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Les Dépossédés de l’open space

de Fanny Lederlin

récension rédigée parCatherine Piraud-RouetJournaliste et auteure spécialisée en puériculture et éducation.

Synopsis

Société

De l’aide-soignante au livreur à vélo, en passant par l’agente d’entretien ou le start-upper, autant d’esclaves des nouvelles modalités de travail issues de la digitalisation, de la robotisation et des méthodes actuelles de management. L’emprise de ce « néotravail » s’étend désormais du bureau au domicile, explosant les limites de notre open space. À la clé, des « néotravailleurs » dépossédés de la valeur de leur travail mais aussi de leurs capacités à créer, à nouer du lien humain, à exercer leur esprit critique. Comment peuvent-ils reprendre les rênes de leur travail ?

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1. Introduction

Une idée reçue communément admise, et soigneusement entretenue par les dirigeants de nos sociétés actuelles : on travaillerait mieux aujourd’hui qu’hier. Dans un monde dominé par les activités tertiaires, l’individu serait plus libre, plus épanoui, mieux reconnu aussi que dans l’ère agraire ou industrielle. Ne peut-on pas, même, travailler de chez soi, loin des open spaces bruyants et impersonnels ?

À y regarder de plus près, rien n’est moins vrai. Les travers de la technologie et les excès des politiques managériales ont fait de ces nouveaux environnements de travail les parangons de l’aliénation et de l’exploitation. Et des « néotravailleurs » le prolétariat du XXIe siècle, encore plus démuni que celui des siècles précédents.

C’est ce que démontre la philosophe Fanny Lederlin dans cet ouvrage, en s’appuyant sur les figures de Simone Weil, d’Hannah Arendt et, bien sûr, de Karl Marx.

2. Le néotravail, une nouvelle aliénation professionnelle

Une nouvelle forme de travail étend son emprise sur nos vies : le « néotravail ». Un néologisme qui trouve sa source dans la « révolution ultralibérale » menée dans les années 1980 par des dirigeants comme Ronald Reagan et Margaret Thatcher. L’expression désigne les transformations radicales des modes de production et des modes de vie survenues à partir des années 1950 avec l’essor de la robotique et de l’informatique. Depuis la fin des années 1990 et l’émergence d’Internet, de nombreux observateurs parlent aujourd’hui d’une « quatrième révolution industrielle ».

Le digital labour recouvre une multitude d’activités et différentes modalités de travail. Le sociologue français Antonio A. Casilli en distingue trois. Primo, le travail digital à la demande – celui des plateformes d’intermédiation du type Uber, Airbnb ou Deliveroo. Secundo, le micro-travail, qui permet aux usagers du Web de gagner de l’argent en aidant les plateformes à optimiser leurs services. Tertio : le travail social en réseau – celui que nous pratiquons lorsque nous postons un contenu sur Facebook (mail, commentaire, photos, vidéos ou encore « likes ») ou que nous signalons une avarie sur une application.

Il y a vingt ans, certains imaginaient que les progrès de l’automatisation allaient faire rimer travail du futur avec lendemains radieux. Aujourd’hui, ces lendemains déchantent. Avec le progrès technologique, le travail en tant qu’activité productive était censé disparaître, les hommes étant remplacés par les robots. Or les progrès de la robotique sont plus lents que prévus. De fait, ce n’est pas le scénario d’un remplacement du travail humain qui semble se réaliser, mais plutôt celui de la coexistence entre travail humain (éboueurs, agriculteurs, femmes de ménage…) et travail robotisé.

Qui plus est : tout le temps que les robots nous libèrent, nous l’employons à… travailler. Car les machines nous imposent en réalité de nouvelles corvées, mobilisant un peu moins notre corps, mais davantage notre esprit. Ainsi, il semblerait que le travail humain soit en fait appelé à s’étendre, pour servir les robots.

3. Une forme de travail dégradé, aux multiples méfaits

Le néotravail est une forme de travail dégradé, le « travail à la tâche » ou à la « mission ». Généralement présenté comme une innovation libératrice pour les travailleurs, qui auraient désormais l’opportunité de « devenir leur propre patron », il cumule, dans les faits, une succession d’effets pervers.

D’abord, il entérine le retour du « salaire aux pièces » face à l’ancien « salaire au temps ». Une forme de rémunération qui dépend strictement du rendement, ce qui incite les travailleurs à s’exploiter eux-mêmes pour que leur effort soit mieux payé. Sans compter l’exploitation possible de travailleurs par d’autres, via la sous-location de prestations. Le néotravail entérine aussi l’atomisation sociale et mondaine du travail (disparition progressive des notions d’emploi, de métier ou de savoir-faire).

Par ailleurs, le néotravail sape le droit du travail. Les acteurs de l’économie numérique sont champions du contournement des réglementations nationales et supranationales relatives à la fiscalité des entreprises. De plus, au nom de la sacro-sainte « flexibilité », ils font éclater les formes traditionnelles d’emploi, qui assurent aux salariés la stabilité d’un revenu et l’encadrement de règles négociées. Ils poussent leurs « usagers » à s’établir en tant que travailleurs indépendants et à adopter le statut d’entrepreneurs ou de freelance.

