Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Erving Goffman
Dans cet ouvrage au titre percutant et à l’écriture aux accents littéraires, Erving Goffman rend compte des processus de stigmatisation et de mise à l’écart qui s’opèrent au sein de nos sociétés. Dans une démarche compréhensive, alternant analyse théorique et extraits de témoignages, il étudie les comportements des individus marqués par le sceau du stigmate. Dans le même mouvement, il donne à comprendre les structures de perceptions et d’action de ces rejetés qui s’évertuent au quotidien à faire oublier ce qui les différencie des autres.
Erving Goffman se penche ici sur le concept de « stigmate », une notion ancienne, déjà présente dans la Grèce antique où elle désignait alors des marques sur le corps « destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel et de détestable le statut moral de la personne ainsi signalée. » (p.11). Alors que le terme fait de nos jours davantage référence à la disgrâce physique ou morale attachée à la personne qu’à sa manifestation corporelle, l’auteur actualise, enrichit et métaphorise ce concept qui peut alors renvoyer à trois types de marque :
– Les monstruosités du corps ;– Les tares de caractères ;– Les stigmates tribaux que sont la race, la nationalité et la religion.
Pour Erving Goffman, le « stigmate » désigne donc un attribut qui jette un profond discrédit sur celui qui en est affligé. Néanmoins, l’étude de cet attribut est pour le chercheur intimement liée à celle des « contacts mixtes » qui l’ont vu naître. Ce n’est ainsi qu’au sein des interactions humaines, mettant en regard des individus « normaux » et des personnes « stigmatisées », que le concept doit être envisagé. L’enjeu étant de définir un véritable outil sociologique, apte à saisir dans toute sa complexité le processus de mise en catégories des individus.
Stigmates, divisé en cinq grandes parties de tailles inégales, s’ouvre sur la lettre d’une prénommée « Désespérée » qui n’a pas de nez. Si cette jeune fille de 16 ans comprend bien pourquoi les autres ne souhaitent pas se lier d’amitié avec elle, elle ressent néanmoins le besoin d’exprimer sa souffrance et de demander conseil à « mademoiselle Cœurs solitaires ». Dans sa missive, Désespérée se demande si son défaut physique ne serait pas lié à une faute que son père ou elle-même auraient pu commettre, même avant sa naissance.
Ainsi, dans ce témoignage si ordinaire dans la forme qu’il prend et pourtant si saisissant dans ce qu’il exprime, sont condensés de nombreux aspects du processus de stigmatisation qu’Erving Goffman mettra au jour dans les pages qui suivent : la conscience de l’anormalité et l’affliction qu’elle engendre chez celui marqué par le sceau du stigmate, les difficultés de sa relation aux autres qui en découlent, l’entremêlement de la difformité physique et de la faute morale, la contagion possible du stigmate par la proximité avec la personne qui le porte ou sa transmission à travers les générations.
Loin de n’être que des illustrations aux développements théoriques de l’auteur, les nombreux extraits de témoignages, divers et bigarrés, issus pour la plupart de travaux de seconde main, font ainsi entendre de multiples voix et rendent la lecture de l’ouvrage très vivante. Erving Goffman nous immerge dans les pensées intimes, les hontes cachées, les désespoirs angoissés des êtres stigmatisés. Se créent de cette manière des espaces de confidences qui peuvent donner lieu chez le lecteur à un sentiment d’empathie, voire à un processus d’identification.
Toutefois, ces individus ou leurs proches ne sont pas seulement décrits comme des souffre-douleurs tourmentés. Qu’ils soient homosexuels, épileptiques, sourds ou aveugles, en fauteuil roulant, cocus ou mariés à une personne alcoolique : la plupart d’entre eux apparaissent souvent comme les meilleurs analystes des situations sociales dans lesquelles ils sont empêtrés.
Erving Goffman ne s’en tient pas à décrire les sentiments des individus qu’il étudie ou à rendre compte de l’interprétation que ces derniers font de leur situation. Le sociologue tire la substantifique moelle de l’expression de ces affects et des réactions qu’ils engendrent. Ainsi, son but est-il de faire la lumière sur la classification qui s’opère au sein de chaque interaction et les effets qu’elle implique pour les individus exclus de la catégorie des « normaux ». Il marque au sein de l’analyse une première séparation entre individu « discrédité » et individu « discréditable ». Celle-ci correspond à une autre distinction fondamentale de l’ouvrage, celle opérée entre le concept d’« identité sociale » et celui d’« identité personnelle » qui font l’objet des deux premières parties du livre.
