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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Les Deux Corps du Roi

de Ernst Kantorowicz

récension rédigée parPierre BoucaudAgrégé d’histoire et docteur en histoire médiévale (Paris IV).

Synopsis

Histoire

Fruit d’une conversation intervenue en 1945 entre l’auteur et un collègue de l’université de Berkeley, Max Radin (1880-1950), cette étude magistrale porte sur les mécanismes qui ont abouti à une fiction politique, les Deux Corps du Roi, une expression corrélée aux particularités de la monarchie anglaise. Le roi, en Angleterre, incarne en son Parlement la dignité et la perpétuité du corps politique dont il est la tête, devenue elle-même « corps » permanent par le biais du principe dynastique.

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1. Introduction

Les dernières campagnes présidentielles françaises ont porté au premier plan la question de la dignité et du statut du titulaire de la fonction présidentielle, oscillant entre normalisation ou au contraire sacralisation. Certains commentateurs ont ainsi été conduits à faire référence à une théorie médiévale au sujet du détenteur du pouvoir, celle des « deux corps du roi », à la fois corps mortel et incarnation du corps politique, et qui marque le contexte idéologique dans lequel, lors du décès d’un roi, les Français s’exclamèrent à partir du XVIe siècle : « Le roi est mort ! Vive le roi ! ».

Esprit sensible à des processus historiques auxquels nul n’avait jusqu’alors prêté attention, Ernst Kantorowicz fut le premier à mener l’enquête, c’est-à-dire à produire un discours historique au sens étymologique du terme à propos de cette théorie politique clairement formulée dans l’Angleterre du XVIe siècle. Pour citer Marcel Gauchet, « il est une sorte de mystère, on l’a souvent noté, dans le destin de certains livres. Le temps, impitoyable pour la plupart, se fait, à l’occasion, généreux pour quelques autres ». À cette deuxième catégorie appartient assurément l’ouvrage Les Deux Corps du Roi.

Kantorowicz montre l’enchevêtrement, à l’époque médiévale, d’évolutions sémantiques et symboliques relevant principalement de la théologie politique. Le premier, il explicite l’origine d’une conception monarchique décisive dans la construction de l’État moderne par transfert de souveraineté de la sphère ecclésiale vers celle de la raison et du droit. Les juristes médiévaux, par l’intermédiaire du droit romain mais également de la philosophie grecque, redécouvrent un matériau issu de l’Antiquité. Deuxième point, ils sécularisent la conception organique de l’autorité et du pouvoir élaborée durant le haut Moyen Âge. Enfin, les particularités de la monarchie anglaise favorisent le maintien tardif de l’approche corporative dans ce royaume.

2. Le Prince, « loi vivante » et « Image de la Justice »

Le caractère double du détenteur du pouvoir est affirmé dès l’Antiquité, dans la pensée grecque notamment. Chez certains philosophes, le Prince est la « loi vivante ». Vers 1245, dans son Liber poenitentiarius, Gilles de Rome (1247-1316) affirme par exemple que celui-ci est la « loi animée sur Terre », associant ainsi une qualité personnifiée à un être de chair. La notion de justice, très développée dans les traités et les propos à caractère politique durant le haut Moyen Âge, place également le roi dans une position médiane, car la justice est « le pouvoir intermédiaire entre Dieu et le monde » (Siete partidas, II, 9, 28). Le droit romain précise en outre que l’empereur tient son pouvoir du peuple, un élément dont Ulpien, juriste romain du IIIe siècle, tire la formule suivante : « Ce qui a plu au Prince a force de loi ».

Cependant le Prince a l’obligation morale de se soumettre volontairement à la loi, à laquelle il est ainsi lié. Cela permet à Jean de Salisbury (1115-1180), dans le livre 4 du Policraticus (1156), d’élaborer une théorie selon laquelle le Prince est non seulement l’image, mais aussi le « serviteur de l’équité ». Il n’est donc pas étonnant de trouver plus tard, dans le Liber augustalis (1231) de l’empereur Frédéric II, l’idée que César est « père et fils de la justice », selon une formule nouvelle, note Kantorowicz. On aboutit ainsi à une « “théologie impériale de gouvernement”…[qui] ne reposait plus sur l’idée d’une royauté fondée sur le Christ », mais sur la loi, et qui soulignait la fonction médiatrice du roi, transférée du Christ à la loi par les juristes, le roi étant image et serviteur de la Justice, auteur et serviteur de la loi. On s’éloignait ainsi de « l’exemplarisme christologique ».