Le néotravail a encore d’autres conséquences. Les mutations technologiques dissolvent les frontières entre les sphères professionnelle et privée : « En fait, la disparition d’une partie du travail coïncide avec sa diffusion dans les moindres recoins de nos vies », pointe l’auteure (p.48). Il consacre l’avènement d’une époque où il s’agit de nettoyer sans relâche un monde débordant de déchets (matériels, immatériels – comme des commentaires injurieux sur Internet – et humains). Il bipolarise le marché de l’emploi, avec, d’un côté, un petit nombre d’emplois très qualifiés à rémunération élevée et, de l’autre, des emplois de services peu qualifiés, précaires et à rémunération faible. Il entraîne une déresponsabilisation généralisée et une perte d’autonomie de pensée, des plus précaires aux cadres dirigeants.

Mais aussi une confiscation du sens et une vraie dégradation existentielle, puisqu’il est composé de « micro-tâches » cycliques, répétitives et sans fin. Bref, le néotravail menace notre rapport à la nature, aux autres, à nous-mêmes et au monde.

4. Les néotravailleurs, des prolétaires 2.0

Les travailleurs de notre ère technologique se divisent en deux catégories : les travailleurs du clic et ceux du soin. On y trouve notamment les femmes de ménage et les modérateurs de réseaux sociaux, ou « nettoyeurs du web », qui représentent « la quintessence, l’idéal-type du travailleur au XXIe siècle » (p.181). Ces deux typologies ont en commun d’être peu visibles, peu reconnues socialement et de concerner de plus en plus de travailleurs. Mais aussi de représenter, trop souvent, des populations sous-traitées et sous-payées, que ce soit dans les services généraux, les services après-vente, l’assistance informatique, la sécurité, le nettoyage ou encore le médico-social.

Tous ces profils de travailleurs ont aussi en commun d’exécuter en continu des tâches dites « non productives » et déqualifiées. Et de souffrir d’une précarisation financière et sociale croissante.

Autre caractéristique : privés d’espace tangible pour travailler, d’une entreprise ou d’un métier précis, tous sont progressivement nomadisés, physiquement et psychiquement. Ce qui les prive de cet « enracinement » dont la philosophe Simone Weil avait pointé le caractère essentiel pour l’âme humaine. Parfois même, ce sont des travailleurs qui s’ignorent, tant le système est efficace à faire passer le travail pour un divertissement ou un loisir. Sur YouTube par exemple, les producteurs de contenus sont nommés « hobbyistes », amateurs ou bénévoles. Ce qui permet de ne pas ou très peu les rémunérer, tout en les exhortant à s’investir sans compter. Avec la menace du burn-out.

Tout en bas de l’échelle, on trouve les hommes et les femmes qui accomplissent la part la plus invisible et la plus harassante du travail du soin : entretien domestique, collecte des poubelles, nettoyage des entreprises ou des espaces publics, ou encore soins aux personnes âgées. Un dernier profil de travailleurs invisibilisé et parfois méprisé, alors qu’il a en charge la vie même. Les mutations du travail tendent à automatiser les tâches des soignants et à les évaluer de manière quantitative et statistique, dans une logique purement productiviste. Ce qui décorrèle leur métier de son sens – l’« humain » – et s’oppose frontalement à la notion de soin qui, par essence, prend du temps et ne devrait pouvoir se quantifier.

5. Une prolétarisation sans classe

Selon l’auteure, nous serions en train d’assister à une actualisation de la lutte des classes avec, dans le rôle du capital, les propriétaires de données jaloux de leurs connaissances et de leur savoir, et dans celui du prolétariat, les « tâcherons » sans qualification. « Lâché dans la ville avec son téléphone portable, le tâcheron est un prolétaire sans liens, un prolétaire sans classe », décrypte Fanny Lederlin (p.44). Non seulement la classe ouvrière a décliné quantitativement, mais la charge révolutionnaire qu’elle portait et l’alternative globale qu’elle représentait à l’organisation de la société ont, elles aussi, disparu.

Non contents d’être prolétarisés, nous nous laissons domestiquer. En coupant le lien symbolique et identitaire qui reliait leurs salariés à la société pour leur imposer en contrepartie celui qui les lie à elles-mêmes, les entreprises ont installé un monde décomposé, fait d’individualisme et d’indifférence aux autres, dominé par les valeurs de performance et de réussite personnelle, fondamentalement clivantes. Cette nouvelle organisation du travail entraîne par ailleurs une totalisation des esprits qui coupe les travailleurs de leur bon sens et de leur singularité, rendant possible leur endoctrinement.

Une pratique managériale, en particulier, va dans ce sens : l’essor, depuis les années 1990, de la communication corporate, qui vante les mérites sociétaux et durables des entreprises. Cette technique se révèle extrêmement pertinente pour s’assurer, outre l’adhésion de l’opinion, l’enrôlement et la docilité des travailleurs. « En substituant la cause de l’entreprise à toute autre voie d’exploration de sens – telles la solidarité corporatiste ou les luttes sociales –, la sur-humanisation du travail court-circuite les processus de formation d’une conscience collective et même d’une volonté politique propres aux travailleurs », estime l’auteure (p.143). Cet engagement domestiqué est également très efficace pour déporter sur les consommateurs-citoyens le poids des responsabilités environnementales. L’éthique individuelle – ou « petite éthique » – se substituant à l’action politique comme mode d’agir collectif.

