Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Erik Brynjolfsson & Andrew McAfee
Nous avons d’ores et déjà mis le pied dans une nouvelle ère. Après les deux premières révolutions industrielles, celle de la machine à vapeur puis celle de l’électricité, l’informatique, le numérique, la robotique ont conduit l’être humain dans le deuxième âge de la machine. Celui-ci se caractérise par l’émergence d’une intelligence artificielle de plus en plus fine et par une robotique qui s’intègre chaque jour un peu plus à nos vies. Il transforme également tous les paradigmes économiques et sociaux en creusant les écarts entre les individus qui en profitent et ceux qui sont abandonnés en cours de route.
La réalité a rattrapé la fiction. Depuis les années 1950 et les récits de science-fiction d’Asimov, des progrès fulgurants ont été faits dans le domaine du numérique et de la robotique. Ces progrès ouvrent la voie à une ère de prospérité caractérisée par une abondance sans équivalent dans l’histoire humaine. Nous pouvons consommer plus de produits et de services, plus qualitatifs et à des coûts de moins en moins élevés. Cependant, cette productivité intensive laisse de côté une grande partie des travailleurs non qualifiés, désormais inutiles, puisque remplacés par les machines. Ce faisant, l’essor numérique et robotique creuse les écarts de revenus et donc les inégalités sociales comme jamais auparavant. Elle permet même l’émergence de super-gagnants économiques qui dominent les marchés à un niveau mondial.
Pourtant, le deuxième âge de la machine peut aussi être l’opportunité d’une prospérité pour tous. Pour cela, il faut faire en sorte qu’humains et machines deviennent complémentaires les uns des autres et non encourager le remplacement des premiers par les seconds.
Dès le début du XXe siècle, les inventions mises en scène dans les récits de science-fiction ont fasciné. Les robots d’Asimov et les voyages spatiaux de Star Trek ont très rapidement conquis leur public. Dans la réalité, les progrès issus des recherches en robotique et en informatique ont été plus lents. Cinquante ans après la publication des premiers récits du Cycle des Robots, le premier véritable robot humanoïde, l’ASIMO de Honda, tombait dans les escaliers lors de sa présentation au public. C’était en 2006.
Cependant, les progrès de ces cinquante premières années de recherche ont été réels et se sont même accélérés selon un principe que l’on appelle la loi de Moore. Cette loi empirique suppose que les capacités de calcul des ordinateurs doublent tous les dix-huit mois. En fait, elle nous dit tout simplement que les progrès en matière numérique sont exponentiels. Cette progression a été relativement invisible et diluée dans le temps lors des premières décennies, jusqu’au début du XXIe siècle, où elle s’est accélérée.
Pour expliquer ce phénomène, les auteurs évoquent la légende de l’échiquier. Impressionné par l’invention du jeu d’échecs, l’empereur de l’Inde, Pataliputra, demande à son inventeur ce qu’il souhaite comme récompense. L’homme répond qu’il veut un peu de riz. « Placez un grain de riz sur la première case de l’échiquier, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, et ainsi de suite, proposa l’inventeur, de sorte que chaque case reçoive le double de grains que la case précédente. » (p. 57) L’empereur accepta sans réaliser les quantités énormes de riz qu’il était en train de concéder. Au bout de 32 cases, soit la moitié de l’échiquier, cela fait déjà quatre milliards de grains de riz. Et, au-delà, on entre dans des proportions que l’intelligence humaine ne peut plus appréhender (billion, quadrillion, quintillion).
Jusqu’au début du XXIe siècle, nous étions encore dans la première moitié de l’échiquier en ce qui concerne les progrès numériques. Ensuite, nous sommes entrés dans la seconde moitié de l’échiquier. Et, là, tout s’affole. Ainsi, en 1996, l’ASCI Red était l’ordinateur le plus rapide du monde. Il avait exigé 55 millions de dollars de développement et occupait un espace correspondant aux quatre cinquièmes d’un court de tennis. Moins de dix ans plus tard, en 2005, la PlayStation 3 de Sony dépassait ces performances de calcul. Elle coûtait 500 dollars et mesurait moins d’un dixième de m².
Le deuxième âge de la machine promet donc des progrès démesurés dans de nombreux domaines. Ces promesses ont déjà été tenues en termes de productivité. Nous sommes entrés dans une ère d’abondance qui permet la production de nombreux produits à des prix de plus en plus bas. La robotisation dans les usines en est l’aspect le plus voyant. Mais il n’est pas le seul.
Car il ne s’agit pas seulement d’une plus grande productivité de biens matériels. Il s’agit aussi d’un plus grand accès à des services et des biens immatériels de meilleure qualité. Par exemple, le numérique nous permet de profiter sur Internet de toutes les compositions musicales et de toutes les chansons qui existent dans le monde. Et cela, dans la plupart des cas, gratuitement. Le phénomène est purement technologique : le coût de création de bits est pratiquement nul.
