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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Erving Goffman
Asiles est l’ouvrage auquel Erving Goffman doit sa notoriété. Il s’agit d’une étude sur la condition sociale des malades mentaux internés en hôpital psychiatrique. Pour la mener, Erving Goffman a fréquenté pendant plusieurs mois le plus grand hôpital psychiatrique des États-Unis. L’ouvrage, très critique sur les conditions d’internement des reclus, développe en particulier les concepts d’« institution totale » (ou totalitaire) et d’ « adaptations secondaires ». Asiles a connu une importante réception dans les années 1970, en particulier au sein du mouvement pour la désinstitutionnalisation de la maladie mentale.
Ayant bénéficié d’une bourse du National Institute of Mental Health, Erving Goffman mène, entre 1955 et 1956, une observation de la vie des internés de l’hôpital Ste-Elisabeth de Washington. L’hôpital, immense, recense plus de 7000 patients. Son objectif sociologique est clair, mais non moins novateur : il s’agit de cerner, au-delà des psychopathologies impliquées, « la façon dont le malade vi[t] subjectivement ses rapports avec l’environnement hospitalier » (p. 37). Il étudie ainsi l’hôpital psychiatrique en tant qu’espace d’institutionnalisation de la maladie mentale.
L’enquête que mène Goffman se réalise avec l’accord de l’établissement. Il est officiellement l’assistant du directeur de l’hôpital, mais « passe son temps avec les malades » (ibid.). Il observe le déroulement de leur quotidien en s’intéressant particulièrement à leurs modes de sociabilité et à leurs loisirs.
Dès l’introduction, Goffman annonce traiter « des institutions totalitaires en général, et des hôpitaux psychiatriques en particulier » (p. 41). Les premiers chapitres d’Asiles présentent ensuite successivement les « univers » du « reclus » (inmate) et du « personnel », que l’auteur met ainsi en balance. Toutefois, Goffman précise s’intéresser plus particulièrement au monde du reclus, « son objectif majeur étant d’élaborer une théorie sociologique de la culture du moi (self) » (Id.). Dans son analyse, le sociologue aborde le fonctionnement de l’hôpital psychiatrique en le comparant à celui d’autres espaces de réclusion et d’enfermement, tels que les prisons, les casernes, ou encore certains types de foyers. Ces établissements constituent ce que l’auteur qualifie d’« institutions totales ».
En sus de ses propres observations et des multiples sources scientifiques qu’il invoque, il s’appuie sur des textes littéraires qui viennent renforcer son propos. L’ouvrage ne laisse pas de place à l’analyse psychologique des reclus ni à leur vie avant l’internement en hôpital psychiatrique : Goffman se centre sur l’aspect sociologique, détaillant le contexte et l’organisation du quotidien.
Le concept d’« institution totale » (ou « totalitaire », selon les traductions) est forgé par Erving Goffman lors de son enquête en milieu psychiatrique. L’institution totale est définie comme « un lieu de résidence et de travail, où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (p. 41).
Il s’agit autant des prisons, des hôpitaux psychiatriques, des camps de concentration, que des casernes, des monastères et des couvents, ou encore des foyers divers, etc. Ces institutions sont caractérisées comme poussant à son comble le processus d’accaparement du temps et de l’intérêt de ceux qui les fréquentent. Ce faisant, l’institution totalitaire « leur procure à l’extrême une sorte d’univers spécifique qui tend à les envelopper » (p. 45). Ce sont des établissements plus ou moins fermés qui veillent à dresser des barrières face aux échanges sociaux avec l’extérieur. Le caractère contraignant et « enveloppant » de ces institutions sur l’individu est mis en évidence.
Lorsqu’il vit librement, l’individu dort, se distrait ou travaille généralement dans des lieux différents et sous des autorités différentes. Dans l’institution totalitaire, il n’en est rien. La vie de l’individu se réalise, quels que soient ses champs d’activité, dans le même cadre institutionnel. En outre, le traitement appliqué à l’homme au sein de ces institutions est de type collectif et bureaucratique. L’établissement prend en charge tous les besoins de l’individu, peu importe la nécessité ou l’efficacité des dispositifs mis en place pour parvenir à cette fin. En outre, un « fossé infranchissable » est placé entre les reclus et le personnel. Ainsi, les échanges entre les deux groupes sont extrêmement restreints et les contacts limités.
L’ensemble des besoins du reclus étant pris en charge, l’individu n’a plus la même stimulation à travailler que lorsqu’il percevait un salaire et le dépensait librement, en dehors de toute autorité de celui qui le lui versait. Le travail salarié et l’épanouissement qu’ils permettent sont impensables dans une institution totale comme un hôpital psychiatrique. La vie de famille pâtit elle aussi logiquement de l’enfermement de l’individu, celle-ci n’étant pas ni incluse ni pensée par l’institution.