6. Contre le néotravail, promouvoir un « bricolage » éthique et collaboratif

Hegel, Simone Weil, Marx… La philosophie, de longue date, a fait du travail un sanctuaire, essentiel à l’équilibre, à la liberté et à la dignité de l’homme. Encore faut-il qu’il soit bien compris.

Pour se défaire de l’emprise du néotravail, il faut oser y réfléchir, non pas individuellement, au cas par cas et sur un plan dit éthique, mais globalement et sur un plan critique. Premier pas ? S’affranchir du consentement volontaire à la servitude. Pour ce faire, on peut refuser de manière biaisée, ou s’exécuter a minima ; pratiquer une soumission déférente ; utiliser le « je » et non le « on » pour afficher sa singularité ; ou encore, renoncer à utiliser la « langue du travail ».

À plus long terme, Fanny Leberlin suggère de substituer à la logique productiviste la « logique du bricolage ». Un concept qui consiste à assembler des éléments déjà existants pour en faire apparaître de nouveaux. Il s’agirait d’opter pour un renoncement, dans l’organisation du travail, à toute forme de « programmation » puisque, contrairement à l’ingénieur, le bricoleur n’a pas de projet arrêté. Et de s’orienter vers un mode de production fondé sur le recyclage (économie circulaire), qui permettrait de rétablir une forme d’harmonie entre l’activité humaine et la nature. Mais aussi de faire travailler avant tout les gens en place ; ne pas viser de résultats univoques et définitifs, mais se contenter de solutions contingentes et provisoires.

Ce bricolage d’un nouveau genre pourrait apparaître comme l’une des voies par lesquelles les travailleurs pourraient faire advenir une « société écologique ». Dans une telle société, à la défense de la propriété privée doit se substituer le paradigme des « communs » – c’est-à-dire un « faisceau de droits ». Et les principes du productivisme et du consumérisme, laisser place à ceux de la récupération et de la sobriété.

Favorisant l’entraide, l’échange et le dialogue, la coopération se présente comme un moyen très efficace pour lutter contre l’individualisation, la désocialisation et l’atomisation des travailleurs. Les travailleurs employés par certaines coopératives, qui déjà expérimentent des méthodes alternatives de travail et de partage du capital, pourraient constituer l’avant-garde d’un tel mouvement. À condition d’ancrer fermement la démarche dans le droit du travail, seul garant de la réalité et de la pérennité des conditions matérielles offertes aux travailleurs.

7. Conclusion

Fanny Lederlin appelle de ses vœux un travail qui retrouverait ses vertus médiatrices, socialisantes, subjectivantes et émancipatrices, un « écotravail » qui se substituerait au néotravail. Contribuant à l’avènement d’une société plus juste et plus viable : une « société écologique ». Laquelle pourrait être la source d’une autre croissance, vitale, fertile et limitée, issue d’un rapport de coexistence et de coopération entre les travailleurs, l’humanité et la nature. Cent ans après Karl Marx, il semble plus que jamais pertinent de considérer le travail comme le lieu d’où nous pourrions changer le monde.

Non plus par la mobilisation révolutionnaire des travailleurs, en vue du renversement radical du capitalisme, mais via un sabordage discret, minutieux et constant de l’ordre économique et social actuel. Objectif : permettre aux néotravailleurs de reprendre possession de leur travail et de leur vie.

8. Zone critique

Ressorts totalitaires du jargon d’entreprise, effets désocialisants du travail à la tâche, fragilisation du droit du travail, dégradation environnementale et existentielle provoquée par les pratiques d’externalisation… Fanny Lederlin dresse un réquisitoire implacable contre ce néotravail souvent porté aux nues comme le summum de la modernité, mais qui nous dépossède de nous-mêmes, des autres, de la nature et du monde.

On pensait le marxisme mort et enterré, la philosophe le déterre et le dépoussière méticuleusement, et, miracle ! les principes du « vieux Karl » s’adaptent parfaitement aux travers de notre société technologique. Pour les solutions, en revanche, l’auteure va plutôt chercher du côté des formes de coopération post-modernes, notamment permises par les réseaux sociaux. Une synthèse audacieuse, pour oser penser un « monde d’après » qui n’irait pas dans le mur.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Fanny Lederlin, Les Dépossédés de l’open space. Une critique écologique du travail, Paris, PUF, 2020.

Autres pistes– Benoît Berthelot, Le Monde selon Amazon, Paris, Le Cherche midi, 2019.– Barbara Cassin (dir.), Derrière les grilles. Sortons du tout-évalution, Paris, Mille et Une Nuits, 2014.– Jonathan Curiel, Vite !, Paris, Plon, 2020.– Karl Marx, Le Capital, Independently Published, 2020.– Jeremy Rifkin, La Fin du travail, Paris, La Découverte, 2006 [1995].

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