La personne « discréditée » est celle dont le stigmate, partie intégrante de son « identité sociale », est connu des autres. L’« information sociale » concernant un individu se révèle à travers des signes qui peuvent être des symboles de prestige, par lesquels celui qui les porte revendique un honneur ou une position appréciable, ou des symboles de stigmate. Ces derniers attirent alors « l’attention sur une faille honteuse dans l’identité de ceux qui les portent » (p. 59) et détruisent le tableau d’ensemble cohérent qu’un individu cherche à communiquer vers l’extérieur.
La principale tâche de l’individu « discrédité » consiste alors à mettre en place des stratégies dans la présentation qu’il fait de lui-même, afin de réduire au minimum le malaise créé par son stigmate chez son interlocuteur. Il le fait souvent avec tact, parfois avec humour, telle cette personne affublée de crochets à la place des mains et qui, dans un geste provocateur, « brise la glace » en allumant systématiquement une cigarette quand elle s’introduit en société.
L’individu « discréditable » dispose de davantage de marge de manœuvre dans la mesure où sa différence honteuse est encore ignorée des autres. Il est alors en mesure de manier l’information concernant son « identité personnelle » afin que sa tare ne soit pas révélée. Cette dissimulation s’accompagne parfois d’un tribut psychologique élevé. Elle peut ainsi mener le dissimulateur à des états d’angoisses, à la crainte que son secret ne soit découvert. Cette situation, qui requiert une attention de tous les instants, exerce aussi un impact sur les liens qu’un « discréditable » viendrait à nouer avec de nouvelles personnes. Ces relations ne peuvent souvent se développer au-delà d’une certaine limite, au risque de mettre en péril le secret et, par-là, l’identité de l’individu.
En recourant à la notion d’« itinéraire moral », Erving Goffman inscrit son travail dans la perspective d’une sociologie que l’on peut rapprocher de celle qu’envisage Howard Becker avec le concept de « carrière ». Ainsi, aussi bien l’« individu stigmatisé » que celui qui possède des attributs pouvant potentiellement le discréditer opèrent dans leur trajectoire sociale une série d’adaptations en fonction des expériences et des connaissances qu’ils ont acquises.
La première étape consiste à prendre connaissance du point de vue des « normaux » pour, lors d’une seconde prise de conscience qui peut parfois s’avérer douloureuse, comprendre que l’on n’y correspond pas. L’individu « stigmatisé » s’engagera par la suite dans la gestion des tensions que peut faire naître son stigmate dans les relations de face-à-face. La personne « discréditable » s’attèlera de son côté à l’apprentissage du « faux-semblant ».
Le « faux-semblant » fait référence à la manière délicate qu’a le « discréditable » de gérer l’information le concernant, cela afin de garder plus ou moins caché son stigmate. Erving Goffman montre la riche palette de possibilités qui s’offre à celui qui souhaite s’y adonner. Celle-ci s’étend du dévoilement complet de l’information à son maintien dans le secret absolu. À cet effet, l’individu dispose de différentes techniques de contrôle de l’information : il peut choisir de dissimuler, voire d’effacer tout signe de son stigmate, employer des « désidentificateurs » (p. 60) grâce auxquels il modifie dans un sens positif le tableau général de sa personne. Il peut également camoufler sa tare sous un autre attribut qui fait l’objet d’un plus grand discrédit.
La personne dont le stigmate n’a pas encore été dévoilé au grand jour peut adapter les informations qu’il communique à propos de son « identité personnelle » en fonction de divers paramètres. Celles-ci sont plus ou moins révélées au regard des endroits où il se trouve, qui peuvent alors être des lieux « interdits », « ouverts » ou « réservés » (p.102), et en fonction de ce que savent déjà les personnes avec lesquelles il interagit. Le monde qui l’entoure est de cette manière divisé en plusieurs groupes : « l’un, nombreux, auquel il ne révèle rien, et l’autre, restreint, auquel il dit tout et dont il espère le soutien. » (p.116) Cette délimitation résulte d’une des grandes préoccupations du « discréditable » : de quelle manière son interlocuteur utilisera-t-il l’information en sa possession ?
Erving Goffman apporte des éléments de réponses à ce sujet : la personne informée aura aussi bien la possibilité de venir en aide à celui qui l’a mise dans la confidence que de le faire chanter grâce aux renseignements dont elle dispose.