À partir du moment où l’on dispose d’un exemplaire, on peut le dupliquer autant de fois qu’on le souhaite sans coût supplémentaire. Les copies sont identiques aux originaux. Et, grâce aux progrès des télécommunications et des transports, on peut les diffuser partout et instantanément dans le monde entier. C’est ainsi que, depuis notre ordinateur ou notre smartphone, nous pouvons accéder à une foule de divertissements, de culture, d’informations. Wikipédia, constamment enrichi par des contributeurs bénévoles, est une base de données gratuite qui contient au minimum cinquante fois plus d’informations que l’Encyclopædia Britannica. Ainsi, « les enfants possédant un smartphone ont accès à davantage d’informations en temps réel aujourd’hui que le président des États-Unis il y a vingt ans » (p. 128).
Ce n’est pas tout. Non seulement nous avons accès à plus de biens et de services, mais ceux-ci sont également de meilleure qualité. Pourquoi ? Parce que les producteurs ne peuvent plus se permettre de faire autrement. En effet, l’interconnexion des individus à travers le monde grâce à Internet permet une très large diffusion des opinions de tous sur tous les produits et les services existants. Il est donc difficile pour un fabricant, un restaurant, un prestataire, etc. de proposer un service peu qualitatif. Il sera immédiatement sanctionné sur le web.
De manière paradoxale, cette ère d’abondance s’accompagne d’une dispersion inédite des revenus et de la richesse. Jusqu’alors, dans l’histoire de l’humanité, la productivité et la rémunération du travail avaient toujours augmenté de conserve. Ce n’est plus le cas. Désormais, « on crée plus de richesse avec moins de travail » (p. 147). Si une machine effectue un travail pour un dollar par heure, un employeur n’offrira pas de salaire supérieur à ses employés qui feront le même travail. Soit ces derniers acceptent d’être sous-payés, soit ils sont remplacés par une machine.
La demande de travailleurs non qualifiés a chuté depuis les années 1980 car ces derniers ont été remplacés par des machines. Les emplois non qualifiés devenant plus rares par rapport à la demande, la rémunération de ce type de travail a elle aussi baissé. Non seulement il y a moins de travail non qualifié, mais celui-ci est moins bien payé qu’avant.
Dans le même temps, la productivité continue de croître. Mais la valeur ainsi créée ne va pas au travail, mais aux propriétaires du capital physique. Dans le cas de la vente d’un logiciel performant, qui peut être téléchargé partout dans le monde sans coût supplémentaire, elle va au créateur du logiciel. Ce créateur, ainsi que tous ceux qui utilisent les technologies numériques pour exploiter une idée innovante, ont la possibilité de vendre à la planète entière et de générer ainsi des fortunes sans créer d’emplois. Ils se situent à l‘autre bout du spectre de ce nouvel ordre social. Le fossé économique qui les sépare de ceux qui n’ont pas de qualification particulière est abyssal.
Le nouvel âge de la machine est donc synonyme d’abondance pour la société de manière globale et de richesse pour les innovateurs et les propriétaires de capitaux. Mais il est cause de disparition d’emplois et de diminution de revenus pour une large partie de la population.
Lorsque le monde est entré sur la seconde moitié de l’échiquier, de nouvelles échelles de mesure sont apparues, et pas seulement dans le domaine technologique. On a notamment vu émerger une nouvelle économie, celle des superstars, dans laquelle « le gagnant prend tout » (p. 171).
Dans une économie traditionnelle faite d’offre et de demande, un marchand de biens ou de services ne satisfait qu’une fraction infime de la demande totale du marché de son secteur d’activités. C’est par exemple le cas d’un infirmier. Il ne peut pas s’occuper de toutes les personnes qui ont besoin de faire une prise de sang dans le monde. Dans une société faite de petits marchés locaux, les parts de marché et les revenus afférents sont répartis de manière absolue. Ainsi, un ouvrier qui pose 1 000 briques par jour recevra 10 % de revenus en plus qu’un ouvrier qui pose 900 briques.
Tout change quand on passe à une activité qui utilise les nouvelles technologies. Si quelqu’un propose un logiciel d’optimisation fiscale plus performant que tous les autres, il va rafler quasiment toutes les parts du marché. Son produit est meilleur et il peut le dupliquer à l’infini sans aucun coût supplémentaire, comme on l’a vu auparavant. Grâce aux progrès des télécommunications et des transports, il a la possibilité de toucher l’intégralité de sa clientèle. « Personne ne dépensera de l’argent ou ne fera d’effort pour le produit numéro 4 ou 5 alors qu’on peut avoir accès au produit numéro 1. » (p. 175) Dans un seul marché mondial, le ou les meilleurs captent tous les consommateurs.
