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La fin de l’amour

de Eva Illouz

récension rédigée parCamille Girard-ChanudetDoctorante en sociologie au Centre d’Etude des Mouvements sociaux (EHESS/INSERM/CNRS).

Synopsis

Société

Les relations amoureuses se caractérisent de façon croissante par la volatilité et l’incertitude : elles se terminent souvent plus rapidement qu’elles n’ont commencé, se succèdent voire se superposent sans toujours apporter l’équilibre désiré aux personnes qui les vivent. Eva Illouz analyse ces nouvelles configurations sentimentales à la lumière de l’essor du capitalisme néolibéral, et met en évidence leurs conséquences sociales, en particulier en termes de perpétuation des inégalités de genre. Elle pose enfin des jalons de compréhension de la perte de repères des individus dans une sphère sentimentale dont les normes, autrefois étroitement cadrées, sont en forte évolution.

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1. Introduction

L’amour occupe une place centrale dans les sociétés occidentales contemporaines. Les ressorts de ce sentiment et de ses évolutions ont fait l’objet de nombreuses recherches scientifiques (notamment dans le domaine de la psychologie), tandis que de multiples productions culturelles ont dépeint des histoires d’amour cultes, désormais fortement ancrées dans les imaginaires collectifs.

Dans les faits, la vie sentimentale peut pourtant difficilement être caractérisée par sa simplicité. Loin de l’idéal culturel de romances exclusives vouées à durer toute une vie, les relations amoureuses tendent à se raccourcir et à se multiplier. Elles sont marquées par de nombreuses incertitudes, concernant à la fois le cadre social dans lequel la relation s’inscrit, et la valeur et les objectifs des différents partenaires. En conséquence, les liens romantiques, sexuels et affectifs semblent davantage définis par leur finitude que par leur durabilité : la fréquence des ruptures et des refus d’engagement marque profondément la forme des relations amoureuses contemporaines.

Eva Illouz situe les origines de cette instabilité sentimentale au moment de l’essor du libéralisme, qui conduit dès le XVIIIe siècle à la réduction de l’autorité de l’Église et de la communauté au profit de l’autonomie de la sphère privée, protégée par l’État. L’amour s’affirme progressivement comme élan individuel, indépendant des contraintes sociales et patriarcales. Dans cette perspective, la liberté des choix amoureux et sexuels devient un objet de luttes sociales, en particulier au sein des mouvements féministes et homosexuels au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Ces dynamiques ont entrainé de profonds changements dans la conception des relations sentimentales. Si elles ont été le moteur de grandes avancées sociales, notamment sur le plan de l’émancipation féminine, Eva Illouz ambitionne avec cet ouvrage d’en montrer également les limites. Elle interroge ainsi les ressorts de l’idéal de liberté guidant les relations amoureuses, en mettant en évidence ses liens avec la sphère économique, et ses impacts sur l’organisation de la vie intime des individus et sur les relations interpersonnelles contemporaines.

2. La relation amoureuse : un contrat vicié

Les relations amoureuses sont de longue date appréhendées et construites sur un modèle contractuel engageant deux partenaires. Le déroulement traditionnel de l’établissement des liens conjugaux dans l’époque prémoderne en constitue une représentation typique : les futurs époux, ne se connaissant souvent pas personnellement, sont mis en relation sur la base de motifs pragmatiques d’appariement (respectabilité, situation sociale et économique…). La cour, étape de négociation contractuelle, aboutit à la conclusion d’un mariage, contrat au sens juridique, ayant pour vocation d’assurer durablement l’alliance complémentaire des époux.

Dans l’époque contemporaine, si les termes et les motivations des relations amoureuses ont évolué, celles-ci n’en conservent pas moins leur nature contractuelle. Le fondement de ce contrat a glissé de la nécessité pragmatique et sociale vers l’envie et le consentement des deux partenaires : on est ensemble tant que cette relation nous est bénéfique et que l’on y consent. Les modalités de la relation peuvent être (re)négociées au fur et à mesure (quelle répartition des tâches ménagères, quelle liberté en dehors du couple…). Dès que le consentement de l’un des deux partenaires est retiré, le contrat est annulé et la relation s’arrête.

Le fondement contractuel des relations amoureuses, basé sur l’idée de libre rencontre des volontés des partenaires, intègre pleinement ces liens dans la sphère du libéralisme. Or ce parti-pris, compromettant fortement l’intimité susceptible de se nouer entre deux individus, repose dès l’origine sur un vice. Les co-contractants ne sont pas à-mêmes, comme ils le devraient, d’évaluer individuellement à chaque instant leurs envies et leurs besoins pour les mesurer à ceux de l’autre.