Grâce à une approche relationnelle qui constitue le cœur de son analyse, Erving Goffman montre de quelle manière les individus étudiés s’insèrent au sein de réseaux plus ou moins étendus et évoque les effets possibles de ces relations. Le stigmatisé trouve ainsi réconfort et soutien auprès de proches qui peuvent eux-mêmes être porteurs d’un stigmate ou simplement être des « initiés ». Ces derniers sont alors des personnes « normales », sensibilisées d’une manière ou d’une autre au stigmate et qui comprennent intimement la vie des « discrédités ». Il est à noter que la dévalorisation attachée à l’attribut en cause peut rejaillir sur ces proches dans la mesure où le stigmate présente une nature contagieuse et tend inexorablement à se répandre.
La personne qui accepte la marque de son stigmate et se résigne à la place qui lui est dévolue au sein de la structure sociale, peut se raccrocher à son groupe d’appartenance qui, contrairement à la catégorie à laquelle il est assigné, constitue une structure capable d’action collective. (p. 36.) Au sein de ces groupes, certains individus occupent la place de « porte-paroles ». Ces derniers, qu’ils soient ou non « discrédités », peuvent faire du stigmate un véritable objet de lutte. Tout en défendant la cause des « stigmatisés » devant divers publics, ils « se présentent en modèles vivants d’une conquête de la normalité, en héros de l’adaptation, dignes de récompenses publiques pour avoir prouvé que quelqu’un de leur sorte peut être une personne accomplie » (pp. 37-38.).
Erving Goffman expose toute la complexité des effets du stigmate : celui-ci modèle aussi bien les manières de percevoir et de penser des « normaux » que celles des « discrédités ». Ces derniers ont d’ailleurs parfois recours à cette excuse qui justifie les déceptions et les échecs vécus. Le stigmate peut ainsi gangréner l’ensemble d’une existence interprétée essentiellement à travers son prisme.
Erving Goffman expose dans Stigmates différents concepts articulés autour de la notion d’« identité ». Ceux-ci permettent de saisir la manière dont se construisent socialement le stigmate et le processus de classification qu’il implique (« identité sociale »), les effets qu’il exerce sur le contrôle de l’information d’un individu (« identité personnelle »), enfin le ressenti subjectif que cet individu peut avoir de sa situation et de la continuité de son personnage (« identité pour soi »).
Cependant, ces identités sont poreuses, tout comme le sont les catégories de « normaux » et de « stigmatisés » qui se placent sur un même espace et constituent les « deux coupons de la même étoffe » (p.153.). Comme en témoigne d’ailleurs l’ambivalence que peut connaître un individu entre plusieurs groupes. Ainsi, chacun est potentiellement affublé d’un attribut qui, en fonction des circonstances, pourrait le faire basculer dans la mauvaise catégorie.
L’ouvrage d’Erving Goffman a fourni dans les décennies qui ont suivi sa publication des concepts d’une grande valeur scientifique dans l’appréhension sociologique du stigmate. Son influence a dépassé le cadre du champ académique pour offrir à un public élargi des éléments d’analyse qui d’une part ont permis une meilleure compréhension de la stigmatisation et d’autre part ont nourri les campagnes de lutte contre ce phénomène. Il a parfois été reproché à son auteur de s’en tenir à l’échelle de la micro-analyse et de privilégier à cet effet les méthodes de la psychologie.
Toutefois, Stigmates a ouvert la voie à d’autres travaux qui ont développé l’un ou l’autre des aspects simplement esquissés dans l’ouvrage. Il s’est par exemple agi d’envisager le stigmate comme une forme de pouvoir et d’étudier la manière dont son utilisation à l’échelle individuelle, communautaire ou étatique a pu participer à produire ou reproduire des inégalités sociales.
Ouvrage recensé
– Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1975.
Ouvrages d'Erving Goffman
– Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1968 [1961].– Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris, Économica, coll. « Études sociologiques, 2013 [1963].
Autres pistes
– Chapoulie Jean-Michel, La tradition sociologique de Chicago (1892-1961), Paris, Seuil, 2001.– Becker Howard, Outsiders. Études de sociologie de la déviance (1963), Paris, Éditions Métailié, 1985.– Goffman Erving, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, traduction de l’anglais par Liliane et Claude Lainé, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. – Hannem Stacey, Bruckert Chris, Stigma Revisited: Negotiations, Resistance and the Implications of the Mark, Ottawa, University of Ottawa Press, 2011.– Park Robert E., The Crowd and the Public, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1972.