La dimension sacerdotale attachée à l’empereur et qui faisait de lui une sorte de prêtre suprême n’était pas oubliée non plus. À la fin du IVe siècle, l’aristocrate romain Symmache appelait les empereurs les « prêtres de la justice ». Accurse, juriste florentin du XIIIe siècle, fait un parallèle entre les prêtres de l’Église et ceux de la loi, les lois étant « très sacrées ». La sacralisation de la loi tendait donc à souligner que la sacralité du Prince passait aussi par la loi, quand bien même ce dernier avait reçu l’onction. Il est vrai qu’à cette dernière, le clergé, pape en tête, déniait à la fin du Moyen Âge tout caractère sacramentel, la loi renforçant ainsi la personne royale comme « image de la justice ».

3. La personne du Prince et la continuité du royaume

Quelque-chose de permanent s’attachait donc à la personne du Prince, détenteur du pouvoir. Au terme d’une longue évolution, la personne du roi tend à être considérée de manière mixte : d’une part, un caractère spirituel et politique incarnant le royaume, d’autre part un caractère terrestre et mortel. La duplication royale apparaît aussi de façon patente dans la métaphore corporelle, qui n’est pas non plus ignorée de l’Antiquité. Sénèque affirme ainsi : « Le Prince est l’âme de la res publica ; et la res publica, le corps du Prince. »

Autre point, les recherches d’Ernst Kantorowicz l’amènent à s’intéresser au terme patria, à nouveau compris dès le XIIe siècle dans son sens antique, donc identifié à un territoire large, le royaume par exemple, une acception que la fin du Moyen Âge et l’époque moderne redécouvrent, comme en témoigne Ptolémée de Lucques (v. 1240-v. 1327) dans son traité Sur le gouvernement des princes (v. 1300). C’est d’ailleurs un thème sur lequel se mobilise toujours la réflexion des historiens, notamment à travers le thème de l’amor patriae.

Toutefois, les juristes, ne l’oublions pas, étaient également imprégnés par les concepts et représentations que diffusaient le droit canon et la théologie, cette dernière constituée comme science autonome au XIIIe siècle seulement. L’Église a en effet fourni le lexique nécessaire à l’élaboration de la doctrine corporative qui prévalut finalement sous les Tudor.

4. Du « roi par grâce » au « Corps du roi »

Durant le haut Moyen Âge, l’expression « Corps mystique » s’attache plutôt à l’eucharistie, mais au XIIe siècle, la controverse sur ce sujet, en mettant en lumière la présence « réelle », vrai corps du Christ dans l’hostie, favorise le transfert de l’expression « corps mystique » par les canonistes à l’Église en tant que communauté, donc en tant que personne morale. Or le corps implique des membres, par exemple les catégories sociales insérées dans ce corps social qu’est l’Église. Ainsi, du IXe au XIe siècle, des clercs et des moines distinguent ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent, selon une tripartition fonctionnelle étudiée par Georges Dumézil et tout récemment revisitée par les historiens . Cette notion des deux corps du Christ est fondamentale, selon Kantorowicz : « C’est ici que, enfin, dans cette nouvelle affirmation des “Deux Corps du Seigneur”…il nous a semblé avoir trouvé le précédent précis des “Deux Corps du Roi”. »

L’application, par les juristes, de cette expression à tout corps politique et moral conduit Lucas de Penna (v. 1325-v. 1390), juriste napolitain, à affirmer que « les hommes sont unis moralement et politiquement dans la respublica, qui est un corps dont la tête est le Prince ». L’État est donc bien compris comme étant un corps supra-individuel, comme pouvait l’être l’Église. Le roi devient alors, selon la loi, la tête de ce corps mystique qu’est le royaume tandis qu’auparavant, il était roi « par grâce ». Ces jalons étant posés, le juriste anglais John Fortescue (v.1394/7-v.1479) peut affirmer que « le roi et sa politia…sont ensemble responsables du Bien public . » De là à dire que le roi, tête de ce Corps mystique qu’est le royaume (une corporation) est forcément un « corps » de même nature, il n’y a qu’un pas. Encore fallait-il résoudre le problème du corps personnel, indubitablement mortel, de ce roi.