L’un des objectifs de Goffman est d’esquisser progressivement une théorie sociologique du moi. Il affirme par-là sa vision d’un individu capable de distanciation et de résistance dans la contrainte. À travers la figure du reclus et à l’aide d’un appareil conceptuel nouveau, Goffman investit les marges de liberté que l’individu parvient à s’aménager dans la contrainte. Il montre en effet que, même au sein d’une institution totalitaire comme celle de l’hôpital psychiatrique, l’individu réussit, parfois contre toute attente, à se dégager certains espaces de liberté, même infimes.
Ces observations sont pour Goffman le point de départ d’une théorie sociologique du moi caractérisée par une tension entre adhésion et résistance à la structure du groupe social. Ainsi, pour le sociologue, « la conscience que l’on prend d’être une personne peut résulter de l’appartenance à une unité sociale élargie, mais le sentiment du moi apparaît à travers les mille et une manières par lesquelles nous résistons à cet entraînement : notre statut est étayé par les solides constructions du monde, alors que le sentiment de notre identité prend souvent racine dans ses failles » (pp. 373-374).
Goffman s’intéresse donc à ces fins interstices de liberté que les reclus parviennent à se dégager, par détournements et résistances plus ou moins conscients. Le système des « adaptations secondaires » lui permet de développer cet aspect, qui est l’un des plus remarquables de cet ouvrage.
Partant de la notion d’« adaptation primaire » qui caractérise l’adaptation complète d’un individu au sein d’une institution, par adhésion volontaire ou sous la contrainte, Goffman élabore la notion d’« adaptations secondaires ». Les adaptations secondaires caractérisent des situations qui consistent pour le reclus à obtenir légalement ce qui est interdit et/ou à obtenir par des moyens illégaux ce qui est autorisé.
Bien sûr, les adaptations secondaires sont des activités auxquelles on ne se livre pas ouvertement.
Détournant des situations licites et contrôlées par l’administration, l’individu s’écarte ainsi du rôle qui lui est assigné par l’institution. Il parvient, avec ces pratiques, à se dégager une certaine marge de manœuvre au sein d’une institution dans laquelle tous ses besoins sont règlementés et anticipés. Dans ce schéma, l’individu tient une position intermédiaire entre identification et opposition à l’institution.
Au regard des adaptations primaires qui participent à la stabilité et à la conservation de l’institution, Goffman distingue deux types d’adaptations secondaires : les adaptations intégrées (contained ajustements) et désintégrantes (disruptives adjustements). Les adaptations intégrées sont plus proches des adaptations primaires, dans le sens où, dans leur finalité, elles ne menacent pas les structures institutionnelles existantes. Les adaptations désintégrantes contiennent quant à elles un plus grand potentiel de résistance aux structures en place et visent à « briser la bonne marche de l’organisation » (p. 255).
Asiles s’intéresse plus spécifiquement aux adaptations intégrées, dont souvent seule la finalité consciente les distingue des adaptations désintégrantes.
Goffman observe ainsi la fréquence et les formes des adaptations secondaires en milieu psychiatrique. Il s’attarde un peu sur celles qu’il a pu observer chez le personnel subalterne. Les employés qui en font partie sont plus tentés d’en faire usage, car ils se sentent moins engagés et moins attachés à l’institution que le personnel hospitalier au statut hiérarchique plus élevé.
À travers les notes de frais (par exemple, voyages, hôtels, repas, etc. payés par l’institution) qui, pour Goffman, induisent des formes d’adaptations secondaires, les employés situés au sommet de la hiérarchie semblent aussi participer à ce système. Seul finalement le personnel situé à mi-chemin de l’échelle hiérarchique n’en ferait que très peu usage. Des adaptations secondaires mises en place par les soignants à leurs propres profits peuvent aussi impliquer les patients: ainsi, dans certains hôpitaux, le personnel emploie de temps à autre les reclus à des travaux personnels et domestiques : garde d’enfant, jardinage, courses, etc.
Les adaptations secondaires des reclus font l’objet d’une analyse très documentée de l’auteur. Or, d’après Goffman, il n’y a pas, pour les psychiatres, d’adaptations secondaires possibles pour les reclus (p. 261) : l’ensemble de ce qu’un interné en hôpital psychiatrique est amené à faire est interprété par l’institution médicale comme un élément de son traitement ou de sa pathologie.