L’entremêlement des subjectivités individuelles biaise profondément le « consentement », catégorie qui ne « tient pas compte de la façon dont, dans certaines conditions, la volonté peut être versatile, confuse, être l’objet de pressions extérieures et d’un conflit intérieur » (p. 213). Le contrat amoureux place donc dès l’origine les individus qui l’établissent dans une position de tension entre leur individualité à défendre contractuellement et la construction à deux d’un être-ensemble collectif.

3. La marchandisation des relations sentimentales

L’encastrement des relations amoureuses dans la sphère du libéralisme en fait une cible de choix pour le capitalisme marchand, en particulier alors que celui-ci se déplace vers les domaines de l’immatériel et de l’émotionnel. Pour les relations sentimentales vécues sur un mode contractuel, les objets de consommation deviennent des « plateformes affectives et sensorielles [permettant la] structuration de l’intimité » entre les partenaires (p. 163). Selon Eva Illouz, l’attachement se construit ainsi de façon croissante autour de pratiques de consommation communes (voyage, restaurant, consommation culturelle…) – qui, si elles ne sont pas partagées, peuvent aussi conduire à une rupture rapide.

Autour de l’amour et de la sexualité se structurent de nombreux secteurs industriels, unissant étroitement ces sphères à celles de la technologie et de la consommation. Les produits proposés à la vente se présentent comme vecteurs privilégiés, voire essentiels, des émotions, qui deviennent de fait des « marchandises émotionnelles » : c’est en souscrivant à un abonnement premium sur Tinder qu’on peut trouver l’amour, c’est en offrant une box week-end en amoureux en Italie qu’on solidifie son couple, c’est en investissant dans une panoplie « tout cuir » que l’on peut améliorer sa vie sexuelle.

La valeur des relations, et des individus qui les entretiennent, tend ainsi à dépendre de façon croissante des pratiques de consommation qui y sont associées. De nouvelles qualités individuelles et identitaires émergent sur cette base. On construit ainsi par exemple son sex appeal (contrairement à la beauté, considérée comme innée) par le biais de marchandises spécifiques comme les vêtements ou le maquillage. Certaines identités sexuelles sont également directement liées à la consommation de biens spécifiques, à l’instar de la « communauté cuir » voyant se chevaucher profil sexuel et profil de consommation.

Si l’identité amoureuse et sexuelle se construit de façon croissante par le biais de marchandises, le choix du partenaire tend également à se dérouler sur un mode consommatoire. Comme le symbolise le fonctionnement des sites de rencontre, les partenaires potentiels sont présentés comme autant d’options concurrentielles aux caractéristiques spécifiques (physiques, centres d’intérêt, formation, salaire…) parmi lesquelles il s’agit de faire le choix optimal. Celui-ci peut sans cesse évoluer et être remis en question sur la base d’opérations de « benchmarking sentimental » (p. 157).

4. Inégalités de genre dans l’amour contemporain

Tous les individus sont loin d’être égaux sur ce marché libéral de l’amour et de la sexualité. Dans le cadre à dominance hétéro-centrée des sociétés occidentales contemporaines, ce déséquilibre place les femmes dans une position particulièrement défavorable. Les tensions auxquelles elles font face, notamment entre affirmation sociale et objectification sexuelle, font se rejouer dans le modèle libéral moderne des inégalités de genre qu’on aurait crues limitées aux cadres conjugaux traditionnels.

Le marché des sentiments et de la sexualité est en effet contrôlé par les hommes. Ce sont eux qui déterminent les standards à partir desquels les femmes peuvent prétendre s’y faire une place : « la féminité est une performance visuelle dans un marché contrôlé par les hommes, destinée au regard masculin et consommée par les hommes » (p.147). L’industrie de la pornographie est représentative de cette domination masculine, qui s’exprime sur les plans tant du financement que de la production ou de la consommation. Les normes établies sur ces marchés contribuent à construire les attentes qui pèsent sur les femmes dans le quotidien de leurs relations amoureuses et sexuelles.

Ces attentes tendent vers une objectification des femmes, liée en particulier à l’importance accordée à leur apparence physique. Cette objectification tend à opposer, pour les femmes, position sociale et position sexuelle. Contrairement aux hommes, dont l’attractivité est renforcée par un statut socialement élevé (ceci expliquant la possibilité offerte aux hommes plus âgés de fréquenter de jeunes femmes), le succès professionnel des femmes ne les rend pas plus attractives. Elles sont ainsi contraintes d’investir doublement si elles souhaitent évoluer simultanément sur ces deux échelles distinctes.

Cette inégalité de genre sur le « marché du sexe et de l’amour » se rejoue à l’échelle des relations elles-mêmes. Les attentes pesant sur les hommes et sur les femmes au sein du couple ne sont pas les mêmes. Alors que les hommes disposent dans leurs relations d’une certaine autonomie liée à la reconnaissance de leur statut social, la majeure partie du travail émotionnel nécessaire au bon fonctionnement de la relation repose sur les femmes, renforçant le poids les injonctions pesant sur elles dans la sphère affective.

