Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Erich Fromm
Cet ouvrage analyse deux modes fondamentaux d’existence : le mode « avoir » et le mode « être ». Le fait d’exister, d'apprendre, de converser, ou d’aimer peut être mené selon une logique de l’« avoir » ou de l’« être », qui correspond à des expériences de la vie radicalement différentes, puisqu’elles impliquent des rapports à soi-même, aux autres et au monde, opposés. L’ouvrage défend haut et fort le mode « être » d’exister et la nécessité vitale qu’il y a de lui permettre de renverser l’« avoir », caractéristique de nos sociétés occidentales modernes, qui organisent la future catastrophe humaine et écologique.
Dans cet ouvrage, Erich Fromm pose un dilemme entre deux modes d’existence opposés, avoir et être, dont il fait dépendre la survie de l’espèce humaine et de la planète. La crise du mode « avoir » d’exister, qui caractérise nos sociétés contemporaines, constitue en effet le point de départ de cet ouvrage. Fromm établit en effet le constat suivant : la « Grande Promesse » d’un progrès illimité par lequel on dominerait la nature et on vivrait dans une abondance matérielle inédite a échoué.
Cette promesse illusoire, qui caractérise la société moderne florissante de l’ère industrielle, prend fin, car on s’aperçoit qu’au-delà des contradictions économiques fondamentales de l’industrialisme, cette mythologie, portée par la dynamique capitaliste, repose sur deux prémisses erronées : l’une qui prétend que le but de la vie est le bonheur défini comme la satisfaction de tous les désirs et de tous les besoins subjectifs de l’individu, l’autre qui affirme que l’égoïsme et la cupidité, engendrés par le système pour fonctionner, conduisent à l’harmonie et à la paix.
Avec l’avènement de l’ère industrielle, qui permet de remplacer l’énergie animale et humaine par l’énergie mécanique et nucléaire et même l’esprit humain par l’ordinateur, l’humanité expérimenta pour la première fois une nouvelle sensation de liberté, qui nourrit cette théorie hédoniste radicale : ce qui jusqu’à présent n’avait été que pratiques de riches devint pratique et axiome de la bourgeoisie. Or, on se rend compte ces dernières décennies que le progrès économique est resté limité aux nations riches et aux classes supérieures, mais également que le progrès technique a par lui-même créé des dangers écologiques.
En outre, de plus en plus d’individus prennent conscience que la satisfaction sans restriction de tous les désirs ne contribue pas au bien-être et que le rêve d’être maître de sa vie et de pouvoir exprimer ses potentialités entre en contradiction avec le fait que nos pensées, nos sentiments et nos affinités sont manipulés par le gouvernement, l’industrie et les mass media de l’« avoir ».
Cette crise actuelle requiert une analyse plus approfondie de ce fameux mode « avoir » d’exister qui lui est lié, mais également du mode « être » qui, bien qu’étouffé par l’« avoir » et minoritaire, se laisse deviner dans certains comportements humains et montre la voie de sortie de la crise.
Si l’existence humaine exige en elle-même que nous ayons, que nous conservions, que nous utilisions certaines choses pour survivre, le mode « avoir » d’exister, caractéristique de la société industrielle dont nous sommes héritiers, dépasse amplement la fonction d’un tel « avoir existentiel ».
À côté de la pulsion rationnellement dirigée vers la survie se dresse l’impulsion passionnée de retenir et de garder, qui n’est pas innée, mais s’est développée dans le « caractère social » des membres de la société industrielle en fonction de ses structures et des conditions sociales de vie auxquelles elle a conduit . « Acquérir, posséder et réaliser des profits sont les droits sacrés et inaliénables de l’individu de la société industrielle », écrit Fromm. La propriété privée, le profit et la puissance sont les trois piliers qui la fondent et dont découle la nature du mode « avoir ». Depuis la Première Guerre mondiale environ, le « caractère social » des membres de la « société acquisitive » a néanmoins subi un changement qui, sans avoir éliminé son orientation possessive, l’a modifié considérablement. De « caractère thésaurisateur », il est devenu « caractère marketing » : auparavant, au XIXe siècle en particulier, on choyait ce que l’on possédait, on achetait pour « garder » ; aujourd’hui, l’accent est mis sur la consommation pour aussitôt « jeter ». En outre, le propre du « caractère marketing » est de se ressentir soi-même comme une marchandise mise en concurrence sur le « marché des personnalités ». Cela signifie que le sentiment de propriété inhérent aux individus d’aujourd’hui se manifeste dans différents types de relations, y compris dans le rapport à soi-même. À travers le sentiment de propriété, les personnes sont « chosifiées », deviennent des choses que l’on possède. « Je suis ce que je possède. » « Plus j’ai, plus je suis. » Voilà les maximes qui correspondent au mode « avoir » d’existence. De là découle irrémédiablement un sentiment d’angoisse, dans la mesure où la perte de ce que je possède menace directement mon sentiment d’identité.