Et, alors, ce « gagnant qui prend tout » peut amasser des revenus faramineux. La différence entre l’ouvrier qui pose 1 000 briques et le créateur d’un logiciel qui domine le marché mondial est le même qu’entre Homère et J. K. Rowling (p. 172). Homère ne pouvait pas gagner plus que ce pouvaient lui apporter cinquante auditeurs rassemblés en une nuit. J. K. Rowling, l’auteur de Harry Potter et l’écrivaine la plus riche de tous les temps, a profité de la numérisation et de la mondialisation : elle a touché des millions de consommateurs grâce à de multiples canaux et formats (romans papier, ebooks, cinéma, jeux vidéo, etc.).
Depuis les débuts de l’ère industrielle, au début du XIXe siècle, la grande crainte de l’homme était d’être remplacé par la machine, de devenir inutile et de connaître le chômage. Les économistes sont pourtant en désaccord sur ce point. Certains d’entre eux nient la possibilité d’une disparition du travail et de la naissance d’un chômage structurel. D’autres, et les auteurs ont font partie, affirment que c’est l’un des risques du deuxième âge de la machine et que les sociétés doivent tout faire pour l’éviter. Mais comment ?
Un fait doit ici être expliqué. L’intelligence artificielle ne reproduit pas le cerveau humain. Celui-ci reste un mystère en bien des points pour les scientifiques et ne peut pas être imité (pour l’instant). Les IA fonctionnent différemment, grâce à des algorithmes mathématiques. Cela explique pourquoi elles ont du mal à reproduire certaines capacités humaines, même si elles s’améliorent constamment. C’est notamment le cas de la reconnaissance des formes, de la communication complexe et des capacités sensori-motrices. C’est le cas aussi de l’idéation, c’est-à-dire de la capacité à inventer des idées et des concepts nouveaux. « Les scientifiques font de nouvelles hypothèses. Les journalistes reniflent un bon sujet. Les ingénieurs d’une usine comprennent pourquoi une machine ne fait plus correctement son travail. » (p. 217) Les machines ne savent pas faire ce pour quoi elles n’ont pas été programmées.
C’est une chance pour l’homme. De nombreuses professions ont de beaux jours devant elles et d’autres métiers restent à inventer. Ce sont les activités créatrices, toutes celles qui consistent à penser en dehors des cadres et en dehors des règles. Les machines et les humains ont des forces qui se complètent.
Il faut donc amplifier leurs différences pour permettre une alliance harmonieuse entre les inputs humains et les inputs machiniques. La capacité de l’homme et de la femme à travailler avec les machines permettra l’augmentation de leur valeur dans le monde du travail. Ceci est d’autant plus vrai que les machines sont destinées à être de plus en plus présentes dans nos sociétés.
Le deuxième âge de la machine est une ère de paradoxes. On y observe une grande abondance de biens et de services et un PIB élevé grâce à l’intensification de la production et de la consommation. Les innovations se succèdent à un rythme effréné et les revenus atteignent des sommets qu’ils n’avaient jamais atteints dans les siècles et même les décennies passées. Cependant, de nombreuses couches de la société se paupérisent. Leur travail disparaît et leurs revenus stagnent ou même diminuent.
Ce signal d’alarme ne doit pas être négligé. L’ère actuelle est riche d’opportunités, mais celles-ci peuvent nous mener vers des avenirs radicalement différents. Une grande partie de la société sera-t-elle laissée sur le bord de la route ou réussirons-nous à guider celle-ci toute entière vers un futur de prospérité ? Plus que jamais dans l’histoire de l’humanité, ce sont les choix de celle-ci qui décideront de la réponse à cette question.
Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee n’éludent pas les problèmes économiques et sociaux que le deuxième âge de la machine peut engendrer. Cependant, leur vision de la société formée à partir des progrès technologiques est largement optimiste. D’ailleurs, on remarque que la notion de progrès n’est pas débattue : le progrès technologique en lui-même semble forcément un bien dans la mesure où il permet plus de production et plus de consommation.
Dans cette perspective, la croissance sans fin est perçue comme un objectif qu’il faut absolument encourager, même si l’indicateur du PIB est remis en question, ce qui va à l’encontre de la prise de conscience écologique et des signaux d’alerte émis par différents penseurs et théoriciens quant à l’abondance capitaliste et technologique. Une telle vision s’oppose à celle de la décroissance, prônée par exemple par Serge Latouche ou Paul Ariès.
Ouvrage recensé– Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee, Le Deuxième Âge de la machine. Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, Paris, Éditions Odile Jacob, 2015.
Des mêmes auteurs– Des Machines, des plateformes et des foules, Paris, Odile Jacob, 2018.
Autres pistes– Ian Morris, Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant, Paris, L’Arche, 2011.– Charles Perrow, Normal Accidents. Living with High Risk Technologies, Princeton, Presse Universitaire de Princeton, 2011.– Steven Pinker (dir.), Paris, L’Instinct du langage, Odile Jacob, 1999.