5. Le « roi qui ne meurt jamais »

Si l’on comprend que la notion de continuité s’attache à une réalité fictive, symbolique, à une personnalité juridique, il n’en est pas moins vrai que le corps naturel du roi meurt. La solution, pour que le corps personnel du roi, tête de ce corps politique immortel, soit par essence impérissable, il faut que le roi, quel qu’il soit, ne meure jamais. Bien sûr, c’est chose impossible, sauf en admettant que le principe dynastique rend en quelque sorte ce corps naturel toujours présent. Il fallait donc considérer que la continuité était assurée par une réalité perpétuelle, donc une corporation.

C’est là qu’intervient une évolution décisive : le principe de légitimité royale fondé sur la succession dynastique crée en droit une corporation, la dignité royale assurant également la continuité nécessaire à la permanence de ce corps. La mort du roi n’interrompt plus le processus, puisque la Couronne « ne meurt pas », de sorte qu’en France, dès 1515, à la mort de Louis XII, la foule peut s’écrier : « Le roi est mort. Vive le roi ! ». Le successeur incarne de facto la dignité inhérente à la fonction, sans que, désormais, le couronnement soit autre chose qu’une cérémonie par laquelle l’Église confirme ce qui est acquis en droit. C’est pourquoi le phénix, animal qui renaît de ses cendres, constitue une métaphore adaptée. Ce dernier est d’ailleurs l’emblème reproduit sur un médaillon de la reine Élisabeth frappé en 1603.

En tout cas, « en raison de la réalité absolue, du caractère concret et clairement visible du “corps politique” de l’Angleterre en ce monde ; en raison aussi de son existence matérielle même et des manifestations toujours renouvelées de son existence quand le roi en tant que tête et les barons, chevaliers et députés formaient le Parlement, la vieille métaphore organique de “la tête et les membres” survécut en Angleterre pendant une durée étonnamment longue. »

6. « Le roi est mort ! Vive le roi ! »

L’acclamation, peut-être un peu différente à ses débuts, est celle dont on usa en France et en Angleterre dès le XVIe siècle. Elle résulte de cette « fiction physiologique abstraite » des « Deux Corps du Roi », dont l’élaboration dans son étape ultime se produit en Angleterre et qui révèle aussi tout ce que les juristes de ce royaume devaient à ceux d’Italie en matière de raisonnement politique. L’un des grands mérites de Kantorowicz est justement d’avoir démêlé l’écheveau de ces influences et montré combien la construction de l’État moderne s’est nourrie de la réflexion des juristes italiens.

Si l’on prend un exemple pour se représenter la mise en place de cette élaboration théorique, les Rapports de Plowden nous éclairent. Relatifs à l’affaire de la succession du duché de Lancastre (1561) qui mettait en cause le défunt roi Édouard VI (1547-1553) alors qu’il était encore mineur, ils n’évoquent pas la mort du roi, mais sa « démise », c’est-à-dire son départ en quelque sorte, car au sens strict, le roi, dont chacun savait bien qu’il mourait, ne mourait cependant pas en tant que tête du corps politique incarnée dans sa personne mortelle. En la matière se déploie une véritable mystique de l’État.

Pourtant, Francis Bacon peut bien évoquer en 1603 « l’union parfaite des deux corps tant politique que naturel », celle-ci n’en reste pas moins fictive. Cette construction de théologie politique pouvait en effet conduire à des situations paradoxales. En 1642, observe Kantorowicz, les troupes du « Roi-corps politique » de Charles Ier (1625-1649) ont ainsi été mobilisées par le Parlement, qui souhaitait imposer au roi une monarchie constitutionnelle lors de ce que l’on appelle la première Révolution anglaise (1642-1651), contre le « roi-corps naturel » du même souverain . En vertu de la déclaration des Lords et des Communes datée du 27 mai de cette même année, les « Jugements du Roi » – comprendre ceux du Parlement – étaient en effet opposés au roi « corps naturel ».