La démonstration sociologique n’en est que plus convaincante. Le sociologue relève ainsi un ensemble de pratiques du quotidien observées au sein de l’hôpital psychiatrique, qu’il compare avec celles que l’on peut trouver dans les couvents, les prisons ou encore les casernes. Il s’agit par exemple de se faire porter malade pour obtenir quelque attention ou contact intersubjectif, d’emporter discrètement dans sa poche du « rab » du réfectoire pour le manger dans sa chambre, de prendre un second gobelet en papier lorsque l’on sert du café pour ne pas se brûler les doigts, de faire usage d’une cachette pour dissimuler quelques objets, d’entretenir des rapports interpersonnels avec des membres d’une autre classe sociale ou « race » au sein de l’établissement, de se faire affecter dans un groupe (de travail, de divertissement, de thérapeutique, etc.) pour en retirer des bénéfices parallèles comme des fréquentations privées (flirts, amitiés…), etc.
À partir de l’observation de ces adaptations secondaires, Goffman dessine une cartographie des lieux dans lesquels elles se déroulent. Il met ainsi en évidence l’existence de « zones franches ». Elles sont autant de terrains « neutres » peu surveillés par l’administration (toilettes, petite cour ou petit bois, couloir souterrain, etc.), dans lesquels les malades peuvent se livrer à des pratiques relevant des adaptations secondaires.
Le sociologue met alors en évidence l’économie secondaire qui se met en place lorsqu’un individu collabore avec un autre pour que l’un des deux parvienne à son but. Se procurer tel ou tel objet disponible en ville ou adresser un message à un individu d’un autre quartier de l’hôpital peut ainsi requérir l’aide d’un malade autorisé à circuler, ou encore celle du petit personnel. Des services et des objets sont ainsi échangés, vendus ou troqués. Des formes de compensations, monétaires ou non, entrent en jeu. Un système d’échange social ou économique se dessine, parfois sous la contrainte.
En investissant les hôpitaux psychiatriques et en se plaçant volontairement du côté des reclus, Goffman élabore la critique de la prise en charge institutionnelle de la maladie mentale.
L’ouvrage s’appuie sur des créations conceptuelles fécondes, comme celles d’institutions totales et d’adaptations secondaires. Il convainc aussi de la pertinence de l’application de l’observation ethnographique aux sociétés occidentales. À l’image d’Outsiders d’Howard Becker, Asiles est aujourd’hui un ouvrage de référence de la sociologie américaine, rattaché à la seconde École de Chicago et au courant de l’interactionnisme symbolique.
Par ailleurs, Asiles est le premier ouvrage d’Erving Goffman traduit en français, en 1968, à l’initiative de Robert Castel qui en signe la riche préface. C’est probablement sous le versant antipsychiatrique de son œuvre qu’Erving Goffman est encore le plus connu en France. Toutefois, ses travaux postérieurs à Asiles sur la microsociologie et les interactions sociales présentent aussi des apports majeurs pour la sociologie.
Dans ce livre, Goffman anticipe plusieurs critiques. Il contourne en particulier l’accusation de partialité en faveur des reclus : décrire fidèlement la situation du malade ne peut évidemment selon lui se faire sans un certain parti-pris. Il affirme que ses propos ne font que rééquilibrer le déséquilibre patent entre le discours de l’institution et de son personnel - ou de la psychiatrie en général - sur les patients et le silence de ces derniers. La portée critique de l’ouvrage est grande.
Dans années 1970, les analyses de Goffman nourriront le mouvement antipsychiatrique militant pour la désinstitutionnalisation de la folie et la fermeture des asiles. En 1981, avec La Gestion des risques, Robert Castel proposera un nouveau bilan sociologique sur ce basculement de la politique de santé mentale enclenché par ces revendications militantes.
Ouvrage recensé
– Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Les Éditions de Minuit, 2017 [1961].
Du même auteur
– Les rites d’interaction, Les Éditions de Minuit, 1974.– Stigmate : Les usages sociaux des handicaps, Les Éditions de Minuit, 1975.– La mise en scène de la vie quotidienne 1 : La présentation de soi, Les Éditions de Minuit, 1973.– La mise en scène de la vie quotidienne 2 : Les relations en public, Les Éditions de Minuit, 1973.
Autres pistes
– Howard S. Becker, Outsiders, Les Éditions de Minuit, 2012.– Charles Amourous, Alain Blanc, Erving Goffman et les institutions totales, L’Harmattan, 2001.– Robert Castel, La Gestion des risques, de l'anti-psychiatrie à l'après-psychanalyse, Les éditions de Minuit, 2011 [1981].– Jean Nizet, Nathalie Rigaux, La Sociologie de Erving Goffman, La Découverte, 2014.