotidienne et le virtuel de nos imaginaires : les médias proposent des doubles culturels de notre réalité sociale qui, sans être le miroir du réel, n’en sont pas non plus désarticulés. Il faut donc considérer les médiacultures à la fois comme des faits sociaux et comme des mythes culturels.
Déplier les avatars médiatiques devient la principale tâche du sociologue : par exemple, les participants extravertis de la télé-réalité agissent comme des avatars médiatiques, incarnant l’attention grandissante des sociétés pour les registres de l’intimité. Ces nouvelles perspectives permettent de saisir les effets de représentation et, au-delà, les problèmes publics. En ce sens, les imaginaires médiatiques sont les objets de la société, les résultats d’une cristallisation des sujets sensibles.
Ce recadrage méthodologique veut limiter l’analyse scientifique des produits médiatiques à ce qui est donné à voir, ni plus ni moins. Cela a des conséquences importantes sur la production du savoir scientifique. Analyser les avatars médiatiques comme des faits mène à s’affranchir du problème de l’intentionnalité, problème si présent dans d’autres champs comme les études littéraires ; il mène aussi à ne présupposer aucune interprétation par les publics, qui produisent des lectures souvent surprenantes.
En lieu et place de méthodes tirées de la sémiologie, qui décompose l’image pour en trouver le sens caché, ou de la psychanalyse, qui interprète les textes pour en dénicher la symbolique sous-jacente, Éric Macé plaide pour des méthodes tirées de l’ethnographie et de la sociologie, autrement dit, de l’observation et de la comparaison.
L’ouvrage vise à déconstruire puis reconstruire les approches scientifiques des médias. D’un côté sont décortiquées les façons dont les médias de masse ont été appréhendés par les sciences sociales depuis les années 1940, en particulier par l’école de Francfort, dont les discours dénonciateurs se sont propagés dans l’opinion publique. De l’autre, construisant une sociologie postcritique, l’auteur propose une nouvelle approche théorique et méthodologique, plus adaptée à l’étude de ces nouveaux objets de médiations sociales et inspirée de l’anthropologie et de l’ethnographie.
Le projet entend repenser les perspectives adoptées sur les industries culturelles, en montrant que les outils utilisés jusqu’ici sont inadaptés aux particularités des médias de masse, qui reposent sur des logiques communicationnelles spécifiques. En mettant en dialogue des courants de pensée complexes, Éric Macé produit une histoire renouvelée des théories sur le rapport entre médias et sociétés.
Là où les théories critiques ont souvent demandé : « Quels sont les effets des médias sur la société ? », Les Imaginaires médiatiques n’évacue pas la question mais la complète : « Quels sont les effets des médias sur la société… mais aussi de la société sur les médias ? » C’est bien en cela que l’ouvrage se veut postcritique. Il ne vise pas à ignorer la critique ni à la disqualifier, mais à la dépasser pour l’affiner. La hiérarchie figée des espaces de la « Culture » est une impasse pour qui souhaite saisir les logiques vivantes, dynamiques, mouvantes de la démocratie.
Les médiacultures ouvrent un nouveau champ de recherche : celui des interactions entre les démocraties de masse et les médias de masse, chacun ne pouvant exister sans l’autre. La mise en relation massive de populations diverses apporte nécessairement une conflictualité sociale qui ne peut se résoudre que dans la mise en place de communications . Ces dernières sont plurielles, tant dans leur portée géographique que dans le spectre de leurs registres (du « sérieux » au « superficiel »).
Ouvrage recensé– Les Imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Amsterdam, 2006.
Du même auteur– Avec Éric Maigret, Penser les médiacultures, Paris, Armand Colin, coll. « Médiacultures », 2005.– La Société et son double, Paris, Armand Colin, coll. « Médiacultures », 2006.
Autres pistes– Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.– Peter L. Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité (1966), Armand Colin, coll. « Références », 1986.– Alain Touraine, La Société postindustrielle, Paris, Denoël, 1969.