7. Les « Deux Corps du Roi » : une tragédie.

L’union théorique des deux corps n’occultait pas non plus la réalité de la mort du roi en son corps naturel et la Tragédie de Richard II, due à Shakespeare (1595), le montre bien. Le thème central en est la gémellité royale, traitée à partir de l’exemple de Richard II 1377-1399), en conflit avec son conseiller Bolingbroke, qui parvient à l’évincer du pouvoir. La tragédie pose le problème de la déchéance de la personne royale et, finalement, de la mort du roi. Dans la construction théorique des « deux Corps du Roi », il ne s’agit pas que « l’humanité du roi l’emporte sur la divinité de la Couronne et la mortalité sur l’immortalité . » Cependant, la mort naturelle du roi « qui ne meurt jamais » apparaît sous un jour nécessairement plus cruel que celui sous lequel disparaissent ses sujets. Quand déchoît le « roi-corps mortel » dans une affligeante dégradation, ne reste plus que la nature affectée de ses misères et le contraste n’en est que plus saisissant. La tragédie de Shakespeare renvoie, finalement, au caractère fictionnel de la théorie des « Deux Corps du Roi » et souligne les contradictions pratiques, disons même le drame, qu’elle peut entraîner dans l’expérience existentielle propre du titulaire de la dignité royale. C’est surtout vrai lorsqu’en cas de séparation des corps, le « roi-corps naturel » n’étant plus « tête » de ce corps politique auquel chacun prête une nature mystique et ne pouvant pas non plus être un simple sujet, n’est en définitive plus rien. En quelque sorte, le « roi qui ne meurt jamais » devient, sous la plume de Shakespeare, « le roi qui meurt toujours ». La reine Élisabeth et ses successeurs immédiats, qui savaient bien que la pièce était jouée, avaient à n’en pas douter une conscience très vive du fait que l’idée-force soutenue par l’auteur, difficile à supporter, consistait en la « séparation violente des Deux Corps du Roi ». C’est pourquoi, sous Charles II (1661-1685), la pièce fut un moment interdite.

8. Conclusion

L’Antiquité et le haut Moyen Âge avaient livré aux juristes médiévaux une base juridique faisant du roi un être intermédiaire entre Dieu et le monde puis, in fine, la tête d’une corporation autrefois identifiée à l’Église et désormais fondée en droit. En effet, l’effort de classification et de réflexion en matière de droit canonique à partir du XIe siècle et la redécouverte, notamment en Italie au siècle suivant, du droit romain à partir du Code édicté par l’empereur Justinien en 533, créèrent des conditions propices au développement d’un personnel de chancellerie. Ces clercs et ces juristes, mobilisés pour penser le pouvoir, servirent parfois les intérêts des monarchies européennes et contribuèrent à la naissance de l’État moderne par le transfert de la justification de la souveraineté temporelle de l’Église à la raison et au droit.Ils élaborèrent des structures et des fictions qui, profondément intriquées, finirent par présenter la res publica comme un corps mystique dont le Prince était la tête. L’évolution de ce mécanisme vers la doctrine des « Deux Corps du Roi » en Angleterre s’explique notamment, dans ce royaume, par l’importance du corps politique à travers le Parlement, mais ne s’épanouit pleinement dans sa formulation qu’à l’aube de la période moderne.

9. Zone critique : une oeuvre exemplaire

Si l’on peut savoir gré à Ernst Kantorowicz d’avoir éclairé les cheminements nombreux et enchevêtrés qui aboutirent à la notion des « Deux Corps du Roi », il s’agit aussi de souligner les limites de ce remarquable travail d’érudition. Alain Boureau indique qu’un seul chapitre de Kantorowicz a été invalidé depuis la parution de l’ouvrage. Il s’agit du chapitre 3, notamment à propos du frontispice de l’évangéliaire de Reichenau (v. 975), dont il n’a pas été question ici pour cette raison, les propositions de Kantorowicz à cet endroit ayant été contestées au moyen d’une analyse plus fine de l’œuvre d’art. C’est bien peu et en tout cas insuffisant pour ternir l’apport magistral d’une étude-clé indispensable à la compréhension de mécanismes qui nécessitent le croisement des disciplines, une condition dont dépend d’ailleurs l’appréhension d’un Moyen Âge parfois déroutant.

10. Pour aller plus loin

Principaux ouvrages d’Ernst Kantorowicz :

L’empereur Frédéric II (1927) et Les Deux Corps du Roi (1957) ont été publiés par les Éditions Gallimard dans les Œuvres utilisées pour ce compte rendu. Il convient d’ajouter :- Laudes regiae. Une étude des acclamations liturgiques et du culte du souverain au Moyen Âge, traduit de l’anglais par Alain Wijffels, Paris, Fayard, 2004 (1946, Los Angeles, université de Berkeley, pour l’édition originale en anglais).

Indications bibliographiques :

Outre la postface d’Alain Boureau aux Œuvres publiées chez Gallimard, consulter :- Gauchet Marcel, « Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique », Le Débat, 1981/7, n° 14, p. 133-157.- Lerner Robert E., Ernst Kantorowicz : A Life, Princeton, Princeton University Press, 2017.

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