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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Pourquoi l'amour fait mal

de Eva Illouz

récension rédigée parCéline MorinMaître de conférences à l'Université Paris-Nanterre, spécialiste de la communication et des médias.

Synopsis

Société

Du bonheur passionnel au vide existentiel, de la joyeuse légèreté à la tristesse sans fond, il semble n’y avoir qu’un pas que l’amour fait franchir rapidement. La prolifération, ces dernières décennies, d’ouvrages, d’émissions, de chansons et de films en tout genre sur les problèmes amoureux témoigne bien des insécurités et des angoisses que le champ social de l’amour suscite chez les individus aujourd’hui. L’amour n’est pas un espace pur et neutre mais le lieu de tensions économiques et sociales, en particulier genrées, dans lesquelles nous ne sommes pas tous égaux.

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1. Introduction

Qu’il s’agisse d’une pique lancée lors d’une dispute ou d’une séparation nous laissant le cœur brisé, chacun sait combien l’amour peut faire mal. Dans ce livre, Eva Illouz part de ce constat très individuel, très concret, pour remonter aux causes de ces souffrances et en interroger les logiques sociales.

Pour montrer « pourquoi l’amour fait mal », la sociologue cherche à identifier ce qui, dans nos relations contemporaines, va mal. Les logiques capitalistes, en particulier néolibérales, ont fait primer dans l’amour la valeur de la liberté en laissant de côté celle de l’éthique, de sorte que les rapports d’offre et de demande, ainsi que de rareté et de surplus, dominent les relations amoureuses.

Il est pourtant contre-productif d’imaginer que l’expérience simplement libertaire de l’amour et de la sexualité produira l’égalité de genre. La question des devoirs que nous avons les uns envers les autres est bien plus urgente.

2. Aux origines de la souffrance amoureuse

C’est par une double redéfinition qu’Eva Illouz démarre son examen de l’amour dans les sociétés modernes du capitalisme. La première mise au point est faite à l’égard de la tradition psychanalytique.

Contrairement à l’idée, largement diffusée par Sigmund Freud, qui voudrait que les échecs amoureux soient le résultat d’enfances dysfonctionnelles et de psychismes blessés, Eva Illouz défend que les causes de la souffrance amoureuse ne sont pas de l’ordre d’une psychologie fermée sur elle-même, mais d’une articulation avec des institutions et des rapports sociaux. L’amour lui-même a pour terreau le monde social et culturel dans lequel il est mis en scène, effectué, continué ou interrompu… À preuve, la variation tant géographique qu’historique des formes qu’il prend.

Dans un deuxième temps, la sociologue s’inscrit en faux contre l’idée selon laquelle l’amour serait la condition sine qua non du bonheur : inspirée par les travaux féministes, elle rappelle que l’amour romantique, qui promeut la rencontre prédestinée d’âmes sœurs complémentaires, n’a rien de transcendant ni de naturel mais est une idéologie qui défend la division de l’humanité entre hommes et femmes – aux premiers revenant le droit d’être aimé inconditionnellement ; aux secondes échéant l’injonction d’aimer, de prendre soin de l’autre, de le nourrir émotionnellement. Or ce modèle romantique de l’amour, somme toute assez récent dans l’histoire de l’humanité, s’est considérablement affaibli durant ces 40 dernières années : les femmes sont de moins en moins portées vers l’amour sacrificiel.

Le problème est que, historiquement, ces deux présupposés ont eu pour conséquence d’empêcher une compréhension efficace des difficultés émotionnelles et sexuelles, qui sont vécues par les individus et qui occupent tant de discussions. Or, compris comme un rapport social et non plus comme une émanation de la santé mentale ou comme le Saint Graal du bonheur, l’amour peut enfin être saisi dans les inégalités qu’il produit et reproduit. Pour Eva Illouz, trois éléments doivent être analysés pour comprendre l’amour moderne : les transformations majeures ont eu trait ces dernières années aux sources de la volonté, de la reconnaissance et du désir. Or, face à ces défis, nous ne sommes pas tous égaux.