Par ailleurs, la compétition et l’antagonisme sont des éléments essentiels des relations entre individus dans l’« avoir », car la cupidité, le désir d’avoir et, surtout d’avoir davantage, est un produit naturel de cette orientation. En effet, la cupidité n’atteint jamais la satiété puisque sa satisfaction ne remplit pas le vide intérieur, l’ennui, la solitude et la dépression qu’elle est censée vaincre.
À l’opposé du mode « avoir », se trouve le mode « être » d’exister. Alors que le premier se rapporte aux choses, à ce qui est sans vie, le second se rapporte à l’expérience, vivante et inexprimable. Pour le définir, Fromm puise dans diverses philosophies anciennes, à commencer par celle de Maître Eckhart, père du mysticisme, ou encore de Bouddha. Maître Eckhart enseignait que ne rien avoir, se rendre ouvert et « vide », est le seul moyen d’atteindre la richesse et la force spirituelles.
Fondamentalement, être correspond à l’emploi productif des pouvoirs humains. Être, c’est être actif, pas dans le sens d’une activité tournée vers l’extérieur, celle de l’affairement, mais dans le sens d’une activité intérieure par laquelle on exprime ses facultés, ses talents, la richesse des dons humains, dont tous les êtres sont pourvus à des degrés différents. Ainsi, « être actif signifie se renouveler, se développer, déborder, aimer, transcender la prison du moi isolé ; c’est être intéressé, attentif ; c’est donner. »
Il y a une idée de réalisation de soi dans l’être, qui doit pouvoir se déployer librement. Fromm le dit clairement d’ailleurs : la liberté, l’indépendance et l’existence de la raison critique sont les conditions préalables du mode « être ». La liberté n’est pas un laisser-faire arbitraire, une liberté de se dégager, mais une liberté de se développer selon les lois de la structure de l’existence humaine, qui gouvernent le développement optimal de l’Homme. Par exemple, les êtres humains ont un désir d’être, qui est inhérent et profondément enracinés. Seule une structure sociale qui, dès l’enfance, encourage l’activité, la pensée critique et la confiance en la vie et aide à s’échapper de la prison de l’égoïsme, afin d’atteindre cet objectif de réalisation, a une autorité légitime. L’autorité « irrationnelle » impose, elle, des règles hétéronomes qui servent les desseins de l’autorité et non ceux de la structure spécifique de l’enfant ou de l’adulte. La réalisation de soi exige ainsi l’abandon de l’égocentrisme et de l’égoïsme. Le besoin d’exprimer ses facultés cohabite avec celui de les partager et donc par extension d’être en relation avec les autres. Seule une relation mutuelle vivante, seule la participation de chacun à la même danse de la vie peut réellement mettre en lien deux êtres. Par exemple, aimer authentiquement manifeste une volonté de donner, absente du « faux amour » qui n’est qu’un égoïsme partagé. L’amour authentique accroît la capacité d’aimer : « L’être qui aime vraiment aime le monde entier à travers l’amour qu’il éprouve pour une personne en particulier. »
L’orientation vers l’être est, d’après Fromm, une forte potentialité de la nature humaine : seule une minorité d’individus se laissent totalement gouverner par le mode « avoir ». De même, seule une infime minorité de personnes est totalement gouvernée par le mode « être ». L’un et l’autre peuvent devenir dominants ; cela dépend de la structure sociale. Fromm recommande un changement radical de structure : du mode « avoir », qui paralyse la croissance de l’Homme, il faut passer au mode « être » à même de faire progresser le développement humain, c’est-à-dire de permettre aux pouvoirs spécifiquement humains de se déployer. Qui plus est, ce passage ne conduirait pas seulement à des formes de vie plus saines, moins pathogènes, débarrassées de l’angoisse de perdre sa sécurité et son identité, elles seraient également plus « vraies », plus ancrées dans le réel et libérées des