5. La « non-relation » comme stratégie de préservation de l’estime de soi

Le cadre individualiste, capitaliste et inégalitaire au sein duquel les relations sentimentales contemporaines se déroulent est à l’origine, selon Eva Illouz, d’une montée de l’insécurité des individus par rapport à la sphère émotionnelle.

Contrairement aux relations traditionnelles dont le cadre était clairement défini (période de cour, puis mariage), les relations contemporaines sont caractérisées par l’autonomisation des domaines de l’affectif, de la sexualité et du mariage. De ce fait, les individus doivent désormais en permanence identifier et adapter le régime d’action sur lequel ils se situent par rapport à leur partenaire, les relations devenant ainsi « contigües, se superposant les unes aux autres, avec des cadres qui se chevauchent et des objectifs flous » (p. 128). Le large éventail de possibilités s’offrant aux individus – du sexe sans lendemain à l’engagement durable–, les place dans une situation de forte incertitude par rapport au registre sur lequel ils évoluent.

Dans ce cadre très individualisé de gestion des relations amoureuses, un objectif très particulier est assigné à ces liens : celui de renforcer l’estime de soi des partenaires. Dès lors que les relations ne contribuent pas au bien-être individuel, leur continuité se trouve menacée. La terminaison des relations est d’autant plus aisée que celles-ci, vécues sur un mode individuel, sont souvent largement désencastrées de la sphère sociale (familiale, amicale…), ce qui permet aux partenaires de s’en détacher moyennant un faible coût social – comme en témoigne la prise d’importance du phénomène de ghosting (disparition pure et simple, sans préavis, de la vie de l’autre).

Ce mode précaire et incertain de déroulement des liens amoureux est qualifié par Eva Illouz de relations « négatives » ou « non-relations ». Caractérisées par l’absence (d’engagement, de certitude, de projection), ces relations sont vécues de façon problématique par les individus. Pris entre de nombreuses injonctions contradictoires (trouver « le bon », préserver sa liberté, définir sa propre valeur, s’engager…), ceux-ci ressentent une importante perte de repères que cet ouvrage vise à expliquer.

6. Conclusion

Dans les sociétés occidentales contemporaines, près de la moitié des mariages se terminent par un divorce. La gestion de la fin d’une relation sentimentale est une expérience courante, souvent vécue à diverses reprises par les individus qui développent un certain savoir-faire à ce sujet. La finitude, l’enchainement et l’enchevêtrement caractéristiques des relations actuelles ont largement été oubliée des analyses faites de l’amour. Ces caractéristiques marquent pourtant profondément la façon dont se construisent aujourd’hui les liens sociaux.

L’ouvrage d’Eva Illouz propose une analyse sociologique de ce phénomène, qu’elle associe étroitement à la diffusion du capitalisme libéral dans la sphère affective. L’organisation des relations sentimentales sous forme d’un marché au sein duquel se rencontreraient librement les volontés individuelles de partenaires potentiels cherchant à maximiser leur estime de soi, contribue à l’accroissement de l’insécurité affective et du désengagement amoureux. Malgré l’apparente égalité des « co-contractants », une telle configuration renforce également les inégalités de genre, dans une sphère économico-affective largement dominée par les hommes.

7. Zone critique

Le positionnement d’Eva Illouz dans cet ouvrage est unique et délicat : il s’agit en effet de critiquer la forme des relations sentimentales contemporaines depuis une perspective anticapitaliste, tout en évitant les écueils de la critique conservatrice. Si Eva Illouz s’intéresse aux revers du libéralisme, ce n’est pas pour s’élever contre les avancées que cette idéologie a permis en termes sociaux (notamment en termes de droit des femmes), mais pour se donner les moyens de penser les limites d’un modèle de pensée en passe de devenir hégémonique. La critique de la liberté sexuelle et affective n’est pas aisée, mais cet ouvrage parvient à convaincre de la nécessité de se doter d’outils de réflexion contre l’emprise croissante du capitalisme dans les sphères de l’intime.

La fin de l’amour repose pour répondre à cet objectif sur un matériau empirique riche, constitué de reproduction de nombreux extraits de site internet, d’émissions télévisées, d’articles et surtout d’entretiens, qui en font un ouvrage formellement original et dense, au-delà de son indéniable apport intellectuel.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Eva Illouz, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Paris, Éditions du Seuil, coll. « la couleur des idées », 2020.

De la même autrice – Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Points, coll. « Essais », 2014.– Les marchandises émotionnelles, Paris, Premier Parallèle, 2019.

Autres pistes – Michel Bozon, Pratique de l’amour. Le plaisir et l’inquiétude, Paris, Payot, 2018.– Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, Paris, Éditions La Découverte, 2012.

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