3. Misère émotionnelle, économie des sentiments et inégalités de genre

Si l’amour fait mal, c’est parce qu’il a trait à des pans cruciaux de notre existence. Quelles sont les causes institutionnelles de ce que l’on pourrait appeler la misère émotionnelle contemporaine ? L’amour renvoie en fait à la façon, dit Illouz, dont notre moi dépend des institutions, elles-mêmes produites par des rapports économiques et des rapports de genre.

Or des mutations fondamentales ont eu lieu au cours de la modernité dans notre rapport à l’amour : l’investissement dans la relation amoureuse, la vulnérabilité, l’estime de soi ou encore les désirs sexuels et affectifs ont tous été reconfigurés à mesure que nous sommes entrés dans une société de libération amoureuse, où l’individu est jugé seul responsable de son parcours émotionnel.

D’un côté, il n’est pas répétitif de dire que les individus sont désormais individualisés, au sens où ils sont devenus bien plus indépendants de leurs familles, en particulier de leurs parents : la conséquence est un investissement fort dans les relations dites « électives ». Dans les domaines amoureux et sexuels, les choix personnels ont priorité. D’un autre côté, l’économie s’est diffusée dans toutes les strates de l’amour pour le reconfigurer de l’intérieur : les rapports sociaux se sont « économicisés » en même temps que les injonctions capitalistes sont devenues omniprésentes dans les identités et les émotions, où le vocabulaire de l’économie prévaut désormais (ainsi évoque-t-on les « capitaux » des individus sur le « marché » de l’amour).

L’amour contemporain repose sur un « régime d’authenticité émotionnelle », où les individus sont priés d’identifier avec justesse les émotions qu’ils ressentent à l’égard de leur partenaire. Les questions que se posent les individus dans ces régimes communicationnels sont infinies : est-ce bien de l’amour ? N’est-ce que du désir ? Suis-je en train d’instrumentaliser autrui, en vue de mon seul plaisir ?

Ce que nous partageons est-il sincère ? Ces questions sont pour la plupart infondées, car elles sous-entendent que les sentiments préexistent et président à l’expérience amoureuse, et qu’il serait du devoir de l’individu correctement épanoui d’en révéler la véritable nature. Or le processus est inverse : la relation amoureuse se construit dans des valeurs et des morales socialement déterminées, qui déclencheront ou non une réponse émotionnelle.

4. La « grande transformation » de l’amour

Le sociologue Karl Polanyi suggérait qu’une « grande transformation » avait eu lieu au XXe siècle, caractérisée par le « désencastrement » de l’action économique par rapport au reste de la société. Cela avait pour objectif de promouvoir l’économie comme une action autonome, à l’œuvre dans des marchés autorégulés. Cette « grande transformation » a produit une redéfinition profonde de l’économie, qui est alors devenue le plus large contenant du monde social.

Eva Illouz défend l’idée selon laquelle un processus somme toute similaire aurait touché l’amour romantique : le romantisme aurait historiquement « désencastré » les décisions amoureuses individuelles de l’ensemble de la société, y compris des enjeux moraux, pour les repositionner sur le marché autorégulé de la rencontre amoureuse.

Cette grande transformation de l’amour promulgue des critères spécifiques : d’abord, l’intimité émotionnelle et la compatibilité psychologique visent à rendre complémentaires et familières des personnalités pourtant très individualisées ; ensuite, une désirabilité importante demande à l’individu convoité d’être « sexy » sans qu’il y ait de rattachement avec le monde des valeurs et de la morale.

La sexualité devient, au passage, un marché à part entière, lui-même désencastré du monde affectif, où les individus doivent développer des compétences durables. La liberté sexuelle est au fond un piège dans lequel sont tombés les combats féministes, qui miment des comportements masculins sans accéder pleinement à l’épanouissement promis.