illusions de l’« avoir » : croire que la sécurité repose sur la possession est illusoire dans le sens où il n’y a pas de permanence de l’objet et du sujet, tout n’est que passager dans le processus de la vie. Or c’est justement en renonçant à la béquille de la propriété que l’Homme peut commencer à se servir de ses propres forces, à se mettre à marcher tout seul. Avoir implique une soumission à la structure autoritaire de notre société. Le passage du mode « avoir » au mode « être » signifierait automatiquement la mise en place d’une société nouvelle et le développement d’un Homme nouveau. Un tel passage nécessite un changement radical de la structure socio-économique qui doit et pourra s’effectuer avec un changement du caractère social. Par ailleurs, Fromm expose l’idée que le changement du caractère social va avec le développement d’une nouvelle « religiosité », au sens d’un nouvel objectif auquel se vouer : plutôt qu’une « religion » ou « religiosité » du profit et du pouvoir, il faut se vouer à l’« être ». Politiquement, le conflit réel est au-delà de la séparation formelle entre la « gauche » et la « droite » et oppose ceux qui ont le souci du prochain et ceux qui s’en moquent.
Fromm argumente tout au long de son livre en faveur d’un profond changement humain d’un point de vue éthique, celui de la « vie bonne », et d’un point de vue psychologique, qui dénonce la nature pathogène de notre caractère social actuel. Il nomme néanmoins un second argument en faveur de ce même changement : sa nécessité économique comme condition de la survie de la race humaine. La « vie bonne » dépasse désormais l’exigence éthique ou religieuse : « Pour la première fois de l’histoire, la survie physique de la race humaine dépend d’un changement radical du cœur humain. » L’ouvrage s’interroge sur la possibilité réelle d’une alternative à la catastrophe. En effet, la conscience de la nécessité d’un tel changement existe grâce à un nombre croissant de rapports d’experts, sans pour autant qu’un effort sérieux n’ait été entrepris. Pour Fromm, deux exemples suffisent à illustrer ce propos : les grandes et les petites puissances continuent de construire des armes nucléaires d’une capacité croissante de destruction ; pratiquement rien n’est fait pour mettre fin à la menace de la catastrophe écologique. Il se demande alors : comment se peut-il que le plus puissant des instincts, celui de la survie, ait apparemment cessé de nous motiver ? Quatre explications à cette question sont exposées : l’illusion que donnent les dirigeants de prendre des mesures, alors qu’il ne se passe rien d’important ; la valorisation égoïste par les dirigeants de leur réussite personnelle contre celle de leurs responsabilités sociales ; l’extrême rigueur que demandent ces changements de vie indispensables, qui font préférer la future catastrophe aux sacrifices auxquels il faudrait consentir ; l’absence ou le manque de modèles alternatifs à ceux du capitalisme qui permettraient d’imaginer et d’envisager des choix nouveaux et réalistes. Précisons que Fromm ne sépare pas un tel objectif « utopique » d’une critique sociale préalable, qui prend en considération les obstacles réels à la réalisation de l’objectif poursuivi, soit les facteurs politiques, sociaux et psychologiques qui s’y opposent.
Face à des chances de changement très minces, l’attraction dynamisante d’une nouvelle vision est notre seul espoir. Cet élan que doit réussir à trouver la société nouvelle doit être aussi fort que la vision de la Cité de Dieu à travers laquelle s’est déployée de manière florissante la culture de la fin du Moyen-Âge, ou encore que la vision de la croissance de la Cité Terrestre du Progrès qui anima la société moderne, avant qu’elle ne dégénère en une tour de Babel en train de s’effondrer et qui finira par nous ensevelir sous ses ruines. La nouvelle synthèse, la seule alternative au chaos, est la Cité de l’Être.