Le consumérisme capitaliste y est à l’œuvre, armé de redoutables industries. Celles de la cosmétique et du textile, tout d’abord, qui vendent un développement personnel de la beauté. Celle-ci n’est plus morale mais dépend de biens de consommation (crèmes, parfums, maquillage et vêtements en tout genre) qui déterminent l’attractivité sexuelle et donc la valeur sociale de l’individu. Les industries médiatiques, ensuite, qui abreuvent les individus de représentations aussi parfaites que truquées du corps humain.

Les thérapeutes, voire la psychologie clinique, ont aussi été cruciaux dans la définition de la sexualité comme nécessaire au bien-être. Dans l’industrie du management, enfin, les discours rabattent en permanence la responsabilité du succès sur la simple motivation individuelle, sans véritablement considérer les inégalités sociales.

5. Phobies de l’engagement

Alors que la liberté s’affirme de façon croissante comme une condition non négociable des relations amoureuses et, plus largement, de l’épanouissement individuel, Eva Illouz rappelle les effets secondaires de cette nouvelle priorité. La liberté comme but ultime de nos pratiques amoureuses conduit à de nouvelles détresses : instabilité relationnelle, insécurité affective et fréquents sentiments d’insignifiance sont désormais notre lot à tous, avec des dommages considérables sur le plan de l’estime de soi et de la confiance en l’autre.

Si la liberté gagnée dans le champ politique par les minorités a été protégée institutionnellement (par exemple, la liberté pour les femmes de gérer leurs économies, de travailler, de voter…), la liberté amoureuse et sexuelle n’est, elle, encadrée par aucune entité, pas même morale ou éthique.

La prédominance de la liberté mène à ce que certains nomment désormais la « phobie de l’engagement », engagement pourtant essentiel à la construction de relations amoureuses saines. Le problème est que ces enjeux sont, en amont, déterminés par des relations sociales particulièrement inégalitaires sur le plan du genre. Hommes et femmes ne sont pas à égalité lorsqu’il s’agit de défendre la liberté individuelle dans l’amour, voire de pratiquer des relations libres. De fait, l’émancipation sexuelle des femmes retombe bien souvent dans le piège de la domination masculine. Les femmes miment des comportements masculins, sans jamais repenser pleinement la structure inégalitaire qui sous-tend ces choix individuels.

De surcroît, Eva Illouz avance que c’est la conception entière de l’intimité qui demande à être prise en considération. Certes, la phobie de l’engagement relève d’inégalités sociales plus larges. Certes, l’apprentissage est puissant et structurant lorsque, dès le plus jeune âge, les filles sont amenées à s’investir corps et âme dans les relations sociales et les garçons à savoir s’y soustraire selon leurs propres intérêts.

Mais pourquoi, interroge Eva Illouz, l’intimité est-elle invariablement perçue comme naturelle et souhaitable ? Pourquoi marquons-nous du sceau de l’anormalité les individus qui ne souhaitent pas entrer dans le régime intime ? L’engagement amoureux relèverait en fait des « structures d’opportunité », lesquelles conditionnent les effets d’attachement.

6. Le mythe de la liberté émotionnelle

Qu’il s’agisse des rencontres sexuelles ou de l’architecture sociale du romantisme, le choix s’est diffusé dans l’ensemble des relations. Mais l’idéologie du choix libre est un mythe, en ce qu’il intègre tout un ensemble de déterminations sociales, affectives et cognitives, ainsi que d’évaluations permanentes de nos propres émotions.

On devine aisément la pression psychique que subissent, dans ces conditions, les individus sur le marché amoureux et sexuel, une pression injuste en ce que l’amour et la sexualité ne relèvent pas tant de choix que de déterminations sociales. Eva Illouz propose de nommer « dérégulation des mécanismes de choix » cette individualisation extrême des rapports amoureux et cette déresponsabilisation morale du reste de la société dans leur constitution.

Cette dérégulation résulte de trois phénomènes. D’abord, la redéfinition des possibilités offertes aux individus : envisager des partenaires sur une large palette de choix est désormais la norme, tant dans le champ du réel (avec qui on est) ou de l’imaginaire (avec qui on voudrait être) que des interactions entre réel et imaginaire (avec qui on est mais comment on voudrait que notre partenaire soit).

Ensuite, les individus sont désormais soumis à de lourds processus d’introspection, dans lesquels ils sont priés d’évaluer l’ensemble de leur existence et de leurs sentiments. Enfin, l’individualisme généralisé enjoint à chacun non seulement de se considérer comme un pur individu s’adressant à un autre pur individu, mais devant, de surcroît, produire chez le partenaire un consentement renouvelé par la production continue d’émotions.

Au-delà des grandes difficultés que ces phénomènes posent à l’individu, le changement historique est majeur : nous sommes passés de sociétés articulées autour de liens forts à des sociétés organisées autour d’individualités souples. L’opérateur de cette bascule historique est un désir profondément remodelé. L’accumulation des choix produit mécaniquement deux effets. D’abord, une réduction du désir individuel : la multiplication des points de comparaison rend plus facile l’abandon libidinal.

Ensuite, la montée d’attitudes procédurières : l’auto-évaluation permanente mène à l’établissement de règles souveraines et abstraites, inadaptées aux contextes relationnels. La conséquence est que les individus investissent de façon radicale les sphères de l’imaginaire pour assouvir leurs désirs, au détriment des relations concrètes.

7. Conclusion

Répondre à la question de savoir « pourquoi l’amour fait mal » ne peut se faire qu’en comprenant le passage de nos sociétés à la modernité.

L’ouvrage proposé par Eva Illouz soutient que l’économie néolibérale s’est diffusée dans toutes les strates de l’affectivité, venant remodeler l’ensemble des champs amoureux et sexuels. Les logiques capitalistes ont, dans ce processus, participé à redéfinir la valeur des individus sur le marché de l’amour, où la compétition est plus rude que jamais, aidée par la libéralisation des mœurs. Dans cette refonte néolibérale, les luttes féministes ont certes permis de redonner du pouvoir aux femmes, elles qui étaient historiquement opprimées dans la sphère privée.

Toutefois, elles restent largement dominées sur le plan de l’émotion : c’est, non seulement, toujours aux femmes qu’échoit le soin d’autrui, mais elles sont désormais enjointes de performer, comme les hommes, un détachement dans une liberté amoureuse voire sexuelle toute piégeuse.

8. Zone critique

Si Eva Illouz identifie avec finesse les coûts contemporains de relations amoureuses de plus en plus insécurisées, voire marchandisées dans des sphères comme Internet, il est légitime de s’interroger sur les gains qu’en ont tirés historiquement les individus.

À bien des égards, Pourquoi l’amour fait mal met à distance la manière dont l’amour apporte aussi joie et estime de soi, dont il est investi par les individus, et le rôle qu’il joue dans la production de relations sociales. Le pessimisme latent de l’ouvrage provient de son insistance à comprendre les mutations sentimentales à l’aune du capitalisme, où l’amour ne serait plus qu’une marchandise comme les autres : précaire, consommable, jetable.

D’autres études, comme celles menées en France par Jean-Claude Kaufmann ou François de Singly, suggèrent pourtant qu’à côté de cette libéralisation amoureuse aux dimensions certes angoissantes, émergent des libertés amoureuses inédites, plus respectueuses des envies et désirs des individus.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2012.

De la même auteure– Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.– Happycratie : comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (avec Edgar Cabanas), Paris, Premier Parallèle, 2018,

Autres pistes– Zygmunt Bauman, L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2010.– François de Singly, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Armand Colin, coll. « Individu et société », 2016.– Jean-Claude Kaufmann, L’Étrange histoire de l’amour heureux, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2010.

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