Sa mise en œuvre implique de relier à nouveau l’éthique et les valeurs humaines au comportement économique. Leur séparation, opérée par le capitalisme du XVIIIe siècle, constitua un changement radical qui permit à l’hédonisme radical et à l’égoïsme illimité de devenir les principes directeurs du comportement économique, « libéré » des valeurs de l’éthique humaniste, « libéré » donc d’être un comportement humain. Par ailleurs, Fromm liste divers éléments à considérer afin de se diriger vers la Cité de l’Être Au cœur de cette reconstruction sociale doivent se situer les exigences de l’individu orienté vers l’être, proche de ses besoins réels et d’une « consommation saine », débarrassé des lois du profit et de la croissance, de la bureaucratie déshumanisante et des médias manipulateurs et abrutissants. Il doit pouvoir participer activement à la vie économique et remplir ses fonctions de citoyen. Un maximum de décentralisation industrielle et politique en vue d’une démocratie fondée sur la participation, la suppression du gouffre entre les nations riches et les nations pauvres, l’instauration d’un revenu annuel garanti, la suppression de la domination patriarcale, la formation d’experts pour les affaires ne pouvant être réglées sans certaines connaissances, la mise en place d’un système efficace de diffusion des informations utiles, l’indépendance de la science par rapport à l’industrie et à la défense sont autant de dispositifs d’organisation sociale nommés par Fromm dans cet ouvrage.
Cet ouvrage est à la fois un ouvrage critique et un ouvrage « utopique » tourné vers l’avenir, dont la thèse principale affirme l’existence de deux modes contradictoires d’exister, « avoir » et « être ». Critique, il renferme une valeur diagnostic qui permet de mieux comprendre certains rapports et certains comportements des individus d’aujourd’hui « possédés » par l’attitude possessive. Fromm s’attaque à divers éléments de l’expérience quotidienne : apprendre, se souvenir, discuter, lire, exercer l’autorité, connaître, aimer, se rapporter au langage, à la foi, à la mort, à la vie.
Son concept de « caractère social » permet une analyse à cheval entre un matérialisme marxiste soucieux de la structure sociale de classes et une attention aux puissances « religieuses » et psychiques de l’individu et à ses principes d’action. « Utopique », l’ouvrage cherche des issus au fonctionnement pathogène et destructif de la société actuelle en partant d’autres expériences minoritaires, celles de l’« être ». Fromm étoffe également sa philosophie de l’être en puisant des éléments dans les systèmes religieux et philosophiques qui proclament l’être comme le but de la vie : le bouddhisme, l’Ancien Testament et la tradition juive, le christianisme, Maître Eckhart et d’autres.
La première édition d’Avoir ou être correspond au cinquantième volume de la collection américaine « World Perspectives », fondée dans les années 1950 par la philosophe, Ruth Nanda Ashen. Cette collection avait pour objectif de présenter au public des ouvrages écrits par les penseurs et les hommes d’État les plus éminents de l’époque afin de révéler les nouvelles tendances essentielles des civilisations modernes, d’exprimer les forces créatrices à l’œuvre aujourd’hui et de faire apparaître une nouvelle conscience à même de comprendre plus profondément les interrelations de l’Homme et du monde.
On peut dire que c’est l’objectif que se donne Fromm dans cet ouvrage, qu’il articule autour de deux tendances fondées sur une analyse empirique, psychologique et sociale : une psychanalyse radicalement humaniste et une critique de la société contemporaine à la recherche d’issues. L’apparente naïveté ou l’apparent manque de systématicité de l’analyse des éléments nombreux mis à contribution dans l’ouvrage sont contrebalancés par la richesse, la pertinence et la franchise du propos.
Ouvrage recensé– Avoir ou être. Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978.
Du même auteur– L'Art d'aimer, Paris, Pocket, 2016 [1967].– Le Cœur de l'homme, sa propension au bien et au mal, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1964.– Le Langage oublié : introduction à la compréhension des rêves, des contes et des mythes, Paris, Payot, 1975.
Autres pistes– Maître Eckhart, Les Traités, introduit et traduit par Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Le Seuil, 1996.– Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, introduit, traduit et annoté par Franck Fischbach, Paris, Vrin, 2007. – Albert Schweitzer, Die Schuld der Philosophie an dem Niedergang der Kultur (Responsabilité de la philosophie dans la décadence de la culture), Gesamte Werke, vol. II, Zurich, Buchclub Ex Libris, 1923.– Baruch Spinoza, L’Éthique, Paris, Folio, 1999.